Elinor Ostrom a reçu en 2009 le Prix d’Economie de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel. Economiste institutionnaliste, Elinor Ostrom a longuement travaillé sur les problèmes d’action collective et de biens publics, et en particulier la gestion des ressources naturelles communes. Dans les années 90, elle a centré son travail sur les ressources naturelles renouvelables et l’irrigation (Ostrom 1990/2010 ; 1994).
En 1997, dans le cadre de l’Inter-Réseaux Développement Rural, j’avais synthétisé et traduit son ouvrage sur l’irrigation. Pour elle, ce qui fait la viabilité d’un système irrigué n’est pas la sophistication des infrastructures physiques, mais celle des institutions, des règles du jeu permettant de gérer les problèmes d’action collective liée au partage de l’eau et à la maintenance des infrastructures. Elle identifie une série de principes de gestion, et met l’accent sur les processus de « façonnage » des règles, par essai-erreurs. Le raisonnement vaut bien au-delà de l’irrigation. Cette note est une postface à la réédition de ma synthèse par le Gret, en 2009.
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Le raisonnement d’E.Ostrom est extrêmement utile pour analyser la question des règles d’action collective, et surtout leur processus de « façonnage ». Il est fondamental pour des techniciens (qu’ils soient du génie rural, agronomes, spécialistes de microfinance, etc.) ayant tendance à considérer que le « hard » est le plus important (l’exemple des systèmes irrigués montre bien que c’est le contraire), que la rationalité technique doit s’imposer, que leur savoir leur permet de définir des règles efficaces.
Un premier enseignement particulièrement important est le fait qu’une règle « opérationnelle » (l’organisation d’un tour d’eau, par exemple) n’a pas de légitimité par elle-même du seul fait de son efficacité technique, mais ne peut être légitime que par rapport à des règles de niveau plus général, qui lui donnent sens : ce qu’Ostrom appelle les « règles de choix collectif », celles qui définissent le consensus social autour des principes permettant de gérer le problème en question.
CICDA (aujourd’hui AVSF) s’y est confronté en pratique, lorsqu’il a voulu proposer un nouveau tour d’eau à Urcuqui, en Équateur : sa proposition était techniquement parfaite, assurant à la fois efficacité (chacun avait l’eau dont il avait besoin) et équité, là où l’ancien tour d’eau, ancré dans l’histoire, ne correspondait plus aux évolutions des cultures et aux besoins en eau des paysans. Mais ce tour d’eau a été rejeté par l’association des irrigants : il ne prenait pas en compte le statut social des caciques, des descendants des fondateurs du réseau. CICDA a dû reprendre sa copie, pour redéfinir un mode de distribution de l’eau, organisé autour de deux tours d’eau, l’un pour les caciques, l’autre pour les usagers « de base ». Pour les premiers, il ne s’agissait pas d’avoir plus d’eau : le principe d’égalité entre tous les membres était accepté. Mais de voir leur identité sociale reconnue dans le fonctionnement quotidien de l’irrigation. Cette nouvelle proposition a été acceptée.
Il n’y a donc pas opposition entre rationalité technique et normes sociales : il y a efficacité si les règles opérationnelles sont le produit de compromis entre les exigences d’efficacité technique et les conditions de légitimité sociale. Les règles opérationnelles sont efficaces parce que légitimes, et légitimes si elles couplent ces deux exigences (avec d’éventuelles tensions, et les acteurs locaux peuvent préférer des compromis sub-optimaux d’un strict point de vue technique, si cela est une condition de viabilité sociale).
Un second enseignement, qui en découle, est qu’un système de règle ne peut être efficace que s’il est mis en œuvre par un système d’autorité, lui-même légitime et doté d’un pouvoir de sanction. Alors que les développeurs choisissent souvent à la légère leurs interlocuteurs (en créant des comités ad hoc), et les chargent d’appliquer les règles qu’ils ont définies, la question du système d’autorité est première : quels acteurs, quelles instances sont susceptibles de prendre en charge la question d’action collective en jeu, et ont la capacité, la volonté, le pouvoir, pour assurer la légitimité des règles et leur mise en œuvre effective ?
C’est cela la question première, car c’est seulement de telles instances qui peuvent négocier et édicter des règles légitimes, et en assurer la mise en œuvre, si elles sont en situation de le faire, c’est-à-dire si elles en ont la légitimité locale, et si l’intervenant extérieur leur en laisse la possibilité.
