Extrait de Lavigne Delville P., 2021, « L’expertise « engagée » et la fabrique des politiques publiques en Afrique, dans un contexte d’aide internationale », in Coste J., Doligez F., Egg J., et al, ed., La fabrique des politiques publiques en Afrique. Agricultures, ruralités, alimentations, Paris, Karthala/Iram, pp. 284-313.
Une politique publique traduit une conception du problème et des façons de le traiter, à un moment donné. Si les gouvernements et les bailleurs de fonds engagent des réformes, mobilisent des études et des expertises, c’est pour promouvoir des changements, des adaptations. Mais qu’est-ce qu’une politique publique ? A quelles conditions changent-elles ? Quels rôles jouent les savoirs et l’expertise, si les politiques publiques sont pour partie enchâssées dans les politics, et traduisent des rapports de force et des intérêts ?
Une politique publique, c’est une somme d’actions et d’inactions
Il suffit d’ouvrir un manuel de science politique au chapitre « politiques publiques » pour perdre toute naïveté sur l’idée de politiques rationnelles, au service des citoyens. Les politiques publiques sont des sommes d’actions et d’inactions (Heclo, 1972), elles sont constituées de discours autant que d’actes. Elles n’ont pas (toujours) pour but de résoudre des problèmes, mais plutôt de consolider des façons de voir la société et des positions de pouvoir. Les politiques publiques sont souvent caractérisées par des objectifs peu clairs et contradictoires (Lascoumes et Le Galès, 2007), une inertie malgré des dysfonctionnements (Jobert, 1998), une mise en œuvre incertaine (Pressman et Wildavsky, 1973), de forts sentiers de dépendance institutionnelle, dans des rapports complexes avec le jeu politique (Smyrl, 2002).
Une politique stabilise à la fois une lecture du monde, une hiérarchie entre acteurs et groupes professionnels légitimes pour en traiter et un certain nombre d’institutions qui la prennent en charge, et sont parfois en concurrence (Gaxie, 1997). En imposant leur lecture des problèmes et des solutions, les acteurs qui la portent s’imposent en même temps comme acteurs centraux de sa conception ou de sa mise en œuvre, contre d’autres lectures, d’autres réseaux d’acteurs, d’autres institutions. C’est une question d’idées, d’intérêts et d’institutions (Palier et Surel, 2005), mais aussi d’acteurs, d’alliances, de conflits, d’évitements et de malentendus.
Une politique n’est pas seulement faite de grandes déclarations, des documents stratégiques, c’est un ensemble complexe, et en partie contradictoire, de discours, d’orientations stratégiques, de textes légaux ou réglementaires, d’organisations, d’instruments. Elle n’a d’effets qu’à travers sa mise en œuvre. Tout au long des étapes de la mise en œuvre, une série d’instruments d’action publique sont mobilisés, qui ont une certaine autonomie par rapport aux objectifs qu’ils sont censés servir, et ont leurs effets propres sur les acteurs (Lascoumes et Le Galès, 2004), tout au long de ces étapes, les acteurs concernés ont leurs propres représentations et intérêts, des marges d‘autonomie et de réinterprétation, et la somme des glissements et réinterprétations peut induire des pratiques effectives bien loin de l’objectif annoncé. Or, en pratique, une politique, c’est avant tout la résultante des pratiques des acteurs chargés de la mettre en œuvre, pratiques elles-mêmes influencées, à des degrés divers, par les réactions des acteurs concernés.
Inertie et changement dans les politiques publiques
La question du changement est au cœur des analyses sur les politiques publiques (Palier et Surel, 2010). Celles-ci montrent que, du fait des coalitions d’acteurs et d’institutions qui se sont constituées autour de la politique telle qu’elle a été pensée à un moment donné, l’inertie l’emporte largement sur le changement. En effet, les acteurs et les corporations porteurs d’une conception donnée ont intérêt à ce que leur conception demeure, les institutions ont une force d’inertie et peuvent s’opposer aux changements d‘idée ou en neutraliser les effets pratiques.
Pour Jobert (1999 : 137-138), « si les recettes anciennes continuent à produire des résultats prévisibles et acceptables, il y a de fortes chances que les communautés de politiques publiques concernées restent insensibles aux évolutions des paradigmes scientifiques comme aux variations de la rhétorique politique. Si les recettes anciennes débouchent sur un échec avéré ou sont remises en cause par un protagoniste influent de l’échange, alors peut [souligné par moi] s’amorcer une mobilisation de ressources intellectuelles nouvelles élaborées dans d’autres forums. [… Cependant] on observe empiriquement souvent des situations où des politiques persistent dans leur orientation malgré les désordres et les perturbations qu’elles engendrent. C’est particulièrement le cas quand les acteurs d’une politique sont parvenus à un compromis reportant les coûts de leur accord sur un tiers ».
