2022 – Les réformes foncières contemporaines : ajustements et compromis multi-niveaux

(extraits de Léonard E., Lavigne Delville P., 2022 – « Politiques foncières rurales et trajectoires des Etats. Entre policy, polity et politics ». In Colin J.-P., Lavigne Delville P., Léonard E. (ed.): Le foncier rural dans les pays du Sud. Enjeux et clés d’analyse, Marseille, IRD Editions/Quae: 257-316)

Depuis le début des années 1990, de nombreux pays du Sud ont engagé des réformes de leurs politiques foncières, à l’aune du référentiel néolibéral et du nouveau contexte institutionnel issu des décentralisations administratives, souvent avec l’appui de bailleurs de fonds internationaux. Leur orientation globale porte sur la reconnaissance légale et la formalisation des droits – individuels et, parfois, collectifs – sur la terre (Lavigne Delville, Colin, Léonard et Le Meur, 2022). Ces réformes s’inscrivent dans le retour du paradigme de la privatisation, selon lequel des droits de propriété formels et complets, circulant par le marché, sont une condition de développement économique. Elles présentent toutefois une tension entre des formes dures et douces (cf. supra), tension qui est alimentée par un renouveau du débat sur la pluralité des normes et des alternatives au marché, et qui se traduit par une diversité de contenu de ces politiques.

La période contemporaine est en effet marquée par la prolifération et le caractère partiellement contradictoire des normes portées par des institutions internationales, institutions qui sont elles-mêmes souvent en concurrence pour faire valoir leurs propositions. Le paradigme néolibéral du marché se combine avec d’autres injonctions qui ont pris corps au cours des années 1990 et se sont renforcées durant la décennie suivante : celle de la bonne gouvernance et de la promotion d’instances décentralisées et participatives, communautaires notamment, dans la régulation des relations de propriété, selon une combinatoire associant droits individuels et collectifs sur des ressources différenciées ; celle de l’adaptation des régimes fonciers coutumiers au régime de droit formel, qui promeut la reconnaissance des droits locaux et met en avant la communauté comme espace de validation sociale de ces droits, et non plus leur remplacement par le titrage massif et systématique ; celle de la protection de la biodiversité et de la limitation des rejets de carbone, qui justifie un regain des mesures de classement, voire de concession à des grandes organisations de conservation, ONG et privées ; celle des droits de l’homme, qui promeut à la fois les droits individuels de certaines catégories d’acteurs (femmes, jeunes ruraux, membres de castes dominées) et les droits collectifs de minorités ethniques menacées ou spoliées par les régimes antérieurs.

Ces injonctions contradictoires sont la base de controverses sur les orientations des politiques foncières, qui traversent à la fois les échelles transnationales et nationales. Elles cristallisent des réseaux d’acteurs hétérogènes autour de plusieurs débats distincts mais enchevêtrés, qui s’imbriquent dans les enjeux nationaux de construction des politiques foncières :

– entre agriculture familiale et agrobusiness/agriculture entrepreneuriale ;

– entre promotion du marché foncier et défiance vis-à-vis du marché ;

– entre uniformisation du cadre légal et reconnaissance/valorisation de la pluralité des normes – ou, dans une formulation alternative, entre une approche universaliste des droits de l’homme et leur conception stratifiée dans les « us et coutumes » locaux ;

– entre rejet et valorisation des appartenances communautaires ;

– entre contrôle centralisé et décentralisation des instances de gestion des registres fonciers ;

– entre intervention transformatrice de l’État et accompagnement des changements endogènes.

Cette nouvelle vague de réformes foncières s’inscrit dans un contexte international particulier. Celui-ci est marqué, en premier lieu, par le nouveau paradigme de l’aide, selon lequel la participation de la société civile à la formulation des politiques est un impératif ; mise en œuvre de façon souvent très instrumentale, la participation ouvre aussi des espaces de prise de parole et de revendication et fait des politiques une question publicisée. En second lieu, la question foncière est devenue un thème majeur de l’agenda international, dont se sont emparées à la fois les institutions financières multilatérales, les coopérations bilatérales, les organisations des Nations unies, et les ONG internationales, multipliant études, diagnostics, propositions. Les questions d’accaparement foncier, de marginalisation des populations autochtones – ou de reconnaissance de leurs droits en tant que peuples premiers – sont par ailleurs devenues des objets de vigilance et de dénonciation de la part de la société civile transnationale. Enfin, le contexte contemporain est marqué par l’activisme d’un ensemble d’entreprises d’ingénierie et de conseil sur la formalisation des droits fonciers, qui engagent les agences de coopération nationale ou internationale jusqu’aux cabinets privés, en passant par des ONG de taille variable ; ces activités d’expertise ont eu pour premier marché les réformes entreprises dans l’ex-bloc soviétique, avant d’essaimer un peu partout dans le monde. Les experts (géomètres, juristes – dont les défenseurs des droits de l’homme –, géomaticiens, fournisseurs informatiques, etc.) sont devenus des acteurs de poids dans la définition des bonnes pratiques et de l’architecture des politiques foncières, en formant des coalitions agissantes auprès des instances nationales et internationales[1].

