Confusion des temporalités et contradictions institutionnelles dans la réforme foncière au Bénin (2005-2014)
(Lavigne Delville P., 2015, « Temps des politiques, temps des projets : confusion des temporalités et contradictions institutionnelles dans la réforme foncière au Bénin (2005-2015) », in Valette E., Baron C., Enten F., et al, ed., Une action publique éclatée ? Production et institutionnalisation de l’action publique dans les secteurs de l’eau et du foncier (APPI) au Burkina Faso, au Niger et au Bénin, Nogent sur Marne/Toulouse, GRET/LEREPS, pp. 55-57.)
Les politiques publiques sont fréquemment décrites comme un processus logique, relativement linéaire, avec différentes étapes s’articulant autour de la « décision » qui marque le passage de la phase d’élaboration à la phase de mise en œuvre. Ce modèle séquentiel a été critiqué, de longue date : il relève en effet avant tout d’une (re)construction de processus plus complexes : les phases sont rarement bien séparées et les enchaînements logiques loin d’être toujours respectés, les séquences peuvent se chevaucher, être inversées dans le temps, ou tout simplement être absentes. S’il a l’avantage de mettre en avant le fait qu’à chaque séquence correspond des enjeux différents, et souvent des acteurs différents, le modèle séquentiel isole les processus d’action publique de leur environnement institutionnel et des jeux d’acteurs complexes qui les façonnent. Il idéalise le processus de décision, en surestiment le rôle de l’acteur public et la cohérence des processus décisionnels.
En analysant la façon dont le projet « Accès au foncier » du MCA-Bénin a voulu simultanément recomposer le cadre politique et légal de la gestion foncière, et faire passer à l’échelle des opérations pilote de formalisation de droits de propriété foncière, cette communication questionne la pertinence d’une analyse en termes séquentielles pour les politiques publiques dans les pays sous régime d’aide, marqués par les temporalités des financements.
Doté d’environ 30 millions de dollars, le projet « accès au foncier » (2007-2011) a pour objectif de « faire du foncier un actif monnayable ». S’appuyant sur les expériences antérieures (la transformation des permis d’habiter en titres fonciers, les PFR), il veut leur permettre de changer d’échelle et les intégrer dans une politique rénovée. En quatre ans initialement, puis cinq, il veut refondre la législation foncière pour la moderniser et l’uniformiser, mettre en œuvre 300 PFR et délivrer 75 000 certificats fonciers dont une part importante doivent être transformés en titres fonciers, réformer la Commission de transformation des permis d’habiter en titres fonciers et délivrer 30 000 titres fonciers en milieu urbain.
Le calendrier initial du Projet Accès au foncier prévoyait que la première année soit consacrée à la réforme foncière, après quoi les volets opérationnels pourraient être mis en œuvre dans un cadre clarifié, pendant les quatre années suivantes. Le projet de réforme de la politique foncière suivait un processus séquentiel : une série d’études, pré-identifiées, permet de construire ou d’affiner un diagnostic ; des propositions sont élaborées sur cette base et formulées dans un Livre Blanc ; après adoption par le gouvernement, celui-ci est décliné dans un document de politique, puis un texte de loi. Mais les options proposées sont controversées, le processus de refonte de la législation prend du temps et n’aboutit qu’en 2013, sous forte pression politique.
Réalisées dans le cadre légal antérieur, et donc en partie remises en causes par la nouvelle loi, les opérations de terrain connaissent de multiples difficultés. En milieu rural, les Plans fonciers ruraux sont réalisés à marche forcée, posant les bases de nombreux conflits futurs. Seuls 7% des certificats fonciers prévus sont délivrés à la fin du projet, qui voit les instances locales de gestion foncière livrées à elles-mêmes. En milieu urbain, la transformation des Permis d’habiter en Titres fonciers s’enlise. Le Code domanial et foncier est controversé, les arbitrages politiques sur sa tutelle ne sont pas réalisés lors de son vote, qui ouvre donc une phase de flou institutionnel, d’autant plus problématique que la loi prévoit une très faible durée de transition, en pratique irréaliste avec le risque que la réforme ait accrue la confusion et l’insécurité foncières au lieu de les résoudre. En effet, les dispositifs qui, de façon certes imparfaite, assurent un minimum de sécurité foncière, comme l’enregistrement des transactions par les communes, seront illégaux. Le dispositif de gestion foncière rurale mis en place par le MCA lui-même dans le cadre du projet 300 PFR est supprimé par l’abrogation de la loi 2007 sans qu’aucun mécanisme transitoire ait été défini, laissant les milliers de Certificats fonciers ruraux délivrés flotter dans un vide juridique, et les Services communaux des affaires domaniales dans l’expectative.
La stratégie de réforme impulsée par l’équipe qui a conçu le volet foncier du Compact était à la fois volontariste et extrêmement ambitieuse. Elle était conçue sur une vision très technocratique du changement (il suffit d’enchaîner les étapes et d’obtenir la validation politique) et un calendrier exagérément optimiste, qui sous-estimait largement la durée même de mise en musique bureaucratique des actions prévues, pour ne pas parler des oppositions, blocages, capacités d’inertie, et autres stratégies de captation, qui ont en pratique déterminé le rythme du projet. Le calendrier initial, qui prévoyait une phase de réforme d’un an suivie de quatre ans de mise en œuvre s’est transformé en sept ans de réforme légale pour aboutir, sur une injonction politique liée à d’autres enjeux, à un texte controversé et, sur le plan opérationnel, à des résultats très en deçà des objectifs, et au fort risque d’effritement.
Qu’une telle réforme ait besoin de temps n’a rien de choquant, au contraire. Ce qui semble problématique ici est plus l’illusion du calendrier initial et la stratégie du big push, qui se révèle une arme à double tranchant. Ce cas illustre comment la croyance en une conception technocratique de la réforme de l’action publique, d’une part, le jeu d’opportunités financières et de contraintes de mise en œuvre liés à l’aide internationale, d’autre part, ont produit une réforme controversée, au portage politique incertain. Du fait d’une confusion des temporalités entre temps de l’élaboration et temps de la mise en œuvre, celle-ci a aggravé plus que réduit les contradictions du cadre institutionnel national de la gestion foncière, au risque d’accentuer la confusion et l’instrumentalisation de cette confusion. Ce qui, en retour, questionne sous l’angle des temporalités et des ressources, la dépendance à l’aide internationale des réformes politiques et institutionnelles dans les pays sous régime d’aide.
N.B. : depuis l’atelier final d’APPI et cette communication, le flou sur la tutelle du Code a été tranché en faveur du ministère des Finances et les décrets ont été adoptés. Le ministère des Finances s’organise pour mettre en place l’Agence nationale du domaine et du foncier (ANDF). Si le flou institutionnel se clarifie, la question des temporalités de déploiement du dispositif institutionnel sur le terrain, celle de la possibilité pratique de systématiser cette politique volontariste, et celle du devenir des 300 PFR réalisés, demeurent.
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