2011 – Une anthropologie impliquée (2) : réflexivité des acteurs et fonction d’accompagnement des sciences sociales

(Vers une socio-anthropologie des interventions de développement comme action publique, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, pp. 121-124)

Dans les sociétés modernes, comme l’a montré Giddens, la réflexivité des acteurs fait que les sciences sociales ont un effet sur la société, à travers la façon dont leurs questionnements et leurs résultats sont transmis (directement ou indirectement via diverses intermédiations), appropriés, réinterprétés. Dès lors, pour Castel, « le sociologue doit rendre des comptes à l’ensemble de ses concitoyens, et pas seulement à ses institutions officielles de contrôle et à son groupe de pairs » (Castel, 2004 : 69) et toute sociologie doit partir de, et revenir à, la demande sociale, à condition de lui donner une définition élargie de « système d’attentes de la société à l’égard des problèmes quotidiens qui la sollicitent aujourd’hui » (idem : 70) et, pourrait-on ajouter, de ne pas réifier ces attentes et de reconnaître que les chercheurs sont « de plus en plus impliqués eux-mêmes dans l’élaboration de la « demande sociale » à laquelle ils se proposent de répondre » (Sebillotte, 1996, cité par Hubert, 2005 : 136).

Cette prise en compte des « attentes » (formulées de façon explicite ou interprétées/construites par le sociologue ou l’anthropologue) est d’autant plus importante que l’accès au terrain suppose, de façon croissante, une négociation avec les acteurs concernés. Ceci est une réalité de longue date pour la sociologie, que ce soit la sociologie des organisations et des entreprises, ou la sociologie des sciences ou la sociologie ou l’anthropologie de certains groupes sociaux. C’est, de plus en plus le cas pour les « objets » classiques de l’anthropologie : on voit en effet de nombreux cas où certaines élites de sociétés locales « indigènes » mobilisent la connaissance anthropologique (ou du moins leur lecture de la connaissance anthropologique) au service de leurs stratégies politiques ou d’affirmation identitaire (Albert, 1995) et posent des conditions de travail à l’anthropologue.

On le voit, cette question de la « demande sociale » ou des « attentes de la société » par rapport aux sciences sociales est complexe. Ces attentes n’existent pas par elles-mêmes et sont toujours construites, médiatisées par des acteurs, élites locales et acteurs externes. Elles sont l’objet de formulations contradictoires. Dans les problèmes de développement, les « attentes de la société » par rapport aux sciences sociales sont à plusieurs niveaux. En première analyse, et de façon grossière, on peut identifier et distinguer :

–          celles des populations qui sont concernées par les projets et les politiques de développement, en tirent profit ou les subissent. Connaissant mal la recherche, elles n’ont pas toujours d’attentes explicites (qui peuvent de plus varier selon les « groupes stratégiques » au sein de l’espace social concerné[1]). Elles sont le plus souvent implicites, et non exprimées, en particulier face à des intervenants externes qu’il faut séduire pour pouvoir bénéficier de leur aide. Elles peuvent aussi être explicites lorsque des organisations paysannes, des associations de quartier, des organisations régionales, cherchent à affirmer leur identité, revendiquent des droits, protestent contre des politiques ou des projets et attendent des chercheurs un appui intellectuel ou une caution à leurs revendications ;

–          celles des autorités politico-administratives qui cherchent des réponses à leurs questions ou veulent légitimer leurs actions, sont souvent méfiantes vis-à-vis de la capacité critique de la recherche et tendent à l’instrumentaliser au service de leurs politiques ;

–          celles des acteurs de l’aide (nationaux et internationaux) qui sont dans un rapport variable aux réalités locales, qui ont eux-aussi une certaine méconnaissance et méfiance par rapport à la recherche.

Au sein de ces deux derniers groupes, certains ont une attitude réflexive, et cherchent selon les cas à mieux comprendre les réalités dans lesquelles ils interviennent ou à trouver des occasions de prise de recul sur ce qu’ils font et les logiques auxquelles ils participent.

L’anthropologie a le plus souvent cherché à répondre aux attentes des populations, à travers sa tradition critique, en approfondissant la connaissance des dynamiques sociales, et mettant en avant les contradictions des politiques et des projets, leur méconnaissance des réalités, leurs objectifs cachés, leurs effets pervers[2]. Au-delà de la production de connaissances, certains anthropologues se mettent volontairement au service des groupes sociaux qu’ils étudient. Certains anthropologues américains considèrent que le plaidoyer et l’activisme sont des conditions de légitimité du travail anthropologique (Low et Merry, 2010), ce qui devient problématique en termes de distance.

L’anthropologie a souvent rejeté, ou vu avec grande méfiance les autres (les demandes des acteurs de l’action publique, autorités politico-administratives et acteurs de l’aide), ou au contraire est tombée dans une conception fonctionnaliste et instrumentale, comme celle de Michaël Cernea (1999). De fait, les attentes des acteurs de l’action publique, lorsqu’elles existent, sont nécessairement ambigües, mêlent à des degrés divers dimension instrumentale (des sciences sociales au service de leurs propres objectifs) et dimension réflexive.