Tout en partageant un objectif affiché de lutte contre « l’insécurité foncière »[2] par la formalisation des droits sur la terre, les réformes et les opérations foncières contemporaines sont ainsi promues et mises en œuvre par une grande diversité d’acteurs, porteurs de modes opératoires et de projets politiques variés, qui opèrent fréquemment sans coordination et parfois en concurrence ouverte.

Cette partie poursuit l’exploration des imbrications entre les dimensions politiques (politics et polity) des politiques foncières, en se focalisant sur les processus contemporains de réforme. Nous illustrerons comment ces enjeux entremêlés éclairent la forme que prend le policy process, les réseaux d’acteurs qui tentent de l’influencer et les arbitrages politiques qui en résultent, avant de souligner que les modalités de mise en œuvre des réformes – en particulier là où elles sont financées par l’aide internationale – interrogent leur effectivité[3].

La formulation des réformes : controverses et bricolage institutionnel

Les réformes des politiques foncières depuis les années 1990 se cristallisent à la confluence de l’ajustement global/sectoriel[4] des politiques économiques, des recompositions des élites au pouvoir et de leurs stratégies d’alliances, des pressions internationales et de la résurgence de macro-acteurs dans les dynamiques foncières (firmes agroalimentaires et financières, ONG internationales, fonds souverains). Leur timing et leurs orientations s’inscrivent toutefois dans des histoires foncières et politiques spécifiques.

Les réformes résultent parfois, comme en Amérique latine, de l’arrivée au pouvoir d’élites économiques converties au néolibéralisme, marquant le basculement « des États développementistes et des activistes des années 1960 [vers les] démocraties libérales caractéristiques du monde contemporain » (Dezalay et Garth, 2002 : 49). Ainsi, au Pérou, « c’est sous le régime du président Fujimori, dans les années 1990, qu’a commencé la grande réforme néolibérale du cadre légal de régulation de l’accès aux terres, qui visait à promouvoir l’investissement, y compris sur le territoire des communautés paysannes et natives. Avec la Constitution de 1993, les terres des communautés paysannes ont cessé d’être inaliénables. Cette même constitution a éliminé la limite de superficie en propriété individuelle instaurée par la réforme agraire, ouvrant ainsi la porte à la nouvelle concentration foncière. Par la suite, en 1995, la Ley de tierras a ouvert aux communautés paysannes la possibilité de louer leurs terres, de les hypothéquer ou de les vendre à des intérêts privés, si c’était la décision des deux tiers des comuneros inscrits sur leur registre » – avant de réduire, en 2015, ce quorum à 50 % des comuneros présents lors de l’assemblée délibérative dans les régions littorales les plus convoitées (Burneo, 2016 : 58). Les opérations de titrage ont complété l’offensive contre les droits collectifs (Mesclier, 2009).

Dans d’autre pays, le basculement dans le paradigme du marché est davantage négocié, mais la diffusion des thèses libérales n’en est pas moins réelle. Au Vietnam, les réformes ont correspondu à une volonté pragmatique du régime socialiste de consolider son pouvoir tout en répondant aux impasses de la collectivisation. L’ouverture économique amorcée avec le Doi Moi (« Renouveau », 1987) a remis en question la collectivisation des terres et des formes de production. La décollectivisation a débouché sur un vaste programme d’allocation de droits d’usage des terres agricoles et forestières, via la distribution de certificats individuels et familiaux de longue durée, cessibles et pouvant servir de garantie financière, connus sous le nom de « carnets rouges », la terre restant propriété de l’État (Kerkvliet, 1995). Combinant nationalisation de la propriété et individualisation de la possession, cette politique représentait un compromis entre les aspirations libérales des Vietnamiens du Sud et des élites urbaines et la posture conservatrice des cadres du Parti et les foyers ruraux du Nord (Bergeret, 2002). Elle a rencontré un succès populaire important et conduit à une croissance économique inédite, ainsi qu’à une division par deux de la pauvreté relative entre 1993 et 2003. À partir de cette date, toutefois, la priorité donnée à l’accroissement de la productivité agricole et à l’industrialisation s’est traduite par un changement de cap de la politique foncière : l’État a créé de nouveaux droits qui facilitent la mise en marché des terres et la mobilisation du foncier agricole par les entreprises privées et les étrangers. Par le jeu des changements de catégorie de terres et des expropriations qui les accompagnent, cette politique a fini par provoquer des protestations violentes, dans un contexte d’essoufflement de la croissance au cours des années 2000 (Mellac, 2013).

