(extrait de Lavigne Delville P. et Schlimmer S., 2020, « Saisir l’action publique en Afrique à travers les instruments. Introduction au dossier », Revue internationale de politique comparée, vol 27 n° 2/3, pp. 9-32)
Le terme « d’instrumentation de l’action publique » terme recouvre « l’ensemble des problèmes posés par le choix et l’usage des outils (des techniques, des moyens d’opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale » (Lascoumes & Le Galès, 2004b : 14). La thématique des « outils » (« tools of government ») est posée depuis longtemps dans la littérature anglophone sur l’analyse des politiques publiques (Hood, 1983), et fait l’objet d’approches variées (Margetts & Hood, 2016). Mais ce n’est qu’au cours des années 2000 que les questionnements en termes d’instruments d’action publique (IAP) et d’instrumentation de l’action publique ont été développés en langue française (Halpern, Lascoumes, & Le Galès, 2014a; Lascoumes & Le Galès, 2004c; Le Galès, 2011). Définissant l’instrument comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes & Le Galès, 2004b : 15), cette approche se situe dans ce que Margetts et Hood (op. cit. :140) qualifient « d’approches mixtes », centrées ni sur le choix par les gouvernements entre des instruments prédéfinis, ni sur la recherche d’une liste ou de typologies universelles d’instruments. S’inscrivant dans la « french touch » de l’analyse des politiques publiques (Boussaguet, Jacquot, & Ravinet, 2015), elle propose un questionnement de sociologie politique, et interroge les rapports complexes entre les instruments et la politique publique qu’ils sont censés servir, mettant en avant l’autonomie partielle des instruments ainsi que leurs effets propres, non prévus et parfois non souhaités (voir aussi Howlett, 1991; Howlett & Ramesh, 1993).
Interroger le concept d’IAP au regard des expériences africaines
L’analyse des IAP s’est constituée en un sous-champ de la sociologie de l’action publique, et a fait des apports originaux à la compréhension des dynamiques et contradictions de l’action publique. Il s’agit, en effet, d’une entrée qui permet de s’intéresser – à travers des dispositifs législatifs et réglementaires, économiques et fiscaux ou encore informatifs et communicationnels – à des « forme[s] condensée[s] de savoir sur le pouvoir social et les façons de l’exercer » (Lascoumes & Le Galès, 2014 : 327). Comme d’ailleurs la sociologie de l’action publique elle-même jusqu’à récemment, cette grille a été développée sur des terrains essentiellement européens et nord-américains. Peu de travaux ont cherché à questionner ces résultats en les confrontant aux situations dites du Sud et notamment africaines. Pourtant, là comme ailleurs, les gouvernements utilisent de longue date « des intermédiaires, des dispositifs mêlant des composantes techniques (mesure, calcul, règle de droit, procédure) et sociales (représentation, symbole) » comme « moyen d‘orienter les relations entre la société politique et la société civile » (Lascoumes & Le Galès, 2004b : 21). Sans même remonter aux techniques de gouvernement des formations sociales pré-coloniales, les chiffres, les cartes et les registres sont aussi anciens que l’administration coloniale et ont joué un rôle important dans la consolidation et le déploiement de cette dernière. Depuis l’époque coloniale, une part significative de l’action publique est mise en œuvre par « projet », un instrument spécifique et particulièrement présent dans les pays colonisés puis « sous régime d’aide » et qui façonne les processus, jeux de pouvoirs et les temporalités de l’action publique dans ces contextes. Cette approche par projet a connu différentes phases et recompositions (Lavigne Delville, 2016), depuis les grands projets coloniaux d’aménagement à la multiplication des projets d’Organisations Non-Gouvernementales (ONG)[1]. Depuis les années 1980 et 1990, l’adoption de la doctrine néolibérale comme condition d’accès aux programmes d’aide internationaux, a entraîné dans les Etats africains, une multiplication des techniques de gouvernement basées sur les objectifs de performance économique, de standardisation, de mesurabilité et de mise en chiffres.
