Lavigne Delville P., 2018, Les politiques de formalisation des droits fonciers ruraux : essai de caractérisation des démarches, Des fiches pédagogiques pour comprendre, se poser de bonnes questions et agir sur le foncier en Afrique de l’Ouest, Paris, Comité technique Foncier et développement, 4 p.
La formalisation des droits consiste à donner une forme écrite et juridique à des droits fonciers qui sont jusque là principalement régis par des normes sociales locales et non pas par la loi. Les politiques de formalisation des droits sur la terre en milieu rural en Afrique francophone et à Madagascar recouvrent une large gamme de stratégies, de méthodes et de dispositifs. Elles traduisent des conceptions variées de la gouvernance foncière et du rapport entre normes étatiques et normes locales, et finalement des choix de société différents. Les difficultés pratiques des politiques de formalisation des droits fonciers mettent en lumière l’intérêt de dispositifs de formalisation des transactions et des accords négociés entre les familles et en leur sein.
Les critères de différenciation des démarches
Historiquement, les droits fonciers ruraux en Afrique sont très largement informels. Depuis les années 1980, des expérimentations sont menées dans de nombreux pays pour permettre ou favoriser la formalisation de ces droits, autour de deux grandes conceptions : l’une passe par la transformation de droits fonciers variées en une propriété privée individuelle, l’autre cherche à formaliser les droits fonciers tels qu’ils existent. Ces expériences ont été diversement intégrées dans les politiques foncières nationales et ont atteint des niveaux très variables de déploiement selon les pays. Elles n’impliquent ni les mêmes démarches, ni les mêmes finalités. On peut les caractériser au travers de quelques critères clé.
Titre foncier ou certificat/attestation ?
Les politiques de formalisation visent à faire entrer des droits fonciers jusqu’ici « informels » dans une ou des catégorie(s) juridique(s) définies par la loi. Celles-ci peuvent se limiter au titre foncier issu de la procédure d’immatriculation, c’est-à-dire à une propriété privée absolue et garantie par l’Etat, fondée sur la purge de tous les autres droits existants. Ceci revient le plus souvent à transformer profondément les droits fonciers ruraux et à exclure de nombreux ayants droit, notamment là où la terre est un patrimoine familial, où les héritages ne sont pas partagés, où les droits sur les ressources naturelles différent des droits sur la terre. Face aux limites du titre foncier, certains pays ont créé d’autres catégories juridiques (certificat foncier, attestation de possession ou de détention coutumières, etc.). Selon les cas, ces certificats et attestations peuvent correspondre à une propriété privée non garantie par l’Etat ou une « possession » coutumière, individuelle ou collective. Ils peuvent ou non être librement transférables. Ils peuvent – et doivent parfois – être convertis en titres fonciers au terme d’un certain délai.
Ces certificats et attestations, plus souples, peuvent mieux correspondre aux droits existants. Cependant, faute de préciser le contenu concret des droits détenus par les différents ayants-droits sur une parcelle, ces certificats et attestations sont fréquemment interprétés comme témoignant d’une propriété privée, ce qui induit des distorsions par rapport aux droits existants : ils fragilisent les droits des migrants installés de longue date ; ils n’intègrent que rarement les droits sur les ressources naturelles renouvelables ; ils ne traitent pas non plus la question des obligations et restrictions liées aux droits des tiers, et en particulier des ayants-droits familiaux.
Dans les cas, très fréquents, où les droits fonciers locaux ne relèvent pas d’une quasi-propriété, individuelle ou familiale, mais de maîtrises foncières variées, portant sur des ressources et des usages différents, selon des articulations variables entre prérogatives individuelles et régulations collectives, les certificats et attestations, tout en étant plus adaptés que le titre foncier, contribuent eux-aussi à renforcer ou à redéfinir les droits des personnes ou des groupes qui sont enregistrés, et à fragiliser les droits de ceux qui ne le sont pas.
Formalisation à la demande ou systématique
La formalisation à la demande suppose une démarche volontaire de la part de personnes intéressées par la possession d’un document écrit, ce qui sélectionne, en général, des demandeurs aisés, connaissant les rouages administratifs, au risque d’exclure de l’accès au droit les acteurs socialement moins favorisés. Cette démarche repose sur une enquête contradictoire sur la parcelle, mais l’information des autres ayants-droits et des voisins est souvent limitée, au risque que le demandeur se voit attribuer des droits qui vont au-delà de ceux dont il dispose réellement et donc à aboutir à des spoliations.
