Novembre 2013 Le développement durable au regard de la socio-anthropologie du développement

(intervention à la table-ronde « comment se saisir du développement durable », Conférence « 30 ans du GEMDEV », novembre 2013)

 Introduction

Je ne suis pas un spécialiste du « développement durable ». Les réflexions que je vous soumets sont donc liées à ma trajectoire et à ma posture de recherche : un socio-anthropologue « du développement » qui a longtemps combiné recherche et expertise, au sein d’une Ong de développement, le GRET, et qui, à cause de cela, s’intéresse particulièrement aux pratiques des développeurs et aux dispositifs d’intervention ; un chercheur qui tente d’interroger les politiques et les interventions de développement comme formes d’action publique, à la croisée de la socio-anthropologie du développement APADienne et de la sociologie politique de l’action publique. Rappelons, si besoin en était, que la socio-anthropologie du développement telle qu’elle s’est construite autour de l’APAD, promeut une analyse empirique, non normative du développement, considérant qu’il y a des interventions de développement, qu’il y a des développeurs, et que c’est ce qui se passe là où des gens disent qu’ils font du développement qu’il est intéressant d’observer et de comprendre. Ce qui, en opposition aux visions normatives consensuelles conduit, à s’intéresser aux confrontations de logiques et d’intérêts entre acteurs hétérogènes, entre « développpeurs » et « développés » pour faire court. La socio-anthropologie du développement a ensuite élargi ses objets à la décentralisation, aux services publics, aux politiques publiques, etc. D’autres approches d’anthropo du développement mettent l’accent sur les discours sur le développement (cf. Ferguson ; cf. colloque du GEMDEV sur « les mots du développement »). Se développe plus récemment, sous l’égide de EIDOS, une socio-anthropologie des institutions d’aide, remontant en amont des projets de développement à la façon dont fonctionnent les institutions d’aide, aux rapports entre disciplines, aux modes de prise de décision, à la production des discours, aux carrières des agents, etc. éclairant de façon plus empirique la question des discours et de leurs enjeux, éclairant les causes de certaines pratiques observées sur le terrain.

Deux remarques préliminaires

En quoi les acquis de la socio-anthropologie du développement (des socio-anthropologies du développement, devrais-je dire) peuvent-ils éclairer le débat sur le développement durable ? Quelles questions la socio-anthropologie du développement peut-elles poser au développement durable ? Je commencerais par deux remarques, avant de proposer trois champs d’analyse.

Première remarque : le gros avantage de cette notion de développement durable, c’est qu’elle concerne la planète toute entière. Certes, les questions ne se posent pas de la même façon au Nord qu’au Sud : il y a au Nord un enjeu de mutation d’un mode de développement « réellement existant » complètement insoutenable, dans les pays émergents un enjeu de trouver des modes de développement soco-économique qui soient écologiquement soutenables. Mais le développement durable est un problème global, l’interdépendance entre tous les pays est évidente, chacun doit balayer devant sa porte, les pays industrialisés au premier chef, ce qui, en théorie, abolit l’inégalité entre « eux » et « nous », entre un Nord « développé » ayant des leçons à donner à des « Suds » « sous-développés, mal développés, en voie de développement ». On est tous dans le même bateau, même si ce n’est pas sur le même pont et avec le même accès aux différents postes de pilotage.

Seconde remarque : il me semble que le postulat fondamental de la socio-anthropologie du développement vaut pour le développement durable. Si le développement est une notion polysémique, normative, mêlant un état futur et souhaité mais jamais accessible, et des processus (des trajectoires, des dynamiques, qui vont ou pas vers ce futur souhaité), si on ne sait finalement pas ce que c’est, c’est encore plus vrai du développement durable, qui ajoute aux dimensions de changement social et économique et à la tension entre croissance économique et amélioration du bien-être inhérente au développement, une dimension environnementale. Vouloir concilier croissance économique, équité et réduction des inégalités, et préservation de l’environnement est sans aucun doute un projet à la fois séduisant et vital, face aux crises contemporaines (et je le partage en tant que citoyen), mais il faut bien reconnaître que, par rapport à un idéal de développement socio-éco, cela accroît les contradictions, les débats sur les équilibres satisfaisants, et les tensions entre « le développement réellement existant », les trajectoires économiques, sociales, environnementales vécues au sein de la planète. A vouloir à la fois le changement et le maintien des équilibres, à vouloir concilier des choses qui historiquement ont plutôt été contradictoires, le développement durable court le risque d’être taxé d’oxymoron, comme le fait Latouche. Je ne sais pas ce qu’est une situation de pays « développé durable » ni si la planète saura y arriver avant d’exploser. Ce qu’ont voit, ce sont des bouts de « développement durable », des discours et des controverses au nom du développement durable, des objets et des pratiques que l’on interroge au nom au nom du développement durable, des pratiques et des actions qui se réclament du développement durable ou qui y contribuent.