Ce sont ces instruments relativement nouveaux, issus de la logique du New Public Management, qui ont fait l’objet de recherches, notamment en anthropologie et en science politique. Des travaux récents se sont par exemple intéressés à l’instrumentation des projets de développement (Lavigne Delville, 2015), à la planification budgétaire (Samuel, 2011) et aux outils de financiarisation (Ducastel, 2016), aux instruments de mesure (Cabane & Tantchou, 2016), à la fabrique des statistiques scolaires (Fichtner, 2016), mais aussi aux instruments de lutte contre le sida (Soriat, 2018), aux documents d’identité (Awenengo Dalberto & Banégas, 2018; Perrot & Owachi, 2018) ou encore à des instruments de politique transnationale de santé comme le Fonds mondial contre le sida (Eboko, Hane, Demange, & Faye, 2015). Ces recherches étudient des dispositifs institutionnels au sens sociologique du terme (idem) qui créent, orientent et transforment les rapports entre gouvernants et gouvernés. Elles apportent des éclairages importants sur la question de l’instrumentation de l’action publique, en insistant sur le caractère politique et social des instruments et sur leurs liens avec les recompositions du politique en Afrique. En particulier, le dossier thématique coordonné par L. Cabane et J. Tantchou pose explicitement la question des instruments comme techniques de gouvernement et la façon dont les instruments chiffrés permettent aux institutions internationales de « s’infiltrer » profondément dans les structures tant étatiques que non-étatiques, tout en suscitant des stratégies de détournements et de réappropriation de la part des acteurs nationaux.
Pour autant, ces travaux ne font pas de la question théorique et analytique des instruments un enjeu central et ne se positionnent pas explicitement par rapport aux débats en cours sur la sociologie de l’action publique au Nord et au Sud. C’est au contraire l’objet de ce dossier qui entend discuter l’intérêt d’une approche par les IAP pour comprendre l’action publique en Afrique et les apports des terrains africains au débat général sur les IAP. Inscrits dans des perspectives de science politique et de socio-anthropologie du développement, les textes qu’il rassemble interrogent l’instrumentation de l’action publique dans des secteurs de politique publique, dans des temporalités et dans des contextes empiriques variés et donnent à voir l’Etat en action (Jobert, 1985) en même temps que les formes spécifiques, largement co-produites avec des acteurs internationaux, de l’action publique en Afrique.
Références
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Boussaguet L., Jacquot S. et Ravinet P. ed., 2015, Une » French touch » dans l’analyse des politiques publiques ?, Paris, Presses de Sciences Po.
Cabane L. et Tantchou J., 2016, « Instruments et politiques des mesures en Afrique », Revue d’anthropologie des connaissances, vol 10 n° 2, pp. 127-145, http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2016-2-page-127.htm.
Ducastel A., 2016, « Le capital-investissement comme instrument de l’action publique ou la financiarisation du développement en Afrique subsaharienne », Politique africaine, n° 144, pp. 135-155.
Eboko F., Hane F., Demange É., et al, 2015, « Gouvernance et sida en Afrique: instruments de l’action publique internationale, l’exemple du Fonds mondial », Mondes en développement, n° 170, pp. 59-74.
Fichtner S., 2016, « La fabrique locale des statistiques scolaires. Acteurs, pratiques et enjeux dans une école primaire au Bénin », Revue d’anthropologie des connaissances, vol 10, 2 n° 2, pp. 261-278, http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2016-2-page-261.htm.
Halpern C., Lascoumes P. et Le Galès P., 2014, L’instrumentation de l’action publique: controverses, résistances, effets, Paris, Presses de Sciences Po.
Hood C., 1983, The tools of Government, Coll. Public Policy and Politics, London, The Macmillan Press.
Howlett M., 1991, « Policy instruments, policy styles, and policy implementation », Policy Studies Journal, vol 19 n° 2, pp. 1-21.
Howlett M. et Ramesh M., 1993, « Patterns of policy instrument choice: Policy styles, policy learning and the privatization experience », Policy Studies Review, vol 12 n° 1, pp. 3-24.
Jobert B., 1985, « L’État en action. L’apport des politiques publiques « , Revue française de science politique, vol 35 n° 4, pp. 654-682.
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Lascoumes P. et Le Galès P., 2004b, « Introduction : L’action publique saisie par ses instruments », in Lascoumes P. et Le Galès P., ed., Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, pp. 11-44.
Lascoumes P. et Le Galès P., 2014, « Instrument », in Boussaguet L., Jacquot S. et Ravinet P., ed., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, pp. 325-335.
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Pinson G., 2004, « Le projet urbain comme forme d’action publique », in Lascoumes P. et Le Galès P., ed., Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, pp. 199-233.
Samuel B., 2011, « Calcul macro-économique et modes de gouvernement : les cas de la Mauritanie et du Burkina Faso », Politique africaine, n° 124, pp. 101-126.
Soriat C., 2018, « Imposition et appropriation de la lutte contre le sida par projet au Bénin. L’instrumentation de l’action publique comme observatoire des trajectoires étatiques africaines », Gouvernement et action publique, vol 2 n° 2, pp. 95-115, https://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2018-2-page-95.htm.
[1] L’histoire coloniale et post-coloniale du « projet » dans les pays du Sud précède son succès contemporain dans divers secteurs d’action publique au Nord (Panico & Poulle, 2005; Pinson, 2004), et une analyse comparée de la trajectoire des projets comme forme d’action publique serait intéressante.
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