Décembre 2014 – Les processus de changement dans les politiques publiques en Afrique

Lavigne Delville P., 2015, « Les processus de changement dans les politiques publiques « , in Valette E.,  Baron C.,  Enten F., et al, ed., Une action publique éclatée ?, Nogent sur Marne, GRET/LEREPS, pp. 72-78.

Réformes, résistances, inerties

Au Nord comme au Sud, le changement dans les politiques ne va pas de soi, il y a beaucoup d’inerties dans l’action publique. Cette citation de Bruno Jobert le montre bien : « Si les recettes anciennes continuent à produire des résultats prévisibles et acceptables, il y a de fortes chances que les communautés de politiques publiques concernées restent insensibles aux évolutions des paradigmes scientifiques comme aux variations de la rhétorique politique. Si les recettes anciennes débouchent sur un échec avéré ou sont remises en cause par un protagoniste influent de l’échange, alors peut s’amorcer une mobilisation de ressources intellectuelles nouvelles élaborées dans d’autres forums. […] Cependant, on observe empiriquement souvent des situations où des politiques persistent dans leur orientation malgré les désordres et les perturbations qu’elles engendrent. C’est particulièrement le cas quand les acteurs d’une politique sont parvenus à un compromis reportant les coûts de leur accord sur un tiers »[1].

Deux tendances lourdes de changement, sur la moyenne durée

La mise en perspective historique sur la moyenne durée met en évidence deux processus différents :

  • d’une part, l’élargissement des interventions de l’Etat et de sa présence sur le territoire, avec la différenciation progressive des politiques et des dispositifs publics (cf. la différenciation des textes sur la gestion des terres et des ressources au Burkina Faso à partir de la matrice de la Réorganisation agraire et foncière de 1984) et un renforcement de la présence de l’Etat à l’échelle locale ;
  • d’autre part, la rupture de l’ajustement structurel, qui met en cause un modèle de modernisation par l’Etat, oblige celui-ci à se recomposer, fragilise les administrations et les services sociaux, et marque la prévalence d’un modèle marchand.

Pour une part, les réformes des politiques sectorielles depuis deux décennies peuvent se lire comme des phases d’ajustements global/sectoriel au référentiel libéral.

Les vides de l’intervention étatique, laissés par le désengagement de l’Etat de certaines zones ou de certains secteurs ont suscité des dynamiques locales, cherchant à compenser cette absence, à mobiliser par d’autres biais des appuis et des infrastructures. La multiplication des interventions d’ONG qui est allée de pair avec la volonté des bailleurs de fonds de contourner l’Etat.

Le refus de l’ajustement structurel a été une des sources des contestations des régimes autoritaires, affaiblis par la crise de la dette, et des transitions démocratiques des années 1990. Celles-ci ont favorisé une explosion associative, encouragée par les bailleurs de fonds, qui ont aussi promu les politiques de décentralisation. Le paysage institutionnel a ainsi été profondément recomposé en deux décennies.

Aujourd’hui, l’action publique en Afriques est marquée par l’intervention d’un grand nombre d’acteurs hétérogènes, nationaux et internationaux, la forte influence des acteurs internationaux à la fois en tant que producteurs de normes et de références, et en tant que pourvoyeurs de moyens financiers, un problème de positionnement et de reconnaissance d’Etats affaiblis par l’ajustement structurels et les stratégies de contournement par les bailleurs de fonds, et de forts problèmes de coordination.

Au niveau sectoriel, transferts de modèles et innovations institutionnelles

Au niveau sectoriel, les politiques sont, à des degrés divers, influencées par les modèles promus par les organisations internationales, qui sont à la fois producteurs d’idées et de concepts, et fournisseurs de ressources pour les mettre en œuvre. Les incitations aux réformes par les bailleurs de fonds vont de pair avec des moyens accrus pour des expertises, des ateliers de formulation et de validation, et suscitent donc une floraison de tentatives de réformes, une prolifération d’ateliers, d’autant plus que la « participation de la société civile » est devenue une norme. Mais l’aide peut être un outil pour des projets de réforme portés par des réseaux de politique publique, qui trouvent dans des alliances avec certains bailleurs de fonds des ressources intellectuelles, des appuis politiques en même temps que des moyens financiers. En effet, toute réforme d’ampleur suppose des moyens et donc une mobilisation d’aide.

