Juillet 2018 – Les politiques publiques en Afrique, entre enjeux de société, jeux de pouvoir et extraversion

(extraits de Lavigne Delville P., 2018. Les réformes de politiques publiques en Afrique de l’Ouest, entre polity, politics et extraversion. Eau potable et foncier en milieu rural (Bénin, Burkina Faso). Gouvernement et action publique, 2018/2 (2), 53-73)

Du fait des conditionnalités posées par des institutions internationales hégémoniques (Dezalay, Garth, 1998), du néopatrimonalisme des Etats (Médard, 1991a), de leurs rapports asymétriques avec les institutions d’aide (Whitfield, 2009b) et de leurs stratégies de maximisation des flux d’aide (Bergamaschi, Diabaté, Paul, 2007), les politiques publiques des Etats africains sont fréquemment vues comme le produit des prescriptions internationales, comme uniformément « imposées par la Banque mondiale ». La dépendance des Etats à l’aide internationale – qui prolonge une extraversion historique (Bayart, 1999) – et leur affaiblissement suite aux ajustements structurels (Coussy, 2006), la capacité de prescription et de transfert de modèles des institutions d’aide (Darbon, 2009), le rôle des experts internationaux dans la définition des politiques (Jampy, 2012), l’ampleur des logiques d’instrumentalisation politique et financière de l’aide (Lavigne Delville, Abdelkader, 2010) et la faiblesse de mouvements sociaux eux-mêmes extravertis (Pommerolle, 2010) accréditeraient l’idée que, en dehors de cas spécifiques comme le Bostwana, l’Ethiopie ou le Rwanda (Whitfield, 2009c), les Etats africains et leurs gouvernements ont une faible capacité de porter des projets politiques propres, voire y renoncent dans les logiques de maintien au pouvoir (idem). Le fait même de parler de politique publique dans un tel contexte paraît discutable pour certains auteurs (Darbon, 2004 ; 2015).

De telles analyses mettent incontestablement en avant des caractéristiques structurelles des politiques publiques en Afrique (Enguéléguélé, 2002; Enguéléguélé, 2008; Darbon et Crouzel, 2009), dans le contexte de pays « sous régime d’aide » (Lavigne Delville, 2016) où la majorité des investissements publics est financé par l’aide, où l’action publique est largement « multi-acteurs et pluri-niveaux » avec un poids important des acteurs internationaux, et où l’imbrication de ces derniers dans les dispositifs publics des Etats s’est encore accrue depuis les années 2000 (Whitfield et Fraser, 2009, p. 19). Pour autant, opposer systématiquement bailleurs de fonds et Etats et analyser leurs rapports de façon unilatérale en termes d’imposition et d’éventuelles résistances sous-estime la diversité et les clivages au sein de ces deux ensembles, et surestime la cohérence des positions au sein des institutions internationales (Fouilleux, 2015) et leur capacité à réellement imposer leurs vues (Thomas, 2004). Très macroscopiques, de telles analyses tendent à généraliser leurs conclusions à l’ensemble des « Etats faibles » sans guère proposer d’analyse comparée de leurs trajectoires spécifiques, ni de la diversité des secteurs d’action publique.

Prenant acte du caractère largement coproduit des politiques publiques en Afrique, je questionne dans mes recherches les processus de leur formulation en prenant en compte cette diversité des secteurs et des enjeux. Il s’agit de s’interroger « pas seulement sur l’imposition ou l’auto-imposition des réformes, mais aussi sur leurs parcours complexes par secteur entre policy-making et stratégies politiques » (Darbon, Crouzel, 2009, p. 87). Ma perspective est celle d’une socio-anthropologie de l’action publique (Lavigne Delville, 2016), qui cherche à comprendre l’Etat en action en Afrique à partir d’analyses qualitatives approfondies, ancrée dans la socio-anthropologie du développement (Olivier de Sardan, 1995; Bierschenk, 2009; 2014) tout en explorant des objets nouveaux, et qui emprunte pour cela à la sociologie politique de l’action publique[1].