Dans d’autres cas, les réformes foncières prennent corps dans une séquence politique spécifique, correspondant à la fin d’un conflit politico-civil de longue durée : fin de l’apartheid (Afrique du Sud : Weideman, 2004), sortie de guerre civile (Mozambique, Ouganda, Guatemala : Garrard-Burnett, 2010), ou encore volonté de solder une crise politique (Kenya, après les violences électorales des élections présidentielles de 2007 : Médard, 2008). Ainsi, en Afrique du Sud, la réforme foncière des années 1990 est étroitement liée aux négociations politiques sur la fin de l’apartheid. Soutenu par l’ANC dans les années 1980, le principe de nationalisation des terres est devenu obsolète lorsque les négociations entre l’ANC et le National Party pour poser les bases du futur régime ont débouché sur la reconnaissance de la propriété privée et du marché comme fondements de la future Constitution. Condition d’une transition pacifique, cette sanctuarisation de la propriété privée revenait aussi à maintenir la structure du pouvoir économique et à gérer la transition sous forme d’un « pacte entre élites » anciennes et nouvelles, au risque d’un divorce avec les aspirations des populations noires pauvres. La Banque mondiale s’est fortement investie dès 1990, à travers une série d’études et de propositions, alimentées par ses propres experts et par ceux d’un laboratoire privé de recherche lié à l’ANC. La réforme mise en œuvre à partir de 1994 a largement repris ces propositions, en actant le principe de mise en œuvre d’une réforme agraire qui constituait l’un des socles du programme de l’ANC, mais en a grandement limité le potentiel redistributif, en faisant reposer ses mécanismes sur des ventes consenties par les grands propriétaires blancs et, de fait, en limitant sa portée à des terres peu productives (Cochet et al., 2016 ; Weideman, 2004).

L’Ouganda représente un cas de relative autonomie de la politique foncière vis-à-vis du dispositif international, même si cette politique s’inscrit dans une orientation économique libérale de promotion de droits de propriété privée. Après son arrivée au pouvoir en 1986, à l’issue d’une guerre civile, Y. Museweni a cherché à consolider son régime en marginalisant les élites politiques du Buganda qui, depuis la colonisation britannique, avaient exercé une influence politique majeure. La réforme de la Constitution (1995), d’une part, la formulation d’une loi foncière (Land Act en 1998, National Land Policy en 2013), d’autre part, ont visé à asseoir la légitimité du régime et à renforcer l’intégration nationale. En réformant le régime foncier particulier alloué à l’élite bugandaise par les colonisateurs britanniques depuis le début du xxe siècle au profit des tenanciers des terres, le régime a cherché à marginaliser ces élites. En proposant la reconnaissance des droits coutumiers dans la région Nord du pays, particulièrement touchée par la guerre civile, il a également cherché à construire des alliances avec les pouvoirs locaux, tout en maintenant sa capacité d’affectation clientéliste des terres. L’analyse du processus de réforme montre comment le parlement, d’un côté, la commission chargée de formuler la Constitution, de l’autre, ont disposé d’une autonomie relative obligeant le régime à des compromis, dans un processus où les études soutenues par les institutions internationales ont finalement joué un rôle marginal (Gay, 2016).