Au sein d’une logique globale de co-production des politiques par les Etats et l’aide internationale, l’analyse fine des processus de réforme révèle des articulations variées entre acteurs nationaux et internationaux. Plus qu’une opposition entre acteurs nationaux et acteurs internationaux, on observe des concurrences entre réseaux de politique publique porteurs de visions différentes, qui traversent les frontières entre Etat et institutions internationales. De même, l’équilibre entre références locales et modèles internationaux dans les débats sur les politiques varie fortement d’un cas à l’autre, en fonction des enjeux, des réseaux d’acteurs mobilisés et de l’existence de « passeurs », nationaux ou internationaux, faisant le relais entre les échelles et introduisant des références locales dans les débats.

A l’échelle locale, entre application d’un modèle national, réinterprétations et innovations institutionnelles

Les dispositifs mis en place à l’échelle locale représentent parfois des innovations institutionnelles originales, portées par des entrepreneurs nationaux ou internationaux et ancrées dans des contextes spécifiques. Mais ce sont souvent la reproduction de modèles internationaux ou nationaux sans souci d’adaptation ou même de pertinence, d’autant plus réinterprétés que les acteurs locaux sont autonomes dans la mise en œuvre des politiques et que la réforme recompose potentiellement des logiques d’intérêt. On observe ainsi souvent une très forte hétérogénéité des dispositifs d’action publique d’une région à l’autre, voire d’un village à l’autre.

La présence de l’aide peut favoriser l’ancrage des dispositifs dans les réalités, et permettre de prendre en charge le coût de l’expérimentation, des apprentissages, de l’action collective. Mais elle induit souvent des formes d’organisation définies par les acteurs externes plus que par les parties prenantes, des modèles coûteux, hors de portée des institutions locales et qui ne peuvent se passer de l’aide, ce qui fragilise les dispositifs et rend d’autant plus hypothétique une institutionnalisation et une autonomisation que les acteurs cherchent plus à pérenniser les flux d’aide qu’à les rendre inutiles.

Interrogations sur les processus de changement en contexte extraverti et les conditions de leur effectivité

Ces constats sur le caractère ambigu, souvent extraverti, des réformes et de la dépendance à l’aide internationale des processus de réforme comme des dispositifs de mise en œuvre appellent plusieurs questions.

Comment une réforme peut-elle s’ancrer socialement ?

Souvent impulsées par l’aide, objets d’instrumentalisations politiques ou financières, les réformes tendent à être déconnectées des enjeux sociétaux, et finalement captées par des luttes interinstitutionnelles, des stratégies corporatistes. Leur pertinence, leur applicabilité, leurs conditions de réussite ne sont pas les questions centrales[2]. Se pose dès lors la question du portage politique et social des réformes. Quels groupes d’acteurs, au niveau national, portent les projets de réforme ? Autour de quelles représentations des problèmes et de quels intérêts ? Comment mature un problème public ? Est-ce que le besoin de réforme est partagé ? Qu’est-ce qui favorise ou handicape la constitution d’un réseau d’acteurs suffisamment large, dans les administrations, le pouvoir politique et dans la société, pour porter le projet de réforme, contribuer à l’imposer, contrer les acteurs qui s’y opposent ou promeuvent des visions concurrentes ?

Une des raisons pour lesquelles les réformes ont des difficultés à s’ancrer socialement est qu’elles ne prennent pas acte de la pluralité des normes et des référentiels, de la tension entre logique communautaire, logique étatique et logique marchande qui traverse la société.  Or, si l’on veut que la politique fasse sens socialement, les choix en la matière ne peuvent relever seulement de décisions d’experts. Ils nécessitent des débats, des controverses pour les mûrir et faire émerger les arbitrages qui fassent sens, dans un pays donné, à un moment donné. Mais ces conflits de valeurs, ces tensions entre rationalités sont rarement posées en tant qu’objets de débat de société. C’est alors dans les marges d’autonomie et de réinterprétations des modèles que se font en pratique les ajustements et les compromis, au risque d’institutionnaliser des contradictions.

