On assiste depuis le milieu des années 1980 à un impressionnant dynamisme associatif en Afrique, tant rurale qu’urbaine, qui fait l’objet d’analyses contrastées. Pour les uns, c’est le signe de l’émergence d’une société civile vecteur de démocratisation et de développement, rendue possible par l’affaiblissement des régimes autoritaires, pour les autres le symptôme de la crise de l’Etat (affaiblissement des services publics, chute des recrutements) obligeant la population à trouver des services alternatifs et les jeunes diplômés à tenter de se créer leur emploi, pour d’autres encore, c’est le produit des politiques des bailleurs de fonds qui veulent inventer une société civile pour mieux poursuivre leurs stratégies d’affaiblissement de l’Etat et suscitent des organisations opportunistes, se branchant sur les réseaux de l’aide.
C’est un peu tout cela à la fois et, autant le monde du développement est inondée d’études et de discours sur les associations et Ong, autant la littérature scientifique est relativement pauvre, en français en tous cas : 3 ou 4 ouvrages collectifs, à 10 ans d’intervalle, sur les coopératives au milieu des années 80 (Gentil), sur les associations locales au milieu des années 90 (Odeye ; Jacob et Lavigne Delville), sur les Ong et les associations dans les années 2000 (Pirotte et al ; Diop).
Il y a incontestablement, avec parfois des parallèles frappants avec les « associations au village de la fin du XIX° s en France ; Aghulon et Bodiguel) des dynamiques d’organisation, où, parallèlement aux mouvements religieux qui sont aussi un mode de gestion du changement social, des jeunes et des femmes créent des associations, pour les jeunes en réinterprétant le système des classes d’âge, pour redéfinir leur place dans leur société, tenter d’améliorer leurs conditions de vie, d’équiper le village en substitution à l’Etat. Emigrés et cadres installés en ville créent aussi fréquemment des associations de ressortissants, tentant de mobiliser des appuis pour leur village et de se construire une position politique en ville.
Les associations de la région du fleuve Sénégal en sont une illustration, où les dynamiques associatives en milieu émigré dans les années 80 et 90 structuraient autour du « développement » de leur village les rapports entre villageois et émigrés, entre « jeunes » et « vieux » en migration, tentant de légitimer une place dans la gestion des affaires locales tout en gérant l’extraversion économique de la zone (Lavigne Delville, 2000).
Mais l’associationnisme local est aussi alimenté par les flux d’aide et les multiples interventions de projets, qui tendent chacun à susciter une organisation à leur image, induisant de nouvelles opportunités de légitimation politique, via la capacité à faire venir des projets, à être l’intermédiaire des structures d’aide : ce sont les « courtiers locaux du développement », qui deviennent experts dans la maîtrise du langage du développement (Bierschenk et al, 2000). De fait, arriver à mobiliser des ressources n’est pas simple, comme l’association Wend Yam en a fait l’expérience (Laurent, 1998). Dans les deux cas, les postes de responsabilités dans les associations deviennent ainsi un enjeu économique et politique, un outil dans les luttes politiques locales.
Si les associations locales ont été assez bien étudiées, les organisations paysannes l’ont été beaucoup moins. Gentil et Mercoiret se demandaient en 1991 s’il y avait « un mouvement paysan en Afrique noire ? ». Ils n’ont eu que peu de réponses du point de vue de la recherche. Pourtant, sur les ruines d’un système coopératif largement contrôlé par l’Etat, sur la base des associations locales multi-fonctionnelles, avec des appuis externes plus ou moins massifs, des organisations paysannes et des syndicats se sont constitués. Pour les « faitières », leur dépendance aux financements externes est réelle, mais elles n’en jouent pas moins parfois un rôle dans la définition des politiques publiques (Pesche 2009). Mais leur trajectoire, leur leadership a peu été analysé, à de rares exceptions (Bingen 1996).
Ce sont les Ong qui sont sous le feu des projecteurs dans les années 2000, laissant dans l’ombre les mouvements sociaux, les syndicats, etc. Leurs ambigüités et contradictions sont largement dénoncées par la recherche : opportunisme, clientélisme, faible ancrage local, souvent à juste titre, mais souvent aussi de façon assez caricaturale, comme s’il fallait noircir le tableau pour contrebalancer les discours dithyrambiques du développement. Les rares ouvrages qui s’intéressent à leur trajectoire interne (Michaël 2004 ; Pirotte et al, 2006) montrent une grande diversité, des trajectoires fortement liées à la trajectoire politique nationale et aux stratégies des bailleurs de fonds. Opportunité de poste ou de compléments de revenus, sans pour autant être toujours uniquement cela ; fortement dépendantes aux financements sans n’être nécessairement que des « Ong compradors » au service du néolibéralisme : comment, dans un contexte de « modernité insécurisée », où les emplois sont rares et les structures fragiles, les Ong nationales pourraient-elles être autre chose ? (Lavigne Delville, 2015).