Dans les pays fortement soumis à l’aide internationale, en revanche, les réformes ont d’abord reflété les asymétries des négociations avec les bailleurs de fonds, tout en étant médiatisées par les intérêts des élites au pouvoir et de la haute bureaucratie d’État. Le cas du Bénin est particulièrement illustratif : ce pays a en effet connu dans les années 2000 deux processus contradictoires de réforme (Lavigne Delville, 2010). À la toute fin des années 1980, dans une période de déliquescence du régime socialiste, des bailleurs de fonds européens et des cadres béninois critiques mettent en avant la question de l’insécurité foncière et définissent une démarche d’identification et de cartographie des droits coutumiers, censée poser les bases d’une future réforme foncière. Les expériences pilotes entreprises entre 1992 et 2005, peu après la transition démocratique, ont été reprises dans le projet de loi foncière élaboré au début des années 2000. Votée en 2007, cette loi rompait avec la présomption de domanialité sur les terres coutumières, créait un nouveau statut juridique, correspondant à la délivrance de certificats fonciers, individuels ou collectifs, et définissait un nouveau dispositif de gestion foncière, administré par les communes nouvellement créées. Cette réforme a été mise en cause, avant même sa mise en œuvre, par une initiative concurrente, lancée depuis le sommet de l’État, portée par le ministère de l’Urbanisme et soutenue par l’aide étatsunienne. Couvrant à la fois l’urbain et le rural, cette réforme avait pour objectif de « faire de la terre un actif monnayable », en renforçant l’accès au titre de propriété privée. Le Code domanial et foncier de 2013, voté lui aussi à l’unanimité et sous pression internationale, abolit la loi de 2007 et la coexistence de différents statuts juridiques des terres, au profit de la délivrance de titres de propriété privée et de leur administration centralisée par une Agence nationale des domaines. Ces deux processus ont été portés par des réseaux professant des visions politiques différentes, mais réunissant tous deux cadres béninois, experts et agences d’aide. Disposant de moyens financiers et d’appuis politiques plus importants – en fédérant les intérêts des élites qui investissent dans l’acquisition de terres « coutumières » –, le réseau de la privatisation a réussi à imposer un projet qui, en pratique, semble plus viser à faciliter l’accès à la propriété privée pour les classes moyennes qu’à ouvrir l’accès de l’ensemble des citoyens aux droits formels (Lavigne Delville, 2023).

Dans certains pays, cette tendance lourde à la privatisation est toutefois contrebalancée par un nouveau mouvement de reconnaissance de droits collectifs. Cette reconnaissance peut être limitée à des espaces spécifiques, recelant des enjeux environnementaux (forêts de l’Amazonie, aires protégées), ou relever de réformes institutionnelles qui accordent une place importante à la politique foncière. Ainsi, la promulgation de constitutions plurinationales, octroyant un statut spécifique aux minorités amérindiennes ou afro-descendantes dans plusieurs pays latino-américains (Bolivie, Colombie, Équateur, Nicaragua, etc.), a conduit à l’attribution de droits collectifs à des communautés nouvellement instituées (Offen, 2003), souvent en tension avec les logiques d’exploitation minière ou industrielle. Au Mozambique, dans un contexte de sortie de la guerre civile, la politique foncière de 1997 a intégré un principe novateur de délimitation des terres communautaires, déléguant aux communautés locales le droit d’accepter ou non l’installation d’entrepreneurs. Cependant, les asymétries de pouvoir et d’information entre ces deux types d’acteurs ont abouti à un fort déséquilibre en faveur des derniers et à faire légitimer les baux concédés par l’État aux investisseurs plus qu’à les réguler (Vermeulen et Cotula, 2010).

La mise sur agenda des réformes foncières contemporaines a résulté de conjonctions spécifiques de facteurs variés, internes et externes. Loin de correspondre à une application mécanique des doctrines internationales, ces réformes ont pris la forme de processus contingents, hautement politiques, traversés par des controverses fortes et des logiques contradictoires, qui ont abouti à des compromis fluctuants entre la promotion du marché et l’attraction de capitaux, d’une part, et la reconnaissance/protection – au moins formelle – des communautés locales, d’autre part. Leur mise en œuvre a été influencée – et parfois entravée – par les stratégies des élites, les intérêts et routines des administrations foncières, les configurations sociales et politiques locales, ainsi que par les contraintes et logiques de mobilisation des ressources de l’aide internationale, en opposant parfois entre eux des bailleurs aux doctrines divergentes.

L’effectivité incertaine des réformes soutenues par l’aide internationale

Devant prendre acte des injonctions des agences de coopération internationale à la lutte contre la pauvreté et à la participation de la population aux politiques publiques, ou cherchant à promouvoir une administration foncière transparente, les réformes impulsées par l’aide internationale peuvent s’opposer aux objectifs des élites au pouvoir ou aux intérêts de l’administration. Dans les pays « sous régime d’aide »[5], dans l’immense majorité des pays d’Afrique subsaharienne notamment, leur mise en œuvre dépend de budgets alloués par les bailleurs de fonds, qui sont sans commune mesure avec les ressources propres des États et qui suscitent des effets d’aubaine en termes de captation des ressources de l’aide. Cette double caractéristique fait porter une incertitude forte, tant sur les objectifs que sur l’effectivité de ces réformes :

– une partie des objectifs politiques poursuivis est fréquemment voilée derrière un discours dépolitisé, technicisé et consensuel ;

– les multiples étapes de traduction entre les injonctions et normes promues au niveau central, d’une part, et les dispositifs et procédures pratiques mises en place à l’échelle locale, d’autre part, offrent de larges opportunités d’expression aux intérêts qui ont été masqués à l’occasion de leur formulation.