Formuler et publiciser des problèmes : où est la société ?

Les réformes des politiques publiques dans les pays sous régime d’aide sont promues par des techniciens dans l’administration ou au niveau des différents acteurs (les bailleurs de fonds, mais aussi les techniciens des ONG, qui partagent souvent une même culture technique). Or, si les professionnels d’un secteur peuvent être des moteurs de changement, l’analyse des politiques publiques dans les pays industrialisés met en avant le rôle des mouvements sociaux et des médias dans la « publicisation » des problèmes, c’est-à-dire dans le fait de rendre public ces problèmes collectifs qui dépassent une somme de cas individuels, et d’appeler à une action des autorités.

Cela amène à s’interroger sur le rôle des mouvements sociaux, de la « société civile » et des médias. Les organisations de la société civile sont souvent elles-mêmes dépendantes de l’aide, celles qui sont sélectionnées pour participer aux ateliers participatifs sont la frange la plus technicisée. L’accent mis sur le plaidoyer risque de techniciser les revendications[3]. Les médias sont eux-mêmes fortement sollicités par l’aide pour mettre en avant les actions et les ateliers, parfois contre rémunération. Les recherches ont cependant mis en lumière des exemples de mobilisation citoyenne réussies (voir encadré 18).

Changer les textes de loi et/ou changer les pratiques ?

On observe une fréquente déconnexion entre l’espace de la réflexion sur les politiques (au sens des textes d’orientations, des lois) et celui de la mise en œuvre (les dispositifs opérationnels). Or, changer une loi est une chose, changer les pratiques en est une autre. Faute de prendre en compte les pratiques réelles que l’on souhaite faire évoluer, la réflexion sur les politiques et les dispositifs risque de demeurer abstraite[4]. On observe alors un empilement de dispositifs successifs, qui s’ajoutent sans se remplacer, et accroissent la confusion et les dysfonctionnements.

La question de la mise en œuvre des politiques pose des défis de rythme, de capacités, de financements, de réorganisations institutionnelles. C’est partout un enjeu difficile, mais plus encore dans des contextes marqués par des institutions relativement faibles et une forte dépendance à l’aide.

Enfin, le financement de la mise en œuvre des politiques par l’aide internationale pose des problèmes de cohérence territoriale (des zones sont aidées et d’autres pas’), de précarité de l’action publique (du fait des successions d’abondance et de rareté des financements), des effets d’opportunisme et de captation de la rente de l’aide. Le raisonnement sur les dispositifs et les standards techniques, reposent plus sur l’offre de financement que sur les capacités des institutions et les ressources effectivement disponibles. Les temporalités des réformes se calquent sur les phases de financement plus que sur les temporalités des apprentissages institutionnels. L’accent mis sur l’innovation pousse à mettre en place des dispositifs complexes, qui demandent pour s’institutionnaliser un environnement institutionnel qui ne préexiste pas et que la durée des projets ne permet pas de construire, aboutissant à une succession de dispositifs fragiles.

[1] Jobert B., 1998, « La régulation politique : le point de vue d’un politiste », in Commaille J. et Jobert B., ed., Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, pp.: 137-138, souligné par moi.

[2] Cf. pour une illustration : Olivier de Sardan J.-P. et Ridde V. ed., 2014, Une politique publique de santé et ses contradictions. La gratuité des soins au Burkina Faso, au Mali et au Niger, Paris, Karthala.

[3] Siméant J., 2014, « Interpreting the rise of international ‘advocacy’” », Humanity, vol 5 n° 3.

[4] Cf. Olivier de Sardan J.-P., 2014, La routine des comportements non-observants au sein des services publics nigériens : un état des lieux. Rapport réalisé pour le Haut-Commissariat à la modernisation de l’Etat, Niamey, LASDEL, 79 p.

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