Face aux postulats selon lesquels il ne pourrait y avoir de société civile sans individualisme et Etat de droit, il faut reconnaître la réalité des dynamiques associatives (Otayek), dans leur histoire (Comaroff et al), dans leur complexité et leurs contradictions, comme un des lieux où se redéfinissent les rapports des individus entre eux et les rapports des citoyens à l’Etat, dans un contexte de pays faiblement institutionnalisés, affaiblis par l’ajustement structurel, et sous dépendance de l’aide internationale.
Cela suppose d’interroger les associations, les organisations, les Ong, bref, la « société civile », non par rapport à des références théoriques ou idéologiques, mais pour ce qu’elle est et ce qui se joue à travers elle, dans leurs actions concrètes, dans les rapports sociaux locaux et les luttes pour le leadership, dans les rapports à l’Etat et à l’aide internationale. C’est analyser leur recrutement, leur leadership, leur positionnement dans les arènes locales, nationales et (pour certaines) internationales. Interroger les trajectoires des leaders, leurs sources de légitimité, leur mode de gouvernance. Comprendre leurs logiques internes, le/les projet(s) qu’elles portent, leurs rapports au politique, aux élites politiques et marchandes, aux acteurs internationaux, leur façon de gérer l’extraversion (Pommerolle, 208).
Cela suppose d’analyser la façon dont les contextes politiques d’un côté, les stratégies et pratiques des bailleurs de fonds et des Ong internationales conditionnent et orientent les dynamiques, laissant ou non place à des projets autonomes (Lavigne Delville, 2015).
Cela suppose, enfin, de ne pas regarder sous le réverbère, et de s’intéresser aux mouvements sociaux, aux formes de contestation (Siméant, 2014), aux mouvements religieux (Kaag et Saint-Lary eds, 2011).
Quelques références
Agulhon M. et Bodiguel M., 1981, Les associations au village, Arles, Actes Sud.
Bierschenk Th., Chauveau J.P. et Olivier de Sardan J.P. dir., 2000, Courtiers en développement, les villages africains en quête de projets, Stuttgart/Paris, Apad/Karthala.
Bingen R. J., 1996, « Leaders, leadership, and democratization in West Africa: Observations from the cotton farmers movement in Mali », Agriculture and Human Values, vol 13 n° 2, pp. 24-32.
Comaroff J. L. et Comaroff J., 1999, Civil society and the political imagination in Africa: critical perspectives, Chicago, University of Chicago Press.
Diop M.-C. et Benoist J. ed., 2007, L’Afrique des associations. Entre culture et développement, Paris, Karthala.
Gentil D., 1986, Les mouvements coopératifs en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan.
Gentil D. et Mercoiret R.-M., 1991, « Y a-t-il un mouvement paysan en Afrique noire ? », Revue Tiers-Monde, vol XXXII n° 128, pp. 867-886.
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Laurent P.J., 1998, Une association de développement en pays mossi. Le don comme ruse, Paris, Karthala.
Lavigne Delville Ph., 2000, « Courtiers en développement ou entrepreneurs politiques ? les responsables d’associations villageoises de développement dans la région d’émigration internationale (Sénégal; Mali) » in Bierschenk, Chauveau et Olivier de Sardan dir. Courtiers en développement, les villages africains en quête de projets, Stuttgart/Paris, Apad/Karthala, pp. 165-187.
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Odeye M., 1985, Les associations en ville africaine, Dakar, Brazzaville, Paris, L’Harmattan.
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Pesche D., 2009, « Construction du mouvement paysan et élaboration des politiques agricoles en Afrique subsaharienne: le cas du Sénégal », Politique africaine, vol 114, pp. 139-155.
Pirotte G., Poncelet M., Sindahiyebura E., et al, 2006, Les ONG africaines en ville. Typologie, fonctionnement et initiatives en matière de développement, Louvain la Neuve, Academia-Bruylant.
Pirotte G., 2007, La notion de société civile, Coll. Repères, Paris, La Découverte.
Planche J. et Lavigne Delville P., 2005, « L’Union Européenne et le soutien aux sociétés civiles du Sud : du discours politique aux actions de coopération », Autrepart, n° Les ONG à l’heure de la bonne gouvernance, n° 35, pp. 143-160.
Pommerolle M.-E., 2008, « La démobilisation collective au Cameroun: entre régime postautoritaire et militantisme extraverti », Critique internationale, vol 2008/3 n° 40, pp. 73-94.
Siméant J., 2014, Contester au Mali. Formes de la mobilisation et de la critique à Bamako, Paris, Karthala.
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