Juillet 2025 – Les normes pratiques : une approche empirique de la gouvernance foncière des communes au Sénégal

(extrait de l’introduction de
Diongue M., Lavigne Delville P. et Faye Diouf I., 2025,
A la recherche des normes pratiques de la gouvernance foncière communale,
Dakar, Presses Universitaires de Dakar)

La majorité des recherches sur le foncier s’intéressent aux pratiques des populations, laissant dans l’ombre celle des autorités et des administrations, qui font essentiellement l’objet d’une analyse institutionnelle, à partir des textes. On aboutit alors à une liste de tâches et à des fonctions théoriques, adossées à une analyse plus ou moins approfondie des règles officielles. Or, en termes sociologiques, on sait que les pratiques sont toujours différentes des normes, même si c’est à des degrés divers, qu’un organigramme ne dit pas forcément grand-chose des rapports de pouvoir effectifs dans une organisation (Crozier et Friedberg, 1977). Dès lors que l’on cherche à comprendre ce qui est, et pas seulement ce qui est censé être, l’identification des normes officielles est importante, mais ne peut suffire. Il faut s’intéresser aux pratiques.

L’identification de ce que J.P. Olivier de Sardan appelle « les comportements non observants » en référence aux patients qui ne prennent pas les médicaments prescrits, l’analyse des écarts et des contradictions (Olivier de Sardan, 2016) est justement une dimension incontournable des recherches en sciences sociales sur l’action publique. Simplement constater ces écarts est d’un apport limité : cela aboutit à en appeler au respect des textes, à renforcer la formation des acteurs, comme si les textes étaient nécessairement la meilleure référence (ils peuvent être inadaptés ou problématiques), et si les écarts relevaient simplement d’un manque de connaissance. La relation entre normes et pratiques est plus complexe. Les textes sont parfois mal connus, ils peuvent aussi être inadaptés ou inapplicables. De nombreuses lois sont en pratiques inapplicables du fait d’un « inachèvement juridique et institutionnel » (Ouattara, 2010) : il manque des décrets, des circulaires, des outils, pour savoir comment appliquer la loi. Les moyens disponibles, les ressources humaines peuvent manquer.

Bien plus, les acteurs de l’action publique, élus comme techniciens, ne sont pas simplement au service de l’Etat. Ils ont des positions sociales, des obligations à remplir. Ils sont redevables envers l’Etat, mais aussi leurs citoyens. Ils ont leurs propres enjeux de consolidation au pouvoir. Les redevabilités sont multiples (Blundo, 2012). Dans des contextes de pluralité des normes (Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan, 2001), où plusieurs façons de penser la société et les rapports sociaux co-existent, les règles étatiques ne sont pas la seule, et souvent pas la principale, source de normes et les citoyens attendent des élus qu’ils agissent d’une façon qu’ils considèrent normale, et légitime. C’est particulièrement fort dans le domaine du foncier, où les principes légaux se confrontent, de façon plus ou moins forte, aux conceptions locales de l’appropriation foncière et de la transmission des droits sur la terre.

Enfin, les administrations sont fréquemment faiblement institutionnalisées, au sens où les relations interpersonnelles sont fortes et l’emportent souvent sur l’application uniforme de règles impersonnelles. Les citoyens, les usagers des services publics, sont traités différemment selon qu’ils sont connus ou non (Jaffré et Olivier de Sardan, 2003). Les rapports sociaux sont largement fondés sur des logiques clientélistes, où on attend des faveurs de la part des autorités, en échange du soutien politique qu’on leur apporte, et les administrations sont politisées, à des degrés divers. Le maintien de la paix sociale l’emporte sur l’application de la norme.

Pour toutes ces raisons, les écarts entre normes et pratiques – qui existent partout ! – sont particulièrement forts dans les contextes africains. Cela ne signifie pas que tout est possible. Il y a des régularités dans les comportements des acteurs. Les actes administratifs ne se font pas n’importe comment, même s’ils ne suivent pas la norme officielle. Ils suivent ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan appelle des « normes pratiques » (Ayimpam, 2019; Olivier de Sardan, 2010; 2015; 2021), c’est-à-dire des normes qui ne sont pas écrites, mais qui constituent en pratique la référence de ce qu’il est considéré comme « normal » de faire, comme légitime, dans un espace social donné et ne suscitent donc pas de réprobation. Nombre de ces normes pratiques se situent dans un espace gris, « entre chien et loup » (Lund, 2006), dans un subtil mélange de « formel » et « d’informel » qui répond à la fois à des jeux de contraintes (la pluralité des normes et la tension entre les textes et les attentes des citoyens, le manque de moyens et d’outils, les pressions sociales) et à des opportunités d’instrumentaliser ces situations dans des stratégies propres, de renforcement des positions de pouvoir, d’accumulation de richesse, d’entretien de clientèles politiques.

