2008: Foncier et démocratie de proximité, Conventions locales et négociation sur la gestion des ressources naturelles renouvelables, un exemple de gouvernance locale ?

1.Le pluralisme des normes et ses conséquences

Les règles gouvernant l’accès à la terre et aux ressources naturelles renouvelables sont un enjeu économique, social et politique essentiel en milieu rural : elles déterminent la distribution des opportunités économiques, elles renvoient à des valeurs sociales, à l’histoire. En Afrique de l’Ouest, mais plus largement dans la grande majorité des zones rurales, les normes locales, fondées sur des principes coutumiers, continuent à gouverner l’accès à la terre et aux ressources naturelles. Elles ont évolué suite aux évolutions sociales et économiques, et sont parfois en désuétude ou contestées, en tous cas par certains acteurs. Elles se confrontent – en théorie, et parfois en pratique – à un dispositif légal d’origine coloniale, qui voit dans le titre foncier la seule forme de droit « réel » et nie ou reconnaît du bout des lèvres les droits locaux et les autorités qui les incarnent. Ceci induit une situation de pluralisme normatif, où différents registres de normes sont en compétition pour réguler les questions foncières, et où différentes instances (autorités coutumières, nouvelles notabilités locales, services techniques de l’Etat, administration territoriale, etc.) sont en compétition ou en synergie pour le pouvoir d’affecter les droits ou d’arbitrer les conflits.

Les situations de terrain sont très diverses, avec des zones continuant à être régulées exclusi-vement selon des principes coutumiers, des zones de forte confrontation et de conflit, des zones où des régulations nouvelles, hybrides, ont été inventées par les acteurs. Mais cette co-existence non régulée de différents systèmes de normes est aujourd’hui reconnue comme une des sources des conflits : des droits légitimes selon un registre peuvent être contestées selon un autre ; un arbitrage rendu par une instance peut être contestée auprès d’une autre. Cela favorise les opportunismes, les conflits jamais résolus.

2.Expliciter les règles légitimes pour gérer les enjeux d’aujourd’hui, stabiliser les procédures d’arbitrage : forums et instances hybrides
En fait, le problème ne tient pas tant au pluralisme des normes lui-même (toute société connaît un certain pluralisme, droit et pratiques sociales sont dans des processus permanents de désajustements/réajustements), qu’à la compétition et la concurrence entre instances d’arbitrage, qui rend difficile la négociation des compromis, l’arbitrage entre normes concurrentes et l’établissement d’une jurisprudence. L’enjeu est ici d’abord politique et institutionnel : reconnaître et formaliser la prééminence des négociations et arbitrages locaux sur le recours aux dispositifs publics (administration, justice) ; formaliser les accords pour éviter leur remise en cause ; expliciter les conditions dans lesquelles des recours peuvent être recevables.

Pour favoriser des décisions consensuelles, plusieurs pays ont mis en place des instances mixtes, rassemblant élus (lorsqu’il y a décentralisation), services techniques, pouvoirs coutumiers, organisations professionnelles. Dès lors qu’elles fonctionnent avec le souci du bien commun, ces instances peuvent être des lieux de dialogue et de coordination des décisions sur la gestion foncière. Ainsi, au Niger, les Commissions Foncières (communales, d’arrondissement) sont des instances hybrides, chargées de reconnaître et formaliser à la demande les droits locaux.

D’autres pays, comme le Bénin, mettent en place des politiques systématiques de formalisation des droits locaux, fondés sur des démarches participatives d’identification et de cartographie des droits, les Plans Fonciers Ruraux (PFR), débouchant sur la délivrance de « certificats fonciers ». Les communes sont chargées de gérer ces droits, dans une articulation entre niveau villageois d’enregistrement des transactions et des mutations, et niveau communal de délivrance des certificats fonciers et de gestion de l’information foncière.

