(extrait de l’introduction de
Lavigne Delville, P., 2024, Sénégal : La Loi sur le domaine national, l’Etat et le marché. Contradictions structurelles et résilience d’une législation originale,
Les Cahiers du Pôle Foncier n° 26, Montpellier, Pôle Foncier, 53 p.)
60 ans après sa promulgation, la Loi sur le Domaine National (LDN) du Sénégal de 1964 continue de susciter des débats enflammés et des controverses vives. Alors que la grande majorité des pays nouvellement indépendants ont maintenu la législation foncière coloniale, elle témoigne d’une volonté de rompre avec le legs colonial, et de refonder la régulation foncière, dans la perspective du socialisme africain de Léopold Sédar Senghor et de son premier ministre Mamadou Dia (Caverivière et Debene, 1989). Pour le Président Senghor, il s’agissait « très simplement de revenir du droit romain au droit négro-africain, de la conception bourgeoise de la propriété foncière à la conception socialiste qui est celle de l’Afrique Noire traditionnelle »[1]. Au sein de l’abondante activité législative des premières années de l’Indépendance, elle « émerge […] comme une des œuvres les plus chargées de significations économiques et sociales, et partant, de conséquences juridiques importantes » (Ba, 1968 : 62).
Alors que la législation coloniale intégrait les terres non immatriculées (ne détenant pas de titre de propriété privée) dans le domaine privé de l’Etat, la LDN les rassemble dans un « domaine national »[2], « détenu par l’Etat » au nom de la nation (art.2) et non possédé par lui, et en confie la gestion à des « communautés rurales ». L’Etat prend la place des anciennes autorités coutumières, et confie aux communautés rurales le pouvoir d’affecter des droits d’usage aux membres de ces communautés qui en font la demande. La loi interdit toute transaction sur les terres du Domaine national et seul l’Etat peut en immatriculer des portions, à son nom et pour cause d’utilité publique.
Les autorités du jeune Sénégal indépendant ont ainsi voulu limiter le développement de la propriété privée au profit d’une gestion communautaire et décentralisée. La LDN a permis de faire quasiment disparaître les redevances foncières que les exploitants versaient auparavant aux « maîtres de terre », ce qui a consolidé une quasi-propriété familiale. Cas unique dans la sous-région à cette époque, la loi a permis aux ruraux de bénéficier d’une reconnaissance juridique de leurs droits fonciers, même si c’est sous la forme de simples droits d’usage sur le domaine national, et non d’une pleine possession, transmissible par héritage. Au-delà de l’abolition officielle des droits coutumiers, le Sénégal a, sur ce plan, anticipé de plusieurs décennies les politiques de décentralisation et de reconnaissance légale des droits fonciers locaux qu’ont adoptées les pays voisins dans les années 1990-2000.
Cependant, des vides juridiques persistants dans la LDN sont régulièrement dénoncés (Le Roy, 1985; Traore, 1992; Dièye, 2004; 2008), de même que la façon dont les élus locaux s’en sont saisis comme base d’accumulation (Campal, 2004). De fait, les pratiques sont souvent bien éloignées des normes, tant de la part des paysans que des classes moyennes et supérieures urbaines qui achètent des terres à but agricole, de logement ou de spéculation, tant de la part des élus locaux que de l’administration foncière (Lavigne Delville et al., 2023) les paysans n’y recourent que de façon partielle, considèrent qu’ils détiennent en pratique une quasi-propriété, et s’engagent parfois dans des transactions marchandes formellement illégales ; les classes moyennes et supérieures urbaines achètent sans état d’âme en péri-urbain ; les élus locaux et l’administration foncière y trouvent des sources d’accumulation.