Les pratiques « déviantes » par rapport à la norme ne sont donc pas seulement des dérives à condamner. Elles correspondent souvent à des bricolages, dans des contextes marqués par les manques et des contradictions (Cleaver, 2015). Elles tentent de trouver les compromis entre normes contradictoires. Elles peuvent être des « solutions palliatives » qui tentent d’apporter des réponses pratiques aux problèmes rencontrés, face aux carences des services publics : « ces comportements sont « non officiels », « décalés par rapport à ce que prévoient les textes », « à la limite de la légalité » (et parfois même illégaux), mais ils apportent des solutions informelles à des goulots d’étranglement des services publics » (Olivier de Sardan, 2014 : 81).

Ceci permet de comprendre pourquoi une approche empirique, non normative, des pratiques est indispensable. Elle seule permet de comprendre les causes des écarts constatés à la norme, d’identifier s’ils sont problématiques ou non, et jusqu’où. De discuter sur des bases solides si, s’il s’agit de réduire ces écarts, la priorité est de changer les pratiques, de changer la norme pour la rendre plus adaptée et pertinente, de modifier l’environnement dans lequel se développent ces pratiques et qui les déterminent en partie.

Notre recherche a pour objectif de décrire et d’analyser la gouvernance foncière des communes. Or, autant la notion de « bonne gouvernance foncière » est largement mobilisée, pour mettre en avant l’idéal d’une administration foncière transparente, efficace et au service des citoyens (Deininger, Hilhorst et Songwe, 2014)[1], autant ce que signifie « gouverner le foncier » est rarement défini.

La gouvernance peut être définie très largement comme l’art de concilier les intérêts contradictoires. Bien loin des définitions normatives sur la « bonne » gouvernance, les sciences sociales privilégient une acception résolument non normative : la gouvernance est « un ensemble de régulations émergeant des interactions répétées entre acteurs et institutions » (Blundo et Le Meur, 2009 : 6), “un ensemble d’interactions (conflit, négociation, alliance, compromis, évitement, etc.) qui aboutit à des régulations plus ou moins stabilisées, qui produisent de l’ordre et/ou du désordre (ceci étant objet d’interprétations divergentes de la part des différentes parties prenantes) et définissent un champ social, dont les frontières et les participants ne sont pas prédéfinis » [2] (Blundo, Le Meur, 2009 :7) (voir aussi Pinard, 2021 : 3-5).

Dans cette perspective, la gouvernance foncière est la façon dont un ensemble plus ou moins hétérogène d’acteurs en situation de pouvoir exercent sur un territoire donné, de jure ou de facto, un contrôle sur les terres et les ressources naturelles qu’elle porte, à travers un ensemble d’actes et de décision concernant l’affectation ou la reconnaissance de droits sur les terres et les ressources, l’enregistrement de ces droits et leur administration, la reconnaissance et l’enregistrement des transferts de droits, l’arbitrage des conflits fonciers, etc. Du fait de la trajectoire des États, l’Afrique, et plus largement les pays du Sud, connaissent des situations de pluralité de normes et d’autorités (Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan, 2001; von Benda-Beckmann, 2002) et les normes étatiques n’exercent qu’un contrôle partiel sur les pratiques des acteurs, les espaces locaux sont « semi-autonomes » (Moore, 1973). Des normes coutumières, largement recomposées par l’histoire, les interventions de l’État, les changements de valeurs sociales ou religieuses, continuent à structurer les modes de pensée et les pratiques des acteurs, en particulier en milieu rural. Un « droit de la pratique » (Hesseling et Le Roy, 1990) émerge des changements sociaux, politiques et institutionnels, où des comportements se stabilisent sans relever ni du registre de la coutume ni de celle du droit positif. Les autorités impliquées dans la gouvernance foncière sont potentiellement multiples : autorités coutumières, chefs de villages administratifs, élus locaux, agents des services techniques, administration territoriale, responsables associatifs, hommes politiques, administration foncière, justice, etc. Le rôle concret des uns et des autres ne correspond que partiellement aux prérogatives définies par les textes. Leurs rapports sont variés et vont de la coopération au conflit.