En pratique, rares sont les politiques « instituantes » (Jobert, 1998 : 137), qui portent une façon nouvelle de définir le secteur, et refondent en même temps les rapports entre acteurs dans ce secteur. Le changement est plutôt « incrémental », par petites touches. Il concerne des ajustements dans les modalités, plus qu’une remise en cause des « croyances centrales » (core beliefs), quitte à ce que l’accumulation des petits changements finisse par changer le sens de la politique, sans que le modèle sous-jacent soit forcément redéfini. Mais il arrive aussi que de nouveaux problèmes soient « publicisés », à la fois construits comme des problèmes collectifs nécessitant l’intervention d’acteurs publics, et non pas une somme de cas individuels, et « rendus publics », médiatisés. Cela suppose un travail actif d’entrepreneurs de cause, qui se mobilisent pour cela et obligent les autorités (nationales ou locales) à agir.
Les facteurs de changement dans les politiques sont multiples, ils peuvent venir de l’intérieur, des insatisfactions internes aux administrations et aux professions concernées, face à des dysfonctionnements. Ils viennent souvent de l’extérieur, de la société, lorsque la médiatisation de problèmes, et/ou des mobilisations sociales – celles-ci étant souvent une façon d‘obtenir la médiatisation – , obligent le gouvernement à réagir, au moins en façade, à « mettre à son ordre du jour » (mal traduit par « mise à l’agenda ») le traitement du problème (Garraud, 1990). Ils peuvent venir « d’en haut » lorsque, comme c’est de plus en plus fréquent, des normes supranationales doivent être incorporées dans le droit national ou que, dans le cas des pays sous régime d’aide, des objectifs de réforme sont intégrées comme conditionnalités à des accords de financement. Ils peuvent résulter des décalages de dynamiques entre secteurs, d’une inertie du secteur par rapport à des évolutions globales (les ajustements global/sectoriels évoqués ci-dessus). Ils peuvent être rendus possibles par des changements dans le personnel politique, une alternance au pouvoir.
Mais les problèmes sont nombreux, les sollicitations multiples, les attentes contradictoires. Les gouvernements ne peuvent prendre toutes en charge. Ils sélectionnent certaines mesures, celles qui répondent le mieux à leur électorat, celles qui ont le coût le plus faible et les gains potentiels les plus élevés. Les moments favorables au changement sont donc limités. A l’image des fenêtres de tir des fusées spatiales, il existe des « fenêtres d’opportunité » (Kingdon, 2014). Kingdon identifie ainsi trois courants, le courant des problèmes, où des coalitions d’acteurs tentent de publiciser des problèmes et de réclamer des réponses politiques, le courant des solutions, où des acteurs (souvent d’autres) tentent de promouvoir leurs solutions et de les raccorder à des problèmes qui puissent les légitimer, et le courant de la décision politique, où des autorités prennent des décisions en fonction de paramètres multiples et contradictoires, dans des environnements complexes traversés par des rapports de force et des enjeux de consolidation de leur position. Il faut que les trois se rencontrent, que les décideurs trouvent en face des problèmes une ou des solutions qui leur semblent pouvoir répondre et qui soient politiquement acceptables, et que le moment soit propice pour en espérer un gain politique. Le travail des entrepreneurs de politique consiste à exercer une vigilance permanente et un travail de réseautage et d’entretiens de relations, pour tenter de pousser leur cause ou leurs solutions, pour voir s’ouvrir les fenêtres d’opportunité et tenter de les saisir. Leurs efforts sont multiples, pas toujours couronnés de succès.
Les savoirs et la formulation des politiques
Le changement dans les politiques est donc contingent. Il met en jeu des acteurs, des professions, des institutions qui luttent pour conquérir ou protéger des positions et du pouvoir. Mais le changement n’est pas qu’une question de rapports de force. Il met aussi enjeu des idées. Toute politique publique traduit « un rapport au monde » (Muller, 1990), une représentation de la société, et une volonté d’agir sur elle pour l’organiser ou la transformer. Cette représentation est nécessairement simplifiée, fondée sur des grilles de lecture qui permettent de décoder le réel, puis de le recoder à travers « un ensemble de normes prescriptives qui donnent sens à un programme politique » (idem : 43). Les argumentaires mobilisent, à partir de valeurs et de croyances plus ou moins explicites, une série d’arguments, organisés dans des « récits de politique publique » (Radaelli, 2004), eux aussi très simplifiés, expliquant comment se posent les problèmes et en quoi les mesures proposées y répondent à la façon dont les problèmes sont posés.
