Octobre 2012 – La gouvernance des ressources naturelles : un enjeu socio-politique autant qu’écologique

(note de politique NEGOS-GRN)

Dans la majorité des projets de développement, la « gestion des ressources naturelles » correspond à la réalisation d’actions d’aménagement et à la mise en place d’instances censées assurer une « gestion » rationnelle et démocratique des ressources sur un espace donné. La gestion est vue comme la mise en œuvre opérationnelle et démocratique de règles « rationnelles », en dehors de toute interférence sociopolitique.

Or, la gestion des ressources naturelles est une activité sociale, qui met en jeu des problèmes d’action collective, autour d’enjeux qui sont simultanément sociaux (la répartition de l’accès à la ressource et des bénéfices qui peuvent en être tirés, entre les différents acteurs), économiques (l’utilisation et la valeur de la ressource) et politiques (le pouvoir de définir les règles – et donc la distribution de l’accès et des opportunités de revenu – et d’en assurer la mise en œuvre et le respect).

1. Les enjeux économiques et politiques de l’accès aux ressources naturelles

Statuts sociaux et accès aux ressources naturelles

Dans les sociétés rurales d’Afrique sahélienne, accès à la terre et aux ressources naturelles, d’une part, identités et appartenances sociales, d’autre part, sont intimement liés (Berry, 1989; Jacob et Le Meur, 2010). La construction du territoire et la construction de la communauté, par alliances entre lignages, vont de pair. Les différents espaces et ressources sont sous le contrôle d’autorités coutumières, plus ou moins diversifiées selon les cas (maître de terre, maître de brousse, maître des eaux, maître de la chasse, etc.). L’accès à certaines ressources est réservé à certains groupes sociaux ; les ressources stratégiques sont fréquemment sous le contrôle exclusif de lignages dominants ; les « étrangers » (au sens de « étrangers à la communauté locale ») peuvent accéder à la terre et aux ressources naturelles, mais souvent avec des restrictions (interdiction de planter des cultures pérennes sur des terres empruntées, par exemple), plus ou moins strictes selon les contextes et les ressources. Le contrôle des espaces, les règles sur les ressources naturelles, font ainsi partie des modes de gestion des rapports sociaux et politiques. Ils comportent des enjeux de pouvoir, de richesse, de sens (Shipton et Goheen, 1992)

La répartition des bénéfices économiques

Les règles qui définissent qui peut avoir accès à quelle ressource, et dans quelles conditions, se traduisent par des inégalités économiques, du fait de la distribution des revenus tirés de l’exploitation de ces ressources.

De ce fait, tout changement dans les règles d’accès et d’exploitation a des conséquences sur la répartition de ces bénéfices entre les différents acteurs. Certains vont y perdre, d’autres y gagner. Dès lors que l’on cherche à protéger la ressource, le changement des règles vise le plus souvent à restreindre l’exploitation. Ces restrictions pèsent rarement de la même façon sur tous les usagers. Souvent, elles provoquent souvent de nouvelles exclusions et inégalités :

  • restreindre l’accès peut exclure certains groupes. Trop souvent, les projets de protection de l’environnement aboutissent à restreindre les droits des familles considérées comme « étrangères » dans les conceptions locales, c’est-à-dire celles qui ne sont pas autochtones, même si elles sont installées dans la zone depuis plusieurs décennies. La protection de l’environnement aboutit alors à l’exclusion des « étrangers » et à une « retraditionnalisation » de l’exploitation des ressources ;
  • le changement des règles d’exploitation peut pénaliser certains plus que d’autres. Dans le contexte contemporain, les ressources sans grand enjeu économique restent d’accès libre, ou sont réservées aux femmes. Lorsque l’enjeu économique s’accroît, les hommes ont tendance à vouloir en reprendre le contrôle. Derrière les arguments techniques, des logiques politiques peuvent se cacher : ainsi, interdire un filet à grandes mailles, par exemple, peut être une façon indirecte d’exclure les pêcheurs migrants, qui l’utilisent, au profit des techniques de pêche locales, maîtrisées par les autochtones.
  • enfin, la mise en place de règles de gestion peut être une opportunité pour de nouveaux acteurs de prendre le contrôle sur la ressource (cf. ci-dessous).