Ces recherches montrent que, toutes internationalisées et multi-acteurs qu’elles soient, il existe des politiques publiques dans les pays sous régime d’aide. Et l‘analyse empirique de ces processus qui permet de mettre à jour la nature et les configurations des réseaux, le contenu des controverses et leurs enjeux, les rapports entre intérêts, idées et institutions, le rôle de l’aide. En Afrique pas plus qu’ailleurs (Crespy et Ravinet, 2014), les politiques publiques ne sont le strict reflet de ces intérêts, et le policy tranfer n’est pas mécanique. La formulation des réformes est ancrée dans la double histoire politique et institutionnelle des pays et du secteur d’action publique, le choix des modalités de mise en œuvre, et parfois les orientations même des réformes, résultent d’un processus complexe de « fabrique politique des politiques publiques » (Zittoun, 2013), produit de controverses, de conflits, parfois de mobilisations sociales, au sein de réseaux internationalisés. Ces controverses et ces conflits ne peuvent être réduits à des luttes d’intérêts de classe, corporatistes ou institutionnelles : elles recouvrent aussi, pour partie, des débats de polity.

Dans un même pays, cette fabrique politique des politiques publiques prend des formes différentes selon les secteurs. Ceci n’est pas surprenant en soi, mais, faute d’analyses comparées dans un même pays, la mesure en est rarement prise dans les analyses sur l’Etat et les politiques publiques en Afrique. Surtout, leur spécificité ne tient pas seulement à la hiérarchie des professions en leur sein et à leur histoire institutionnelle : si les processus de réforme connaissent des trajectoires si différentes, entre reprise rapide des prescriptions internationales avec des nuances dans les dispositifs de mise en œuvre d’un côté, longues phases de maturations, violentes controverses et options divergentes de l’autre, c’est que la nature des enjeux politiques, au double sens des politics et de la polity, y sont très différents. En particulier, les Etats africains connaissent une pluralité des normes (Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan, 2001) structurelle et particulièrement marquée. Les différents secteurs d’action publique portent des enjeux spécifiques en termes de rapports entre Etat et citoyens, de tensions entre régulations coutumières, étatiques et marchandes.. Promouvant à des degrés divers l’institutionnalisation de régulations marchandes, les réformes des politiques publiques dans les années 2000 se confrontent à ces tensions, les exacerbent parfois, de façon particulièrement vive sur le secteur du foncier. Au delà des logiques corporatistes, des luttes interinstitutionnelles, des intérêts économiques des élites investissant dans la terre, c’est aussi un débat de société qui est sous-jacent aux luttes entre réseaux de politique publique, aux controverses et aux conflits qui les jalonnent, aux trajectoires chaotiques des tentatives de réforme, et qui expliquent que, sur ce champ, les prescriptions internationales (elles-mêmes hétérogènes) se concrétisent peu, ou très lentement.

La comparaison de deux trajectoires de réforme, sur un secteur aux enjeux forts en termes de politics (la lutte politique, la compétition pour le pouvoir) et de polity, dans deux pays voisins confrontés globalement aux mêmes enjeux et avec l’intervention des mêmes acteurs internationaux amène à reconnaître la singularité des trajectoires de politiques, à questionner le postulat de la soumission aux injonctions des bailleurs de fonds, tout comme celui de la dépolitisation liée à l’aide.