Mais la mise en cause la plus fondamentale de la LDN vient de ceux qui considèrent qu’elle est obsolète depuis la fin de l’idéal socialiste et la libéralisation de l’économie : avec les programmes d’ajustement structurel des années 1980, l’Etat s’est en effet converti au libéralisme économique et s’est « désengagé », marquant « la fin des ambitions de développement » (Diop, 2009b). La « Nouvelle politique agricole » de 1984 acte ainsi le retrait de l’Etat des filières et la responsabilisation des producteurs (Traore, 1992), elle a été suivi en 1996 d’un « Plan d’action sur le foncier » (Synergie Consulting, 1996) qui a proposé des options de réformes, qui n’ont pas abouti. Pour ces critiques, le fait que l’accès à la terre soit réservé aux « membres » de la communauté rurale est un archaïsme contreproductif[3], de même que le fait que les bénéficiaires ne disposent que de droits d’usage et non d’une propriété légalement reconnue (Dièye, 2008). De son côté, l’Etat cache mal sa volonté de reprendre un contrôle plus direct sur les terres du domaine national – ou tout au moins les portions qu’il considère stratégiques – pour les immatriculer et les transférer, par bail emphytéotique ou même vente, à des entrepreneurs (Touré et al., 2013). A trois reprises, il a tenté de promouvoir une réforme dans ce sens, avant de renoncer face à l’opposition des organisations paysannes (et parfois des bailleurs de fonds) et de chercher d’autres moyens d’avancer dans cet objectif (Touré et al., 2013; Touré, 2018; Richebourg, 2019; Lavigne Delville et al., 2021). De leur côté, les organisations paysannes critiquent le contenu limité des droits reconnus aux paysans, mais craignent un développement non contrôlé des transactions foncières marchandes si elle était remise en cause. Face aux risques de privatisation, elles défendent la LDN et proposent de l’amender dans la mesure du nécessaire. Sous l’influence des OSC, le processus de la Commission nationale de réforme foncière (CNRF) (2014-2016) a permis une évolution des cadrages, sans aboutir à des propositions stabilisées (idem).
Véritable monument (Traoré, 2007), la LDN est ainsi au cœur des débats sur la politique foncière au Sénégal, critiquée mais aussi défendue. Près de 30 ans après le PAF, des modalités d’applications ont été changées, des mesures contenues dans d’autres textes en ont limité la portée, mais la Loi elle-même n’a pas été réformée. Au niveau de l’Etat, le débat se polarise entre le statu quo et la suppression, sans que des voies d’une réforme partielle soient identifiées, qui permettent de l’adapter au contexte actuel tout en répondant aux problèmes posés par les pratiques de gouvernance foncière qui se sont développées depuis 60 ans. Les organisations de la société civile ont pourtant des propositions dans ce sens. Alors même que de nombreux pays d’Afrique subsaharienne ont réalisés des réformes légales, renforçant l’immatriculation et la propriété privée au nom du développement économique et de l’uniformisation du droit, ou cherchant à construire des solutions juridiques originales plus adaptées au monde rural (Seck et al., 2018), l’apparente incapacité du Sénégal à traiter des problèmes identifiés de longue date interroge.
En interrogeant dans une perspective de sociologie historique du droit les rapports complexes et controversés entre le Domaine national, l’Etat et le marché, ce texte met au jour – remet au jour plus exactement – un certain nombre d’ambigüités structurelles de la LDN et la tension permanente entre différentes conceptions de ce qu’est le Domaine national et de son rôle. Pour cela, il revient sur l’histoire de la LDN, en faisant un bilan critique de ses hypothèses de base, explicites ou implicites, et en montrant comment, du fait de son histoire et des conceptions divergentes qui ont jalonné sa genèse, elle contient des ambiguïtés et des contradictions structurelles, qui perdurent aujourd’hui. Ce texte mobilise à cet effet les travaux préparatoires, mais aussi les nombreuses analyses publiées au cours de sa première décennie d’existence (Chabas, 1965; Verdier, 1965; Ba, 1968; M’Baye, 1971; Le Roy, 1972; Boye, 1978). Celles-ci révèlent un débat, essentiellement entre juristes, entre ceux qui voyaient dans la LDN une nationalisation cachée, et ceux qui y voyaient une rupture inachevée avec les régulations coutumières. Je m’appuie aussi sur les recherches, menées dans les années 1980 et qui ont porté à la fois sur sa genèse (Moleur, 1983) et sur sa mise en œuvre et ses effets (Le Roy, 1972; 1979; Niang, 1979; Moleur, 1982; Niang, 1982; Le Roy, 1983a; Moleur, 1985). Cette relecture met au jour la tension au sein de la LDN entre nationalisation, autogestion communautaire et retour ambigu aux conceptions africaines, sous fort contrôle étatique, ce qui éclaire d’un jour nouveau plusieurs questions centrales : celle du marché foncier, très controversée au Sénégal[4], mais aussi celle des cadrages des projets de réforme, et donc les débats sur la réforme de la LDN au Sénégal. Elle montre que la LDN a plus réorienté l’accès à la propriété privée plus qu’elle ne l’a supprimé, et que l’Etat n’a jamais abandonné sa volonté de contrôler l’attribution des terres, même dans les projets récents de réforme, et que, pour cette raison même, la création du domaine national n’a constitué qu’une rupture partielle avec le legs colonial au sens où l’affectation de simples droits d’usage sur le domaine national a finalement entériné tout en l’aménageant le dualisme légal et l’inégalité pratique entre les citoyens qui ont accès au titre foncier – ou à un bail sur un titre foncier – du fait de leurs liens avec l’appareil d’Etat – et les autres.