Deux grands types de stratégies (qui se recoupent et se combinent fréquemment) permettent d’afficher une réforme ambitieuse en termes d’inclusion et de mobiliser les ressources de l’aide, tout en assurant qu’elle n’ira pas contre les intérêts établis : d’un côté, des stratégies d’appropriation sélective et de détournement, qui visent à changer le sens des réformes à travers leurs processus d’application (application partielle des instruments, choix stratégiques des sites de mise en œuvre, complexification et détournement d’objectif des procédures, valorisation de la dimension technique des politiques au détriment de leur dimension institutionnelle, rendant impossible l’institutionnalisation des innovations, etc.) ; de l’autre, des stratégies dilatoires, visant à retarder ou enliser la mise en œuvre des réformes (processus législatifs engagés sans jamais être arbitrés ni finalisés, production sélective des décrets et documents d’application, complexification des procédures allant contre les intérêts établis, absence de passage à l’échelle des interventions pilotes, obstacles bureaucratiques à la mise en œuvre, temporisation sur les réformes institutionnelles, dans l’attente de changement – ou d’offre alternative – de politique des bailleurs de fonds, etc.). Au-delà des défaillances des administrations, l’inachèvement juridique peut résulter d’un consensus entre groupes d’intérêts pour bloquer la mise en œuvre effective des réformes.

Le Cambodge donne une illustration particulièrement claire de ces stratégies de neutralisation. La politique foncière combine l’enregistrement systématique des terres agricoles et l’attribution de concessions sur les terres publiques. Celles-ci peuvent avoir un objectif « économique » ou « social », visant à permettre l’accès à la terre des ménages pauvres. L’analyse de la répartition spatiale de ces interventions (Biddulph, 2011) montre que les programmes d’enregistrement des droits ont été mis en place dans les plaines rizicoles, où il y a peu d’insécurité foncière, alors que les zones forestières éloignées sont l’objet d’accaparements, parfois violents, par les élites nationales ou par des firmes (Cismas et Paramita, 2016). La foresterie communautaire, censée préserver les modes de vie forestiers, a été mise en place essentiellement dans des sites dégradés, où les enjeux de conservation sont faibles, quand les zones à ressources ligneuses abondantes sont réservées à des concessions forestières au bénéfice de l’élite politico-économique. Au Kenya, alors même que la National Land Policy, adoptée en 2009, s’appuyait sur un large consensus social et visait à réparer des injustices historiques et à solder les violences politiques à base foncière (en parallèle à la réforme constitutionnelle de 2010), la négociation de ses lois d‘application a permis à l’administration foncière de neutraliser largement son potentiel réformateur (Di Matteo, 2019).

Bibliographie

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[1] Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau (cf. les géomètres et cartographes au xixe siècle, ou les clercs juridiques – tinterillos – dans les colonies espagnoles d’Amérique), mais leur adossement aux normes de la « bonne gouvernance » et aux guides de « bonnes pratiques » promus par la doxa globale leur confère une légitimité et une influence nouvelles.

[2] Voir Colin, Lavigne Delville et Jacob (2022) et Lavigne Delville, Colin, Léonard, Le Meur (2022) sur cette notion.

[3] Nous renvoyons au chapitre 10 pour un bilan des politiques contemporaines de formalisation des droits fonciers. Le lecteur y trouvera une discussion des justifications économiques des politiques de formalisation, une mise à plat de la diversité des stratégies opérationnelles et une analyse des enjeux des opérations d’identification et d’enregistrement des droits fonciers et de leurs impacts en termes de recomposition des droits et de la gouvernance foncière.

[4] Pierre Muller (1990) appelle ainsi la façon dont un changement de « référentiel global » (par exemple d’un modèle étatiste à un modèle néolibéral) induit des ajustements ultérieurs, progressifs ou brutaux, de mise en cohérence des politiques appliquées à des secteurs particuliers (ici, le foncier).

[5] C’est-à-dire où l’aide internationale, ses normes, ses institutions, ses organisations spécifiques et ses financements sont structurellement présents (Lavigne Delville, 2016).

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