La formalisation systématique à l’échelle d’un territoire évite de privilégier les demandes des acteurs sociaux favorisés et réduit les coûts unitaires. L’ensemble du « terroir » villageois est censé être levé, avec des procédures systématiques d’identification et de validation des droits sur l’ensemble des parcelles. Les approches systématiques rencontrent cependant des problèmes dès lors que les frontières du terroir/territoire villageois sont floues ou contestées, que certains espaces ne sont pas l’objet de droits stabilisés, sont des réserves foncières ou des espaces pastoraux. La démarche favorise l’égalité de tous dans l’accès à l’enregistrement des droits, mais n’empêche pas les manipulations locales lors des enquêtes (exclusion d’ayants-droits, de migrants, de ressortissants absents, de veuves, etc.), à l’insu ou avec le consentement tacite des opérateurs, ni les manipulations par les opérateurs eux-mêmes. Lorsque les espaces communs ou non appropriés par les familles et les individus ne sont pas au préalable exclus du levé, cela favorise leur appropriation privée. Les démarches systématiques supposent que l’ensemble des détenteurs de droits seront 1/ intéressés à demander leur certificat ou leur attestation, et 2/ à ensuite enregistrer les mutations, ce qui ne va pas de soi. Elles obligent à disposer d’une administration foncière capable de gérer une grande masse d’information.
Les institutions chargées de l’administration des droits formalisés
Les droits formalisés sont enregistrés dans des registres, au niveau d’une institution chargée de les administrer, et en particulier de les tenir à jour en enregistrant les diverses mutations et en émettant les nouveaux titres ou certificats. La gestion des titres fonciers relève de l’administration des domaines, souvent centralisée, éloignée des usagers. Les réformes visent à rapprocher l’administration foncière des citoyens, par la déconcentration (antenne locale de l’institution nationale), ou par la décentralisation (avec transfert de responsabilité à une instance locale). Les démarches promouvant des statuts juridiques alternatifs au titre foncier privilégient souvent la mise en place d’un service foncier communal spécifique. Ces institutions peuvent parfois s’appuyer sur des comités villageois, chargés de valider les transactions ou de préparer les demandes de reconnaissance. Dans d’autres cas, il n’y a pas d’institution publique spécifique mise en place, mais des Commissions à plusieurs niveaux, qui regroupent autorités coutumières et agents de l’Etat.
Le choix du dispositif d’administration foncière traduit la place accordée aux normes et aux autorités locales dans l’identification des droits, mais surtout dans l’administration ultérieure des droits enregistrés. Ainsi, lorsque celle-ci relève d’une instance administrative étatique, les parcelles enregistrées sont censées quitter le registre de la régulation coutumière pour basculer dans un régime étatique.
Dans tous les cas, l’archivage rigoureux de l’information, l’enregistrement des mutations, sont des conditions de viabilité et de réussite : cela suppose des institutions pérennes (avec la question de leur financement) et des capacités administratives suffisantes, qui peuvent être contradictoires avec l’exigence de proximité. Le recours à l’informatique suppose de plus que les instances chargées de l’administration des droits enregistrés disposent dans la durée des capacités matérielles et techniques nécessaires.
Les méthodes d’identification des droits et de levé des limites
Les démarches d’identification et d’enregistrement des droits couplent enquête sur les droits détenus et levé des limites de la parcelle. Cette tâche peut être prise en charge par les acteurs locaux, par des équipes mixtes, ou être déléguée à des équipes de professionnels. L’identification des droits repose sur une enquête contradictoire, sur la parcelle, en présence des voisins et de témoins, parfois de l’autorité villageoise et communale, suivie d’une phase de « publicité », censée révéler d’éventuelles erreurs ou biais et permettre d’éventuels recours.
Selon les catégories juridiques retenues, l’enquête intègre ou non la prise en compte des droits sur les ressources naturelles, et ceux des ayants droit familiaux et autres occupants de bonne foi. Les procédures impliquent ou non la participation des autorités coutumières et communales, sont plus ou moins rigoureuses par rapport à l’information préalable à la tenue de l’enquête, à la présence des voisins, témoins, et des autres ayants droit, à la publicité et l’information des tiers. Des procédures d’information des voisins et ayants-droits potentiels insuffisamment rigoureuses ou loin du terrain aboutissent à des erreurs et manipulations, fréquents lors des procédures d’immatriculation (affichage en mairie ou au tribunal, là où personne ne le voit).