Mais en amont des procédures d’arbitrage ou des démarches d’identification des droits, se pose la question des normes jugées légitimes et répondant aux enjeux d’aujourd’hui. Sur quels principes arbitrer ? quels droits enregistrer ? Parfois, il peut simplement s’agir d’expliciter et de formaliser les règles qui font consensus localement, pour que l’ensemble des acteurs (y compris les communes et l’administration) s’y réfère. Souvent, il s’agit aussi de négocier des règles nouvelles, répondant aux évolutions sociales et économiques, ou à des enjeux nouveaux :
– est-il aujourd’hui légitime de vendre des terres, si oui dans quelles conditions et selon quelles procédure ?
– comment réguler les défrichements pour préserver les ressources ligneuses ou les pâturages indispensables ?
– quelles règles pour l’exploitation du bois de feu dans la brousse du village, de la pêche dans la mare intervillageoise ?
– qui peut faire enregistrer ses droits lors d’une Opération PFR, dans ces terres appartenant autrefois à un village déplacé, et aujourd’hui cultivées par d’autres : les anciens possesseurs ou les nouveaux occupants ?

Face à ces questions, il n’y a pas de réponse toute faite, et les instances hybrides d’arbitrage et de concertation, à un niveau communal ou d’arrondissement, n’ont pas la légitimité suffisante. Le débat public et la recherche de réponses consensuelles est nécessaire, dans des forums de débat.

3.La décentralisation administrative : chance ou risque ?
Par rapport au pluralisme des normes et au décalage entre règles étatiques et normes locales, décentralisation administrative peut être une chance ou un risque : couplant légitimité locale et légitimité publique, les conseils communaux peuvent être un lieu d’émergence de régulations couplant légalité et légitimité, négociant les compromis entre systèmes de normes, faisant émerger une jurisprudence locale. Mais :
– ce sont des instances supplémentaires dans un paysage déjà encombré, et les maires peuvent vouloir eux aussi s’affirmer comme acteurs d’arbitrage sans forcément connaître et mesurer les situations locales ;
– les collectivités locales ne sont pas nécessairement un espace pertinent pour la gestion des ressources naturelles, qui se joue  souvent à des échelles plus petites (une mare, une réserve de brousse) ou plus large (des couloirs de transhumance, une forêt à cheval sur plusieurs communes);
– ce sont des instances politiques, les élus peuvent être en compétition avec les autorités coutumières;
– enfin, la question des terres et des ressources naturelle a le plus souvent été évitée dans les
lois sur la décentralisation, laissant un flou sur les attribution des communes en la matière, avec des services techniques résistant à un transfert réel de compétences.

Mais les élus sont sollicités par leurs citoyens. Certains cherchent à organiser des instances de concertation, à favoriser les arbitrages négociés, à dialoguer avec les pouvoirs coutumiers. Ils n’ont pas toujours les références et les outils pour organiser les forums, savoir quels sont les marges de manœuvre dont ils disposent.

4.Les conventions locales de gestion des ressources naturelles renouvelables, un exemple de gouvernance locale ?
Face à ces enjeux, de nombreux projets et Ong ont tenté, en Afrique de l’Ouest et en particulier au Mali, de promouvoir des processus de négociation des règles de gestion des ressources naturelles renouvelables, sous le terme de « conventions locales », le terme « convention » renvoyant à l’accord entre acteurs. Il s’agit là d’une gestion décentralisée, et non participative, au sens où les populations ont la responsabilité de définir les règles qui leur semblent légitimes et pertinentes, et pas seulement de mettre en œuvre des règles décidées par les services techniques (ce qui a suscité au départ – et continue souvent à susciter – de fortes réticences de la part de ces derniers).

Les démarches et savoir-faire se sont progressivement constitués. Il s’agit  de promouvoir des espaces de dialogue entre acteurs local, pour définir les règles du jeu. Le principe vise, avec l’aval des autorités communales, à favoriser la négociation entre acteurs locaux, sur un territoire ou autour d’une ressource donnée. Plus ou moins long, le processus est censé aboutir à un ensemble de règles, faisant sens pour les acteurs (c’est-à-dire correspondant à leurs représentations, et aux problèmes concrets qui se posent). Un projet de convention est alors rédigé, validé par les représentants locaux, puis soumis aux services techniques pour avis. Des ajustements pouvant être nécessaires pour rendre la convention compatible avec la législation – ou en tous cas acceptable par les services techniques. Une fois finalisée, la convention, signée par les représentants des villages concernés, est transmise au Conseil communal, lequel prend un arrêté, donnant force de « loi locale » à ces règles négociées.