Définir une instance ad hoc et la charger de mettre en œuvre des règles prédéfinies n’a guère de chances de réussir. On peut penser qu’une bonne partie des échecs d’organisations locales tient à cela. Coupler fonctionnalités technico-économiques et légitimité politique doit donc être au cœur de la réflexion et des stratégies d’appui à la mise en œuvre de services locaux, ce qui suppose de favoriser un débat autour des choix institu-tionnels au lieu d’apporter un modèle unique, de promouvoir un débat informé sur les choix d’organisation et leurs conséquences pratiques, de définir un cahier des charges de fonctions à remplir sans s’immiscer dans les choix d’organisation des acteurs locaux, de permettre des apprentissages.
C’est le troisième enseignement : des règles légitimes et efficaces ne peuvent pas se décréter. Elles résultent nécessairement d’un processus d’essais-erreurs, d’ajustements à la pratique. Même longuement négociées et débattues, les règles initiales ne peuvent répondre à tous les enjeux, à tous les problèmes. Elles doivent être affinées, ajustées en permanence. Elles subissent des crises. C’est ce processus d’ajustement permanent, et de remise à plat après des crises, qui assurent la solidité d’une institution. Le système d’autorité doit donc avoir la capacité à modifier les règles, et pour cela avoir intérêt à ce que les choses fonc-tionnent. Cette dimension d’apprentissage est essentielle, et trop rarement explicite dans les démarches d’intervention, où tout est censé se dérouler selon la programmation.
L’histoire d’institutions de microfinance, par exemple, montre bien que, derrière l’apparente linéarité (l’expérimentation initiale, l’extension des caisses de crédit, la construction de l’institution de microfinance), se cachent des processus d’essais-erreurs et de gestion de crises qui sont la véritable substance du processus de création et de consolidation de l’institution.
Un dernier point concerne les limites du modèle. La démonstration d’Ostrom est très convaincante pour les systèmes irrigués paysans, pour la gestion des ressources communes au sein d’un groupe social homogène. Mais elle suppose finalement une homogénéité sociale suffisante, et un consensus local sur les règles de choix collectif, voire sur les règles constitutionnelles (les principes fondamentaux régissant le groupe social en question). Les travaux sur les ressources communes montrent bien qu’une gestion en commun a d’autant plus de chances de marcher que le groupe social est homogène et que l’État est soit indifférent (et donc laisse une forte autonomie locale) soit supporte activement la gestion locale. Or, dans bien des cas, les problèmes d’action collective et de gestion de ressources communes concernent des acteurs hétérogènes qui ne reconnaissent pas forcément une autorité commune (agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, etc.) ; les acteurs sont en compétition, plus ou moins forte. Bien plus, l’État interfère avec les régulations locales, introduit ses propres règles fondées sur des principes différents et fragilise les modes de gestion exis-tants ; la question de la gestion des ressources communes se joue dans un pluralisme des normes qui rend problématique la question du système d’autorité.
C’est là que, tout en étant extrêmement utile, l’approche d’Ostrom est trop fonctionnaliste. Elle suppose une cohérence du groupe social. Elle sous-estime les situations de conflits, de rivalités, de contradictions entre normes. Elle ignore l’économie politique de la gestion des ressources et les enjeux politiques qu’ils cachent au-delà de l’intérêt collectif potentiel. De nombreuses tentatives de promouvoir une gestion négociée des ressources naturelles se heurtent à ces réalités, et une approche trop « communautaire », supposant acquis le fait que les acteurs locaux aient intérêt et envie de gérer leurs ressources en commun, a toutes chances d’échouer. Dès lors, c’est seulement en pleine conscience de « l’enchâssement social » de la gestion des ressources naturelles, des enjeux économiques et politiques du contrôle des ressources, des contradictions et rivalités entre instances de pouvoir, qu’il faut chercher à promouvoir des « règles de choix collectifs » puis des règles opérationnelles faisant sens aux yeux des acteurs, et permettant de dépasser les contradictions entre intérêts individuels et intérêt collectif.
(postface à la réédition de « Façonner les règles du jeu », E.Ostrom, Coopérer aujourd’hui n°67, Gret)
Références
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