Mettre en place un mécanisme de gestion, ou modifier les règles d’accès et d’exploitation, a des impacts sur la répartition entre les différents acteurs des coûts et des bénéfices. Les nouvelles règles seront d’autant plus légitimes et respectées qu’elles seront perçues comme équitables, et non comme la concrétisation de la prédominance d’un groupe sur un autre.

Les enjeux politiques et économiques des instances de gestion

Postes de responsabilités et pouvoir politique

Parce qu’elles disposent d’un pouvoir sur la définition des règles, et sur le suivi de leur mise en œuvre, les instances de gestion ont une dimension politique, et s’inscrivent dans les arènes du pouvoir local, dans des rapports variés avec l’Etat et les services techniques. Elles peuvent être monopolisées par les pouvoirs coutumiers, ou au contraire être contrôlés par des factions rivales ou de nouvelles notabilités en émergence. Anciens et nouveaux leaders associatifs, sont fréquemment en compétition avec les pouvoirs coutumiers ou les autorités communales pour le contrôle des instances de gestion. Le choix d’un mode de gestion, participatif déconcentré, décentralisé au niveau communal ou local[1], a des implications politiques fortes.

Interlocuteurs de l’administration et des projets, les responsables de comités de gestion tirent un profit politique accru de leur fonction. Lorsqu’ils sont en lien avec des ONG, ils sont invités à des formations voire à des voyages à l’étranger, ils deviennent de véritables notables locaux, parfois au détriment de leur investissement réel dans l’organisation, qui a dû mal à fonctionner en leur absence.

Ces risques sont d’autant plus forts quand l’idée de mettre en place des mécanismes de gestion vient de l’extérieur, et non d’un problème porté par des acteurs locaux, et que l’enjeu de la mise en place des instances de gestion pour les acteurs locaux est plus politique ou institutionnelle, qu’écologique, économique ou sociale.

Les avantages économiques des postes au sein des comités

Les limites du bénévolat sont évidentes et les personnes qui s’investissent dans la protection des ressources naturelles doivent en tirer des avantages qui justifient leur investissement. Mais cela peut poser problème lorsque ces avantages deviennent la motivation principale.

La rétribution peut être en partie symbolique, en termes de notoriété, de notabilité locale, de relations avec l’extérieur. Elle peut être matérielle, sous forme fixe (indemnité) ou variable en fonction de l’activité (défraiement de certaines prestations), elle peut être explicite et normée, intégrée aux règles de gestion ou être officieuse.

Un certain nombre d’intervenants pensent résoudre cette question en donnant aux comités de gestion le contrôle exclusif de la ressource. Le comité contrôle ainsi une rente commerciale. Or, les instances de gestion ont pour finalité d’organiser et de superviser l’exploitation de la ressource par les acteurs locaux. Cela n’implique ni une prise de contrôle de la ressource elle-même, qui deviendrait en pratique la « propriété » d’un comité (et souvent des membres de son bureau), ni un monopole de la commercialisation. Coupler ces deux fonctions (régulation de l’exploitation et monopole de la commercialisation) crée une rente pour les membres des comités qui, lorsqu’elle est trop importante, peut représenter leur motivation principale, au détriment des usagers de la ressource ou de la communauté en général.

Par ailleurs, les contacts avec des projets et des ONG peuvent offrir différentes opportunités économiques directes ou indirectes : récupération de matériel fourni par les projets, opportunités de revenus pour les proches dans des travaux d’aménagement, per diem lors d’ateliers ou de séminaires. Là encore, ces avantages posent problème lorsqu’ils deviennent la motivation principale.

Pluralisme juridique et inachèvement juridique : une politisation accrue

Les enjeux politiques et économiques sont d’autant plus vifs que, trop souvent, il n’existe pas de dispositif de gestion prédéfini et pertinent à appliquer.

Du fait du pluralisme juridique, les contradictions entre normes locales et normes étatiques demeurent souvent trop fortes pour être résolues de façon simple. De plus, les législations sectorielles et les législations sur la décentralisation sont fréquemment en contradiction. Les communes ont une responsabilité globale sur l’environnement mais pas toujours des prérogatives précises.