Le texte interroge ensuite la façon dont les projets de réforme de la LDN ont été pensés, et les options qu’ils proposaient. Nous partons ici d’une analyse détaillée du Plan d’action foncier de 1995 et de ses propositions. L’analyse des cadrages mobilisés par l’Etat dans ce plan, et dans les tentatives suivantes de réforme (2002, 2005-2008, 2014-2016) confirme cette volonté de contrôle étatique, loin de la promotion d’un marché foncier. Elle montre aussi une continuité étonnante au cours des 25 ans, avec un jeu entre les variantes identifiées en 1995 dans le PAF, sans guère d’innovations dans le cadre d’analyse. Le débat a été enfermé dans un cadre de pensée où l’Etat, éventuellement les collectivités locales, doivent devenir propriétaire à titre privé des terres pour ensuite les réaffecter. Cet enfermement dans une conception de la propriété privée « par le haut » (Comby, 1998), d’origine coloniale mais non questionnée, peut sembler conceptuellement étonnante dans une phase de libéralisation de l’économie. Plus susceptible de renforcer la politisation de l’accès aux terres que de promouvoir un usage paisible et efficace, elle a pour corollaire l’occultation des pistes de réforme pragmatique, prenant acte des innovations qui tendent à faire émerger une propriété « par le bas » (idem), pourtant timidement mises en avant par le PAF lui-même. Cela explique en partie le fait que, sur cette base, la négociation d’un compromis politique pour une réforme se soit jusqu’ici révélée impossible[5].
Références
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Boye, A. E. K. 1978, « Le régime foncier sénégalais », Ethiopiques, 14, p. 29-41.
Campal, A. 2004, « Enjeux et contraintes de la décentralisation: les communautés rurales du département de Mbour », in Niang, M. (ed.) Participation Paysanne et Développement Rural au Sénégal, CODESRIA, p. 97-126.
Caverivière, M. et Debene, M. 1989, « Foncier des villes, foncier des champs (Rupture et continuité du système foncier sénégalais) », Revue internationale de droit comparé, 41(3), p. 617-636.
Chabas, J. 1965, « Le domaine national du Sénégal: reforme foncière et agraire », Annales africaines, p. 33-68.
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Dièye, A. 2004. Domanialité nationale et développement. L’exemple du Sénégal. Doctorat d’Etat, Université Cheikh Anta Diop.
Dièye, A. 2008, « La loi sur le Domaine national a 44 ans. Mérites et malheurs du législateur de 1964 », Nouvelles Analyses Africaines, p. 49-91.
Diop, M.-C. 2009, « Du “socialisme africain” à la “lutte contre la pauvreté”. La fin des ambitions de développement », in Daffé, G. etDiagana, A. (eds.). Le Sénégal face aux défis de la pauvreté. Les oubliés de la croissance, CRES-Karthala-CREPOS, p. 323-373.
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Lavigne Delville, P., Diongue, M. et Faye Diouf, I. 2023. The practical norms of land governance in Senegalese communes. Institutional incompleteness, politicisation, semi-formality and bricolage. Land Use Policy [Online], 132.
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Verdier, R. 1965, « Problèmes fonciers sénégalais », Penant: revue de droit des pays d’Afrique, (706), p. 271-282.
[1] Discours du 1er mai 1964, cité par Moleur (1978: 1).
[2] Avec le Sénégal, seul le Cameroun a à l’époque adopté la notion de domaine national, avec une acception différente (Jouhaud, 1966).
[3] Le décret n°64-573 (art. 21) précise que « les affectations au profit de nouveaux membres de la collectivité rurale sont faits par prélèvement sur les terres non affectées ou sur les terres désaffectées en vertu de l’article précédent », mais ne précise pas comment on devient membre.
[4] Voir mon essai d’état de la question (Lavigne Delville, 2024).
[5] Le récent changement de régime (avril 2024) avec l’arrivée au pouvoir d’anciens cadres des impôts et domaines, très au fait des malversations sur le foncier, changera peut-être la donne.

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