Ces récits peuvent s’opposer, et les divergences de lecture du réel vont de pair avec des options de politiques divergentes : selon que vous voyez le chômage comme résultant des politiques de délocalisation en Chine, elles-mêmes résultant des stratégies de maximisation du profit encouragés par la libéralisation de la finance, ou de l’insuffisante « employabilité » de la main-d’œuvre, selon que vous voyez la mobilité des troupeaux sahéliens comme un mode de production efficace dans des écosystèmes aléatoires ou comme un archaïsme à combattre, vous ne proposerez pas les mêmes solutions. A un moment donné, une vision en arrive à dominer, de façon plus ou moins hégémonique. Dès lors, ce qui est cohérent avec elle trouve plus facilement écoute, ce qui la conteste et s’y oppose doit lutter contre les croyances en place. Les luttes autour des politiques publiques sont donc en partie des batailles d’idées : arriver à convaincre de la justesse d’un récit est un enjeu central, car ceux dont les idées sont minoritaires doivent se battre en permanence pour être audibles. Ils doivent arriver à délégitimer les récits dominants pour que le leur devienne entendable et légitime, à fédérer autour d’eux des réseaux d’acteurs les plus large possibles, ou les plus influents, qui partagent suffisamment ces idées, ces croyances, ces valeurs, pour en renforcer le poids et la crédibilité. Les idées sont le support d’intérêts, mais elles ne s’y limitent pas. Elles structurent le champ du pensable et du légitime à un moment donné et en cela s’imposent pour partie à tous.
Peu importe la véracité des énoncés, leurs rapports à la connaissance scientifique, et aux savoirs d’usage des gens concernés. Si les choix politiques sont fréquemment légitimés par des références aux situations concrètes, ou à la science, c’est, on l’a vu, à travers le filtre de récits simplifiés, de façon floue et souvent instrumentale. Quels que soient les appels à des « evidence-based policies », les politiques publiques ne reposent pas, ou de façon très indirecte, sur la connaissance scientifique. Ce qui est en jeu ici est bien de l’ordre du récit, porté par des réseaux d’acteurs qui y croient et/ou ont des intérêts à le défendre. Cela ne veut évidemment pas dire que tout récit se vaut et que le rapport au réel des récits de politique publique n’importe pas (c’est bien sur une condition de pertinence pour les gens concernés), mais qu’il est naïf de croire qu’il suffit de mobiliser et mettre à disposition des savoirs pertinents pour faire changer les politiques. Il faut aussi que ces savoirs soient incorporés dans des récits. Que ces récits soient portés par des réseaux d’acteurs suffisamment puissants pour, comme dit Jobert, remettre en cause les recettes anciennes et obliger à mobiliser des ressources intellectuelles, des savoirs élaborés dans d’autres enceintes et jusqu’ici inaudibles. Dès lors, comment se jouent les rapports entre savoirs et politiques ? Quels rôles pour les diagnostics, les recherches appliquées, les évaluations, bref, pour l’expertise ?
L’expertise, une médiation entre savoirs, entre mercenariat et négociation
L’expertise peut être définie comme la « production d’une connaissance spécifique pour l’action » (Lascoumes, 2002 : 369), comme « une activité particulière d’exercice diagnostique du savoir en situation problématique, dans le cadre d’une mission intégrée à un processus décisionnel dont l’expert n’est pas le maître » (Théry, 2005 : 312). Elle répond à une commande, elle vise à apporter des connaissances et/ou proposer des stratégies, pour alimenter un processus décisionnel. En fonction du type d’expertise et de son contexte, la contribution demandée à l’expert varie. Elle peut relever de la mise à disposition de cadres conceptuels ou de connaissances préexistantes ; d’une recherche appliquée, à travers la production de connaissances originales sur des questions spécifiques.
L’expertise se situe à des degrés divers à l’interface entre connaissance et action : elle produit, mobilise et organise des savoirs – préexistants ou produits dans le cours de l’expertise -, en réponse à des demandes sociales ou politiques. Elle propose des cadrages pour l’action, voire des solutions. La relation entre ces deux formes de rapport au monde que sont la connaissance – et en particulier la connaissance scientifique – et l’action ne va pas de soi. Le travail de médiation entre les deux que réalise l’expertise est indispensable, mais il ne va pas non plus de soi.