Notre analyse comparée éclaire aussi la question des rapports entre bailleurs de fonds et institutions nationales. Certes, lorsque la survie des élites au pouvoir est liée à la rente de l’aide, « the governments [of weak states] have opted to accept their subordinate position and the inevitability of intimate donor involvment in policy making, and then pursue strategies to maximize their policy control within that context” (Whitfield, 2009a, p.356-357), ce qui les amène le plus souvent à éviter l’affrontement avec les bailleurs de fonds, à accepter – au moins en apparence – leurs injonctions aux réformes et leurs cadrages, quitte à privilégier les réinterprétations et inerties au moment de la mise en oeuvre. Mais une telle analyse elle néglige la spécificité des secteurs et leurs enjeux politiques : sur des sujets fortement politiques et controversés comme le foncier, les Etats ont une plus forte capacité à garder la main et à mettre à distance les injonctions, d’autant que les positionnements des bailleurs de fonds sont contrastés et que les administrations peuvent jouer de ces contradictions. Dans de telles situations, les controverses ne portent pas que sur les modalités de mise en œuvre, mais sur l’orientation même des politiques. Lorsque le secteur est transversal à plusieurs administrations ou que son leadership est disputé, elles se doublent de luttes interinstitutionnelles, parfois feutrées parfois féroces, pour le contrôle de la politique et de ses orientations, et pour le contrôle des flux d’aide. En fonction des enjeux nationaux, mais aussi de l’histoire des controverses et de la dynamique des réseaux de politique publique, les trajectoires des politiques peuvent varier fortement d’un pays à l’autre, même lorsque les mêmes institutions d’aide sont impliquées.

S’intéresser à l’histoire du secteur, aux controverses qui le traversent au niveau national comme au niveau transnational, à la façon dont sont formulés les enjeux à ces deux échelles est ainsi nécessaire pour rendre compte de processus de production des politiques publiques, à la fois plus contingents et parfois moins « donor driven » qu’il n’apparaît à première vue, et pour mieux comprendre les modalités spécifiques que prennent « [the] expanded donor participation and the increasing entanglement of donors institutions and recipient administrative systems » (Whitfield, Fraser, 2009, p.19) caractéristiques des années 2000.

Enfin, interroger les processus de formulation des politiques publiques en Afrique confirme que les catégories clés de la sociologie politique de l’action publique (mise sur agenda, réseaux de politiques publiques, référentiel, mobilisés ici de façon illustrative) sont à la fois pertinents et éclairants pour comprendre les processus complexes de coproduction de l’action publique et l’Etat en action en Afrique. A condition bien sûr de mener des enquêtes empiriques approfondies, prenant au sérieux les contextes historiques et politiques, l’enchâssement social et politique de l’Etat, les configurations internationalisées d’acteurs et les impacts de la présence structurelle de l’aide : la trajectoire des Etats africains, leurs modalités d’insertion dans les relations internationales, le degré d’institutionnalisation et d’autonomisation des administrations, les formes de mobilisation et de contestation diffèrent fortement des pays industrialisés. Désexotisant l’Afrique sous en lisant le « développement » comme une forme spécifique et internationalisée d’action publique (Lavigne Delville, 2016), les recherches sur les politiques publiques en Afrique peuvent en retour contribuer à déprovincialiser l’analyse des politiques publiques, en mettant ses concepts et ses théories à l’épreuve de configurations politiques nouvelles.

 

Bibliographie

Bayart J.-F. (1999), « L’Afrique dans le monde: une histoire d’extraversion », Critique internationale, 5 (1), p. 97-120.

Bergamaschi I., Diabaté A. et Paul É. (2007), « L’agenda de Paris pour l’efficacité de l’aide. Défis de l’« appropriation » et nouvelles modalités de l’aide au Mali », Afrique contemporaine, 223-224 (3-4), p. 219-249.

Bierschenk T., 2009, « Stats at Work in West Africa: Sedimentation, Fragmentation and Normative Double-Binds. », Colloque « Etats en chantiers », Niamey, Mainz University/ LASDEL, 15 p.

Chauveau J.-P., Le Pape M. et Olivier de Sardan J.-P. (2001), « La pluralité des normes et leurs dynamiques en Afrique », in Winter G., ed., Inégalités et politiques publiques en Afrique. Pluralité de normes et jeux d’acteurs, Paris, Karthala, p. 145-162.