Le levé des parcelles peut mobiliser des techniciens villageois ou communaux, ou des professionnels, de niveau varié (géomètres, topographes, enquêteurs, etc.) ; il peut s’appuyer sur des outils simples (planchette, photos aériennes) ou sophistiqués (images satellite, GPS, ordinateurs, SIG, etc.). La sophistication technique des démarches et les démarches systématiques à l’échelle d’un village vont en général de pair avec la mobilisation de professionnels, ce qui a une incidence sur les coûts et la durée des opérations. Si elles sont réellement accessibles au plus grand nombre, les formalisations à la demande ont l’avantage de suivre la demande des acteurs. Elles couvrent progressivement le territoire, étalant dans le temps la charge imposée aux administrations foncières. Lorsqu’elles sont réalisées par des instances locales, les levés et surtout leur report sur une carte globale, peuvent être d’une qualité moyenne (ce qui n’est pas toujours un problème en pratique), mais la mobilisation de professionnels (géomètres) induit des coûts très élevés pour les demandeurs, au risque d’exclure les populations les plus vulnérables.
Les résultats des levés et des enquêtes sont normalement objet d’une phase de « publicité foncière », censée permettre aux acteurs (ayants droit, parents, voisins, etc.) de vérifier les informations avant délivrance de documents légaux. Cette phase ne joue cependant son rôle de détection d’erreurs et de légitimation des résultats que si les informations foncières sont publiques et accessibles (tant physiquement que socialement), si les acteurs ont réellement la capacité de vérifier les informations, si les remarques et plaintes sont enregistrées de façon rigoureuse et systématique.
Entre logique de cadastrage et logique de gouvernance foncière
Les politiques nationales de formalisation des droits fonciers ruraux (qui combinent éventuellement plusieurs stratégies, selon les espaces) peuvent se lire au croisement de ces différents critères, et se situent sur un gradient entre deux logiques : d’un côté, une logique d’administration foncière fondées sur une approche cadastrale (une formalisation de droits de propriété privée, sortis des normes néo-coutumières et gérés par des dispositifs étatiques spécialisés) ; de l’autre une logique de gouvernance foncière, où des instances hybrides (locales mais éventuellement à différentes échelles), s’appuyant sur les normes locales mais encadrées par le droit, prennent en charge la gestion du territoire et de ses différentes ressources, et organisent, en fonction des demandes, la formalisation des droits et l’enregistrement des mutations. Dans cette logique, la gouvernance du territoire et l’exploitation paisible des terres et des ressources sont la priorité, la formalisation des règles, des accords et des usages est plus importante que la formalisation des droits en tant que tels.
Les démarches de formalisation présentées comme « alternatives » au titre foncier recouvrent des réalités très variées. Dès lors que 1/ les catégories juridiques (et les grilles d’enquête) privilégient la propriété privée et ne prennent pas en compte les normes foncières locales et les droits des tiers ; et que 2/ l’administration des droits formalisés est vue comme une opération technique, mettant en jeu le détenteur du document juridique (et l’éventuel acheteur, héritier, etc.) et le dispositif d’administration foncière, on demeure en pratique dans un paradigme de remplacement des régulations locales par une régulation étatique, rapide pour les démarches systématiques, plus progressif pour les formalisations à la demande.
Les approches, plus rares, qui prennent acte de la pluralité des normes sociales et tentent d’en dépasser les effets pervers, cherchent à construire des dispositifs publics hybrides, qui laissent aux sociétés locales certaines marges d’autonomie dans leur conception du vivre ensemble. Considérant que la coexistence de normes locales et étatiques est une réalité durable, que la volonté de la supprimer rapidement est au mieux une utopie, au pire comporte un risque sociétal fort, elles tentent de les articuler dans une perspective dynamique, en mettant en place des législations et des dispositifs locaux qui articulent offre de formalisation à la demande, légalisation de règles négociées de gestion de l’espace, mécanismes d’arbitrage des conflits. Plus en phase avec les réalités foncières rurales que l’approche étatiste et propriétariste, de telles approches sont cependant aussi complexes à mettre en œuvre. Elles supposent des connaissances fines des pratiques locales, et posent la question de la volonté et de la capacité des autorités politiques à promouvoir une gouvernance foncière inclusive, et à assurer une administration fiable des droits enregistrés.
Les choix des politiques de formalisation des droits fonciers ne sont pas seulement techniques ou juridiques. Ils traduisent des choix politiques, des conceptions différentes du rapport entre individus, collectifs sociaux et Etat, et du rapport entre normes locales et normes étatiques, et finalement, des choix de société différents. Face aux difficultés des politiques de formalisation des droits sur la terre, les approches privilégiant la formalisation des transactions et des accords négociés semblent des pistes opératoires, moins complexes et susceptibles de réduire significativement l’insécurité foncière.
Bibliographie
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