Figure 1. Schéma conceptuel (source : Philippe Lavigne Delville)

Etudier la gouvernance foncière des communes signifie ainsi pour nous analyser les pratiques des acteurs communaux (élus, techniciens) concernant le foncier, dans leurs rapports aux citoyens et aux entrepreneurs détenant des terres ou souhaitant en acquérir (figure 1) mais aussi aux autres organisations et pôles de pouvoir intervenant sur le secteur (techniciens des services de l’État, agents de l’administration territoriale ou foncière, chefs de village, etc.). Les uns et les autres sont dans des relations complexes de compétition et d’alliances, et mobilisent de façon variable des normes légales, diversement connues, adaptées, applicables, dans des contextes institutionnels diversement stabilisés. Ils jouent leur rôle officiel tout en poursuivant des stratégies personnelles. Les normes officielles (le cadre légal et réglementaire) font donc partie intégrante de l’enquête, mais comme une référence normative, diversement connue des acteurs, et diversement mobilisée et mise à distance par eux, les écarts entre normes et pratiques, et l’analyse de leurs causes, étant un révélateur des logiques des acteurs et une clé d’entrée dans les normes pratiques de la gouvernance foncière, c’est-à-dire les normes qui guident, au quotidien, les pratiques des acteurs du foncier, celles qui sont considérées comme « normales », « acceptables », quel que soit leur rapport aux normes sociales ou étatiques « officielles ».

Une telle approche a trois avantages :

  • elle évite les biais de lectures centrées sur le droit et les règles formelles, qui portent un regard normatif sur ces biais, qui constatent les décalages, mais considèrent qu’ils sont toujours dysfonctionnels, et peinent à en comprendre les logiques. Elle prend acte du fait que, tout en ayant leurs propres règles, qui s’imposent diversement à leurs membres, les organisations ne sont pas isolées de la société et qu’elles sont soumises à la pluralité des normes qui traverse la société. Il s’agit donc d’identifier les tensions et les contradictions au sein des normes censées gouverner les pratiques, et les bricolages qu’elles suscitent (Cleaver, 2003) ;
  •  elle postule que les acteurs ne font pas n’importe quoi et qu’il y a des régularités dans les pratiques, que l’enquête doit mettre au jour ;
  • elle permet de dépasser les approches individualistes pour montrer les interactions et interdépendances entre acteurs parties prenantes de la gouvernance ;
  • en s’intéressant aux pratiques, elle permet enfin de dépasser les oppositions entre « formel » et « informel » : certaines pratiques peuvent être légales, d’autres non ; les procédures peuvent être partiellement suivies, partiellement détournées ou réinterprétées ; des innovations non légales voire explicitement illégales peuvent se révéler utiles.

Références

Ayimpam, S. ed., 2019, Aux marges des règles et des lois. Régulations informelles et normes pratiques en Afrique, Louvain la Neuve, Academia/L’Harmattan.

Blundo, G., 2012, « Le roi n’est pas un parent. Les multiples redevabilités de l’Etat postcolonial en Afrique », in Haag, P. et Lemieux, C., ed., Faire des sciences sociales. T.1 Critiquer, Paris, Editions de l’EHESS, p. 59-86.

Blundo, G. et Le Meur, P.-Y., 2009, « Introduction: an anthropology of everyday governance collective service delivery and subject-making », in Blundo, G. et Le Meur, P.-Y., ed., The Governance of Daily Life in Africa: Ethnographic Explorations of Public and Collective Services, Leiden, Brill Academic Pub, p. 1-37.

Chauveau, J.-P., Le Pape, M. et Olivier de Sardan, J.-P., 2001, « La pluralité des normes et leurs dynamiques en Afrique », in Winter, G., ed., Inégalités et politiques publiques en Afrique. Pluralité de normes et jeux d’acteurs, Paris, Karthala, p. 145-162.