Enfin, même lorsque le principe de délégation de gestion est acté (au profit des communes ou d’instances locales), sa mise en œuvre peut être bloquée par l’absence de transfert de patrimoine, ou bien ses modalités demeurent peu précises, bien souvent en raison de l’absence de textes d’application des lois (inachèvement juridique). Ceci ouvre la porte à des négociations et des controverses sur qui peut bénéficier du transfert de la gestion de la ressource, sur les conditions d’un accord des services techniques de l’Etat sur ce transfert ou sur les règles qui ont été négociées, sur les modalités pratiques de gestion. Parfois, les procédures permettant de traiter ces questions n’existent pas. Dès lors la compétition pour le contrôle de la ressource et/ou le contrôle politique des instances est très ouverte et la stabilisation d’un dispositif est plus complexe.

Une question de gouvernance

Mettre en place des dispositifs effectifs de gestion n’est pas tant une question de « management » (de mise en œuvre de règles prédéfinies) que de « gouvernance » au sens fort « de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Le Galès, 2004).

Il s’agit d’un processus socio-politique qui, dans un contexte de pluralisme institutionnel et d’inachèvement juridique, cherche à construire des articulations originales et effectives entre régulations communautaires, publiques, associatives et marchandes, ancrées dans des réalités locales toujours spécifiques.

Ceci suppose nécessairement négociations[2] et rapports de force, à partir du moment où ces régulations sont à inventer, où les critères de justice à partir desquels raisonner sont en débat, et où aucun acteur ne peut, a priori, prétendre incarner à lui seul la légitimité ou l’intérêt général.

A retenir

  • La gestion des ressources naturelles est une activité sociopolitique, mettant en jeu des problèmes d’action collective, autour d’enjeux qui sont simultanément économiques, sociaux et politiques. Dans un contexte de compétition croissante pour les ressources, entre acteurs hétérogènes, la question de la répartition entre les acteurs des coûts et bénéfices de la gestion est un enjeu crucial qui doit être au cœur des négociations pour aboutir à des accords équitables.
  • Une gestion suppose des instances de contrôle. Mais, dans le cas de ressources commercialisées, on confond trop souvent « contrôle de l’exploitation de la ressource » et « contrôle de la ressource (et de ses éventuels gains marchands)». De nombreuses instances de gestion cherchent à monopoliser la commercialisation des ressources, ou à en tirer une rente au détriment des usagers ou de la communauté en général, ce qui pose des problèmes d’équité et ne garantit pas une gestion durable.
  • La coexistence de pouvoirs hétérogènes, d’origine publique, coutumière et associative, est une caractéristique durable des systèmes politiques locaux. On peut penser que c’est dans la construction d’articulations un peu plus fonctionnelles entre régulations publique, marchande, communautaire, et non dans l’absorption de l’une par l’autre, que des solutions – nécessairement fragiles dans un premier temps – peuvent émerger et se consolider. Il est de la responsabilité de l’Etat de les encourager, tout en veillant à l’équité des règles et dispositifs de gestion proposés et à la neutralité de ses propres agents. La gestion des ressources naturelles est un enjeu de « gouvernance » au sens fort du terme.

Pour aller plus loin

Berry S., 1989, « Social Institutions and Access to Resources in African Agriculture », Africa, vol 59 n° 1, pp. 41-55.

Jacob J.-P. et Le Meur P.-Y., 2010, « Citoyenneté locale, foncier, appartenance et reconnaissance dans les sociétés du Sud », in Jacob J.-P. et Le Meur P.-Y., ed., Politique de la terre et de l’appartenance. Droits fonciers et citoyenneté locale dans les sociétés du Sud, Paris, Karthala, pp. 5-57.

Lavigne Delville P., 2006, « Conditions pour une gestion décentralisée des ressources naturelles. Entre ‘ community failures’, ‘market failures’ et ‘state failures’, construire de nouveaux ‘communs’ « , in Bertrand A., Karsenty A. et Montagne R., ed., L’Etat et la gestion locale durable des forêts en Afrique francophone et à Madagascar, Montpellier/Paris, Cirad/L’Harmattan, pp. 143-162.

Le Galès P., 2004, « Gouvernance », in Boussaguet L., Jacquot S. et Ravinet P., ed., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, pp. 242-249.

Shipton P. et Goheen M., 1992, « Introduction. Understanding African Land-Holding: Power, Wealth, and Meaning », Africa: Journal of the International African Institute, vol 62 n° 3, pp. 307-325.

[1] Cf. Que veut dire « gérer des ressources naturelles » ?, note de politique n°2, NEGOS-GRN

[2] Cf. Pourquoi parler de gestion négociée des ressources naturelles?, note de politique n°3, NEGOS-GRN

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