L’expert répond à une commande. Il mobilise pour cela différents types de savoirs, ceux qu’il a incorporés par sa formation et son expérience, ceux qu’il va trouver dans la littérature, académique ou experte, ceux issus d’enquêtes et d’entretiens en fonction de ce que la durée de l’expertise permet. Son travail consiste à mobiliser ces savoirs (et donc à les sélectionner et à les organiser) pour répondre aux questions qui lui sont posées. Celles-ci sont définies dans des termes de références, qui cadrent la demande et la façon de poser le problème, et donc définissent et limitent en même temps le champ du questionnement. Les questions de politique publique, et les catégories sur lesquelles elles reposent, sont souvent discutables d’un point de vue scientifique, ou de point de vue de la connaissance des situations et des contextes acquise par les experts. Ceux-ci peuvent tenter de redéfinir les catégories, de déplacer et reformuler les questionnements, pour des diagnostics plus pertinents. Mais leur capacité à le faire est souvent limitée, par le cadrage réalisé par les termes de référence, mais aussi, souvent, par la recevabilité d’analyses fondés sur des bases différentes, qui heurtent les croyances des commanditaires. Pour être recevables, les diagnostics et les analyses doivent à la fois être intelligibles, et donc être formulés dans des termes entendables, et opérationnalisables, et donc mettant en avant des causalités suffisamment simples et des leviers activables. Cela oblige à des négociations et des compromis, d’autant plus difficiles que les commanditaires relèvent de spécialités différentes de celles des experts et ne partagent pas les mêmes façons de poser les questions, et que les croyances centrales qu’ils partagent sont fortes, et en décalage avec les convictions et les savoirs de l’expert. L’expertise se déroule souvent sur un temps court, incompatible avec des enquêtes solides, ce qui ajoute une couche de contraintes.
Dès lors, l’objectif de l’expertise n’est pas forcément – ou en tous cas pas seulement – de produire des connaissances originales, fondées sur des enquêtes approfondies. C’est aussi, et souvent surtout, de proposer un cadre d’analyse et de propositions (avec un équilibre varié entre les deux) qui propose une réponse recevable à des questions données, qui emporte la conviction – et là, des études solides sont un atout incontestable – et soit mobilisable dans la décision et pour cela soit à la fois politiquement recevable et « opérationnalisable ». Ce qui peut demander des dosages subtils entre prise en compte et mise en question des schémas de pensée et des catégories des commanditaires, entre prise en compte du réel et de sa complexité et mise à disposition d’une analyse simplifiée, qui « diminue l’opacité du monde en définissant de nouveaux points d’appui pour agir » (Muller, 1990 : 44). Entre prise en compte des intérêts et des rapports de force en place qui expliquent l’existant, et tentatives pour établir des alliances et donc des compromis permettant d’innover. Le critère de qualité n’est pas tant la justesse du diagnostic que sa capacité à favoriser la prise de décision.
Dès lors, l’expertise est partie intégrante de la « fabrique politique des politiques publiques » (Zittoun, 2013). C’est par nature même un acte politique, qui traduit un positionnement politique et moral de l’expert, son rapport au pouvoir et aux « ressortissants » de la politique, les gens concernés[1]. La neutralité de l’expertise est largement une fiction. Selon la façon dont il se positionne, la façon dont il pense et exerce son métier, l’expert peut se comporter en mercenaire faisant sans états d’âme le travail qui lui est demandé, pour assurer la satisfaction des commanditaires et le paiement de ses honoraires, ou en médiateur engagé, cherchant à réduire les gaps entre les récits et les projets des commanditaires et ce qu’il connaît du terrain et des « ressortissants »… tout en devant travailler à la recevabilité de ses analyses et leur acceptabilité politique, tant pour l’efficacité de son travail que pour sécuriser le paiement de ses honoraires.
Animer la construction de savoirs partagés : les nouvelles formes de l’expertise
Isabelle Théry (2005 : 315-320) distingue trois types d’expertise : l’expertise de service, où « le mandataire a ses compétences propres, mais demande une expertise technique sur un domaine qu’il ne maîtrise pas » ; l’expertise de consensus, qui se déroule en général au sein de commissions, et dont le rôle est d’établir des normes à partir d’un débat entre experts de différentes spécialités : « la spécificité de ce type d’expertise est d’organiser procéduralement la confrontation et l’ajustement entre des acteurs aux compétences différentes » afin de permettre « l’élaboration même d’un consensus éclairé, sur des questions où les savoirs sont en cours d’élaboration, et les enjeux éthiques et politiques complexes » ; et enfin, l’expertise d’engagement, où « un spécialiste est mandaté à la fois pour proposer une analyse scientifique, établir un diagnostic et s’engager sur des propositions pour l’action (réformes juridiques, réformes des politiques publiques) ».