Cleaver, F., 2003, « Reinventing Institutions: Bricolage and the Social Embeddedness of Natural Resources Management », in Benjaminsen, T. A. et Lund, C., ed., Securing land rights in Africa, London/Bonn, Frank Cass/EADI, p. 11-30.

Cleaver, F., 2015, « In pursuit of arrangements that work: bricolage, practical norms and everyday water governance », in de Herdt, T. et Olivier de Sardan, J.-P., ed., Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa: The game of the rules, London, Routledge, p. 207-227.

Crozier, M. et Friedberg, E., 1977, L’acteur et le système, Coll. Points, Paris, Seuil.

Deininger, K., Hilhorst, T. et Songwe, V., 2014, « Identifying and addressing land governance constraints to support intensification and land market operation: Evidence from 10 African countries« , Food Policy, vol 48, p. 76-87.

Hesseling, G. et Le Roy, E., 1990, « Le droit et ses pratiques« , Politique africaine, vol 40, p. 2-11.

Jaffré, Y. et Olivier de Sardan, J.-P. ed., 2003, Une médecine inhospitalière. Les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’ouest, Marseille/Paris, APAD/Karthala.

Lund, C., 2006, « Twilight Institutions: Public Authority and Local Politics in Africa« , Development & Change, vol 37 n° 4, p. 685-705.

Moore, S. F., 1973, « Law and social change: the semi-autonomous social field as an appropriate subject of study », Law & Society Review, vol 7 n° 4, p. 719-746.

Olivier de Sardan, J.-P., 2010, « Développement, modes de gouvernance et normes pratiques (une approche socio-anthropologique) », Canadian Journal of Development Studies/Revue canadienne d’études du développement, vol 31 n° 1-2, p. 5-20.

Olivier de Sardan, J.-P., 2014, La routine des comportements non-observants au sein des services publics nigériens. Connaître la culture bureaucratique pour la réformer de l’intérieur, Etudes et Travaux n°119, Niamey, LASDEL, 157 p.

Olivier de Sardan, J.-P., 2015, « Practical norms: informal regulations within public bureaucracies (in Africa and beyond) », in de Herdt, T. et Olivier de Sardan, J.-P., ed., Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa: The game of the rules, London, Routledge, p. 19-62.

Olivier de Sardan, J.-P., 2016, « For an Anthropology of Gaps, Discrepancies and Contradictions« , Antropologia, vol 3 n° 1 n.s, p. 111-131.

Olivier de Sardan, J.-P., 2021, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingéniérie sociale, en Afrique et au-delà, Paris, Karthala.

Ouattara, B. F., 2010, L’inachèvement juridique et institutionnel et ses conséquences sur le développement, Etudes RECIT n° 33, Ouagadougou, Laboratoire Citoyennetés.

Pinard, E., 2021, « The Consolidation Of ‘Traditional Villages’ In Pikine, Senegal: Negotiating Legitimacy, Control and Access to Peri-Urban Land« , African Studies, p. 1-18.

von Benda-Beckmann, F., 2002, « Who’s afraid of legal pluralism« , Journal of Legal Pluralism & Unofficial Law, vol 47, p. 37-82.


[1] Deininger, Hilhorst et Songwe, de la Banque mondiale, affirment ainsi “la bonne gouvernance foncière est importante pour fournir des incitations à l’investissement et pour des transferts fonciers plus efficients, pour améliorer l’équité de genre, pour accroître l’égalité des opportunités. Tous les efforts pour l’améliorer necessitera d’être avec l’économie politique, les forces et les faiblesses des systems traditionnels, et les coûts et bénéfices de toute intervention” (“good land governance is important to provide incentives for investment and efficiency-enhancing land transfers, to improve gender equity, and enhance equality of opportunity and any effort to improve it will need to be cognizant of political economy, strengths and weaknesses of traditional systems, and the costs and benefits of any intervention” (Deininger, Hilhorst et Songwe, 2014 : 77).

[2]a set of interactions (conflict, negotiation, alliance, compromise, avoidance, etc.) resulting in more or less stabilised regulations, producing order and/or disorder (the point is subject to diverging interpretations between stakeholders) and defining a social field, the boundaries and participants of which are not predefined” (Blundo, Le Meur, 2009 :7).

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