Organisée ainsi, la démarche de négociation a l’avantage de la cohérence institutionnelle : elle démarre avec l’accord politique de la commune, mais met en jeu les habitants, sur le territoire pertinent. Il s’agit bien d’une convention, au sens d’accord entre des parties. Ceci permet en outre aux populations (en tous cas à leurs représentants) de débattre en fonction de leurs catégories de pensée, de leurs conception de la légitimité. Mais une simple convention ne suffit pas à garantir le respect des règles : les villageois dont les intérêts sont menacés peuvent la contester ; l’autorité des pouvoirs locaux ne suffit plus toujours à assurer le respect des règles. De plus, l’accès aux ressources naturelles concerne fréquemment des acteurs externes : pasteurs de passage, exploitants de bois, etc. qui n’ont aucune raison de se sentir tenu par ces règles. Enfin, même si des marges de manœuvre doivent être laissées par rapport à la lettre des législations sectorielles (sur la forêts, le pâturage, etc.), les règles locales ne peuvent être en décalage massif par rapport à la loi, en tous cas être rejetées par les services techniques. Elles ne doivent pas non plus se muer en outils d’exclusion des tiers.

La transformation en « loi locale », par la Commune, d’un accord local validé par les services techniques permet de rendre opposable aux tiers des règles négociées et jugées acceptables par l’Etat, et renforcer par la légalité la légitimité des accords.

Les conventions locales peuvent ainsi construire ainsi une gouvernance locale de la gestion des
ressources naturelles, répondant aux problèmes du pluralisme des normes et de l’articulation entre espaces de vie des populations et espace communal.

Ce n’est pour autant pas une panacée :
– la volonté de l’Etat de rendre possible une gestion décentralisée reste en suspens, avec des marges de négociations avec les services techniques qui dépendent de l’ouverture des responsables locaux ;
– les responsabilités communales en la matière sont floues, et n’incitent pas à ce type de démarche, qui découle de la volonté des élus : ailleurs, ils peuvent au contraire jouer la compétition entre instances d’arbitrage ou la définition autoritaire de règles ;
– selon l’enjeu économique de la ressource, et le degré de conflictualité, la négociation de consensus n’est pas toujours possible ;
– la formalisation de l’accord ne suffit pas à assurer le respect de règles ; ceux qui accompagnent ces négociations tendent à avoir une vision un peu trop « technique » des processus, négligeant l’enchâssement de la gestion des ressources naturelles dans les espaces socio-politiques et les cadres locaux de la négociation (en particulier de l’adhésion des pouvoirs coutumiers). Ils tendent aussi à mettre l’accent sur la signature de la convention plus que sur la capacité de mise en œuvre des règles, qui est pourtant l’enjeu premier.

Pour que les « conventions locales » puissent être réellement une politique de gouvernance locale, il faut donc organiser l’analyse et la mise en débat des expériences et des démarches, de façon à ce que les communes et les acteurs locaux disposent de références, et que les acteurs mobilisés pour l’appui aux processus disposent de savoir-faire éprouvés.

Eléments bibliographiques
Babin & alii, 2002. « Gérer à plusieurs des ressources renouvelables. Subsidiarité et médiation patrimoniale par récurrence. » In Cormier-Salem M.-C., Juhé-Beaulaton D., Boutrais J. & Roussel B. (Eds.), Patrimonialiser la nature tropicale. Paris : IRD éditions. 79-100.
Djiré M. et Dicko A. K., 2007, Les conventions locales face aux enjeux de la décentralisation au Mali, Paris, Karthala, 224 p.
Lavigne Delville Ph., 1998, Foncier rural, ressources renouvelables et développement en Afrique, Coll. Rapports d’études, Ministère des Affaires Etrangères – Coopération et franco-phonie, Paris, 139 p.
Lavigne Delville Ph. et Hochet P., 2005, Construire une gestion négociée et durable des ressources naturelles renouvelables en Afrique de l’ouest, rapport final de la recherche, GRET/CLAIMS/AFD, 183 p.

Contribution au Groupe de travail pour l’élaboration d’une charte française de la coopération en matière d’appui à la gouvernance locale. Séance du 24 janvier 2008 : « Gouvernance locale et approfondissement de la démocratie ».

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