La première forme renvoie au modèle classique où l’État mobilise l’expertise interne de son administration ou recourt à des acteurs spécialisés, dans la recherche ou les institutions finalisées, pour apporter une réponse censée être neutre. Cette forme d’expertise, qui repose sur un monopole du savoir légitime aux mains des experts et des politiques, excluant l’expérience pratique des acteurs concernés par un sujet, leurs connaissances, leurs savoirs (d’usage, vicinaux, etc.), est questionnée à partir des années 1980. La remise en cause de la « double délégation » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) du pouvoir aux politiques et du savoir aux experts réintroduit le « public » dans les controverses, ce qui entraîne une profonde redéfinition de l’expertise. L’expert n’est plus tant celui qui apporte une connaissance prédéfinie – selon des problématisations et des catégorisations qui sont les siennes ou celles de l’État – que celui qui favorise l’exploration des controverses et la production collective d’une analyse (Lascoumes, 2002), et qui ainsi contribue « à la démocratisation des connaissances et des choix » (idem) (les deux fonctions n’étant pas antinomiques). Cette évolution vers l’expertise de consensus, dans des forums plus ou moins ouverts, va de pair avec la perte de monopole du savoir de l’expert institué et la reconnaissance de « l’expertise quotidienne » des acteurs (Sennett et Dauzat, 2006) et est particulièrement importante pour les problèmes nouveaux, mal connus.
Dans le champ de l’analyse des politiques publiques, des chercheurs mettent en avant le principe de l’évaluation pluraliste (Jacot et Fouquet, 2007; Lascoumes et Setbon, 1996) où la rigueur de l’évaluation n’est plus liée (ou plus seulement) au fait d’avoir mené des enquêtes rigoureuses sur les questions posées, mais au fait de produire une image de la politique et de son impact qui soit partagée entre les différents groupes d’acteurs parties prenantes. L’administration n’a ainsi plus le monopole des questionnements. L’évaluation est pilotée par des comités élargis, intégrant des représentants des ressortissants, les questionnements sont élaborés en commun, les résultats débattus. L’évaluation est pluraliste car elle intègre l’existence d’une diversité de groupes d’acteurs concernés et de la légitimité de leurs points de vue spécifiques, dans la définition même de ses questionnements comme dans la mise en débat des résultats.
Les expertises Sud intègrent souvent une phase d’enquête de terrain, plus ou moins poussée, censée garantir la prise en compte du réel et les représentations et intérêts des populations concernées. Mais, outre que leur durée est variable, et souvent insuffisante, c’est par le filtre des experts (de leurs valeurs, de leurs grilles d’analyse) que ces représentations et intérêts remontent, de façon partielle, sélective et souvent biaisées. De plus en plus, ces expertises intègrent une dimension « participative », avec des ateliers de restitutions ouverts à une diversité d’acteurs. Ces évolutions sont importantes au sens où elles témoignent d’une certaine ouverture à la prise en compte des ressortissants et à la légitimité de leurs savoirs et de leurs points de vue. Elles peuvent leur permettre de faire valoir leurs points de vue, de faire évoluer les diagnostics et les propositions. Pour autant, elles restent au milieu du gué par rapport au principe de l’évaluation pluraliste. On sait que l’impératif participatif prend des formes très variées, et que les ateliers participatifs sont fréquemment biaisés, dans la sélection des participants, dans les formes de communication, dans l’accès aux informations, limitant la capacité des acteurs non dominants à en maîtriser les codes et les enjeux (Cissoko et Toure, 2005). De plus, dès lors que la participation se joue en aval, dans la mise en débat de résultats – en plus restitués à chaud et sans capacité d’analyse préalable – et pas dans la définition même des questionnements, les marges de manœuvre sont limitées.
Références
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Zittoun P., 2013, La fabrique politique des politiques publiques, Coll. Sc Po Gouvernances, Paris, Presses de Sciences Po.
[1] Terme peu satisfaisant (mais moins mauvais que « bénéficiaires »…), « la notion de ressortissants des politiques publiques désigne les individus ou groupes à qui les politiques sont destinées » (Lévy et Warin, 2019).
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