De Singly identifie deux fonctions de la sociologie, une fonction de dévoilement (qui met à jour les rapports de domination, les argumentaires de légitimation, les effets pervers d’une politique, etc.) et une fonction d‘accompagnement, qui permet aux acteurs de mieux penser leur situation[3]. Dans cette conception, l’utilité de la recherche en sciences sociales pour les acteurs sociaux est double :

–          elle leur permet, par des médiations diverses, de mieux comprendre le monde, leur propre position, les déterminations qu’ils subissent, les logiques globales auxquelles ils participent ;

–          elle offre un regard construit et distancié sur leurs pratiques, leurs fondements, leurs enjeux et leurs effets.

Le tout contribuant à leur permettre de mieux se situer et de faire évoluer leurs représentations et leurs pratiques.

Je tente dans ma pratique de socio-anthropologue du développement de coupler ces deux dimensions de dévoilement et d’accompagnement inhérentes aux sciences sociales, en ne restreignant pas l’accompagnement à la simple mise à disposition des connaissances, mais en assumant au contraire une implication réfléchie dans l’action et le dialogue avec les praticiens, implication elle-même productrice de connaissances sur l’intervention.

L’anthropologie que je pratique s’inscrit dans ce retour d’intérêt des sciences sociales (tant anthropologiques que sociologiques) pour l’action publique, retour d’intérêt que traduit la dynamique de l’APAD dans le champ de l’anthropologie du développement, et qui est marqué par de nombreuses réflexions et expériences, tant en sociologie qu’en anthropologie, sur le lien entre connaissance et action, entre recherche et action publique[4]. A travers et à partir de la production de connaissances, elle cherche à répondre aux demandes de ceux de ces acteurs qui ont une dimension réflexive et cherchent à donner sens et/ou efficacité à leurs actions, dans l’objectif de conjuguer (en tous cas partiellement) « demande sociale implicite » des « bénéficiaires » pour des actions plus pertinentes, apportant de réelles améliorations à leurs conditions de vie et « demande sociale » plus explicite d’acteurs de l’action publique. A partir d’une diversité de positions, de l’observateur qui observe au participant qui observe, elle cherche à comprendre et analyser les pratiques de l’intervention dans son contexte. Elle s’intéresse aux représentations, stratégies et pratiques des développeurs, et met en perspective les projets et politiques tant par rapport aux logiques, stratégies et interprétations des acteurs locaux que par rapport à une lecture socio-anthropologique de l’action publique. Elle prend au sérieux les dispositifs institutionnels et les méthodologies d’intervention, tout en les resituant dans leur contexte et leurs enjeux. Cette mise en perspective et cette mise en contexte des interventions et des pratiques, ancrées à la fois dans une socio-anthropologie fondamentale du développement et de l’action publique et dans des enquêtes et observations rigoureuses, permettent de conserver une dimension critique. A travers la publication des résultats d’enquêtes ou d’expertise, dans des termes qui soient accessibles largement et pas seulement destinés à un public restreint de pairs, je cherche à alimenter à la fois le débat scientifique et le débat opérationnel.

Références

Bierschenk T. et Olivier de Sardan J.-P., 1998, « ECRIS ; enquête collective rapide d’identification des conflits et des groupes stratégiques « , in Bierschenk T. et Olivier de Sardan J.-P., ed., Les pouvoirs au village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Paris, Karthala, pp. 253- 272.

Boiral P., Lanteri J.-F. et Olivier de Sardan J.-P. ed., 1985, Paysans, experts et chercheurs en Afrique noire. Sciences sociales et développement rural, Paris, Karthala/Ciface.

Castel R., 2004, « La sociologie et la réponse à la demande sociale », in Lahire B., ed., A quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, pp. 67-77.

de Singly F., 2004, « La sociologie, forme particulière de conscience », in Lahire B., ed., A quoi sert la sociologie?, Paris, La Découverte, pp. 13-42.

Hagberg S. et Widmark C., 2009, Ethnographic practice and public aid: methods and meanings in development cooperation, Acta Universitatis Upsaliensis.

Low S. M. et Merry S. E., 2010, « Engaged Anthropology: Diversity and Dilemmas », Current Anthropology, vol 51 n° supplement 2, pp. S203-S226.

[1] Les groupes stratégiques sont des catégories empiriques, et regroupent des acteurs qui partagent la même position face à un enjeu donné : Bierschenk et Olivier de Sardan, 1998, « ECRIS ; enquête collective rapide d’identification des conflits et des groupes stratégiques « , in Bierschenk et Olivier de Sardan, ed., Les pouvoirs au village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Paris, Karthala.

[2] Cf. par exemple, parmi de multiples travaux, Boiral, Lanteri et Olivier de Sardan ed., 1985, Paysans, experts et chercheurs en Afrique noire. Sciences sociales et développement rural, Paris, Karthala/Ciface.

[3] de Singly, 2004, « La sociologie, forme particulière de conscience », in Lahire, ed., A quoi sert la sociologie?, Paris, La Découverte. Je remercie Pierre-Yves Le Meur d’avoir attiré mon attention sur ce texte.

[4] Pour un travail récent sur les rapports entre anthropologie et développement en Suède, cf. Hagberg et Widmark, 2009, Ethnographic practice and public aid: methods and meanings in development cooperation, Acta Universitatis Upsaliensis.

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