Coussy J., 2006, « Etats africains, programmes d’ajustement et consensus de Washington », L’Economie Politique, 4, p. 29-40.

Crespy A. et Ravinet P., 2014, « Les avatars du néo-libéralisme dans la fabrique des politiques européennes », Gouvernement et action publique, vol 2 n° 2, pp. 9-29.

Darbon D. (ed.) (2009), La politique des modèles en Afrique. Simulation, dépolitisation et appropriation, Paris/Pessac, Karthala/MSHA.

Darbon D. et Crouzel I. (2009), « Administrations publiques et politiques publiques des Afriques », in Gazibo M. et Thiriot C., ed., Le politique en Afrique, Paris, Karthala, p. 71-102.

Darbon D., 2004, « Peut-on relire le politique en Afriques via les politiques publiques?  ou « Policies make politics » : Does it make sense in African Countries ? », in Triulzi A. et Ercolessi C., ed., State, power, and new political actors in postcolonial Africa, Milano, Fondazione Giangiacomo Feltrinelli, pp. 175-199.

Darbon D., 2015, L’extranéité des politiques comme ressource de la formation de l’Etat et de la société projetés, Working paper, Toujouse, ANR APPI.

Dezalay Y. et Garth B. (1998), « Le Washington consensus: Contribution à une sociologie de l’hégémonie du néolibéralisme », Actes de la recherche en sciences sociales (121-22), p. 119-120.

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Fouilleux E., 2015, « Au delà des Etats en action… La fabrique des politiques publiques globales », in Boussaguet L., Jacquot S. et Ravinet P., ed., Une » French touch » dans l’analyse des politiques publiques ?, Paris, Presses de Sciences Po, pp. 287-318.

Jampy V. (2012), Le gouvernement expert de l’aide publique au développement : pratiques et représentations des « développeurs » au Sénégal, Doctorat de Science Politique  Université Paris I – Panthéon Sorbonne, Paris, 511 p.

Lavigne Delville P. et Abdelkader A. (2010), « A cheval donné, on ne regarde pas les dents ». Les mécanismes et les impacts de l’aide vus par des acteurs nigériens, Etudes et Travaux n° 83, Niamey, LASDEL, 113 p.

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Médard J.-F. (1991a), « L’État néo-patrimonial en Afrique noire », in Médard J.-F., ed., États d’Afrique noire. Formations, mécanismes et crise, Paris, Karthala, p. 323-353.

Olivier de Sardan J.-P., 1995, Anthropologie et développement. Essai en anthropologie du changement social, Paris, APAD/Karthala.

Pommerolle M.-E. (2010), « The extraversion of protest: conditions, history and use of the ‘international’ in Africa », Review of African political economy, 37 (125), p. 263-279.

Thomas M. A. (2004), « Can the World Bank Enforce its Own Conditions? », Development & Change, 35 (3), p. 485-497.

Whitfield L. (2009a), « Aid and Power: A Comparative Analysis of the Countries Studies », in Whitfield L., ed., The Politics of Aid, Oxford, Oxford University Press, p. 329-360.

Whitfield L. (ed.) (2009b), The Politics of Aid. African Strategies for Dealing with Donors, Oxford/New York, Oxford University Press.

Whitfield L. et Fraser A. (2009), « Introduction: Aid and Sovereignty », in Whitfield L., ed., The Politics of Aid, Oxford, Oxford University Press, p. 1-26.

Whitfield L., 2009c, « Conclusion: Changing Conditions? », in Whitfield L., ed., The Politics of Aid, Oxford, Oxford University Press, pp. 361-379.

Zittoun P., 2013, La fabrique politique des politiques publiques, Coll. Sc Po Gouvernances, Paris, Presses de Sciences Po.

[1] De ce fait, j’utilise ici un certain nombre de concepts de l’analyse des politiques publiques (référentiel, réseaux, cadrage, etc.) comme outils pour des descriptions denses, sans entrer dans les débats théoriques fins de la science politique.

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