Et c’est à partir de là, les discours et les pratiques sur le développement durable, que je proposerai trois champs de recherche.

Trois champs de questions

Le développement durable comme somme de discours, comme ensemble de concepts, portés par des réseaux d’acteurs

On observe une prolifération de discours, de définitions, de cadres conceptuels, tant sur un plan global que sur des thèmes, des objets, plus circonscrits : sur les grandes politiques sectorielles (habitat, transports, énergie, etc.), sur la conception des produits industriels, sur les pratiques agricoles, sur l’emballage et la distribution, sur la gestion des entreprises, etc. N’importe quelle grosse voiture fait sa pub en mettant l’environnement en avant. Il y a une prolifération de concepts liés au développement durable ou qui le déclinent sur un objet donné : agenda 21, services écosystémiques, économie circulaire, agriculture raisonnée, écoconception, écosystème industriel, etc. REDD+, etc.). Tous ces discours, cadres conceptuels, concepts, ont une histoire, ils s’ancrent dans des approches disciplinaires, ils traduisent une façon partielle d’aborder la question du développement durable, ils sont portés par des réseaux d’acteurs, souvent à la fois nationaux et transnationaux. Imposer un concept, c’est légitimer une grille de lecture de la réalité, qui met l’accent sur certains aspects plutôt que d’autres. C’est légitimer un réseau d’acteurs, qui va gagner en visibilité, en reconnaissance, en capacité à mobiliser des moyens. C’est légitimer des institutions, existantes ou nouvelles et des types de dispositifs pratiques spécifiques. Il s’agirait là de s’interroger sur la production des concepts, les réseaux qui les portent, les acceptions implicites ou explicites du développement durable, les controverses et les concurrences entre concepts, les processus qui permettent à tel ou tel concept de s’imposer contre d’autres. Comme mes collègues de l’UMR GRED et du Cirad l’ont fait pour les Services écosystémiques ou le système de riziculture intensive.

Le développement durable comme ensemble de normes et comme dispositifs

Le développement durable n’est pas que du discours. Il vise à transformer la réalité et pour cela modifier les pratiques. Les objectifs de développement durable, les concepts qui sont mis en avant, se traduisent par de multiples indicateurs et normes :

  • des indicateurs pour voir où on en est, suivre les dynamiques, mesurer la réalité des changements de pratique : indicateurs de CO², indicateurs de biodiversité, indicateurs de pollution, taux d’adoption de telle ou telle mesure, indicateurs de traçabilité, etc.
  • des normes pour distinguer le « bon » du « mauvais ». Le développement durable multiplie les normes et les labels : normes d’agriculture biologique ou « raisonnée » ; normes d’efficacité énergétique ; normes de commerce équitable ; normes agro-environnementales ; certificats FSC ; labels divers sur la pêche ou l’huile de palme, etc. Selon les cas, ces normes sont définies par les Etats ou des instances transnationales, ou par des entreprises), ou par un mixte de ces acteurs. La question du gouvernement par les normes, et celle de mélange de normes privés et étatiques, sont totalement à l’ordre du jour. Il est intéressant de voir qui porte tel label, le poids des lobbies. Ainsi, le concept d’agriculture raisonnée est porté par les producteurs d’engrais et de pesticides… A quand un label « nucléaire durable » défini par AREVA et le CEA ??

Dès lors qu’il y a normes et indicateurs, il faut des dispositifs pour mesurer les indicateurs, pour suivre le respect des normes. Le développement durable secrète ainsi un ensemble de dispositifs, de nouveaux métiers, et même temps qu’il tend à réduire les processus complexes à des indicateurs simples, au risque de confondre température et fièvre. De ce point de vue, on peut penser que le développement durable s’inscrit en fait dans ce que Béatrice Hibou appelle « la bureaucratisation du monde à l’ère néo-libérale »… Il y échappe d’autant moins que les problèmes de développement durable sont globaux, portent sur des biens qui circulent sur de grandes distances et que le respect des normes concerne des acteurs multiples, le long de chaînes complexes de fabrication ou de circulation des produits.

Il s’agit là d’interroger la multiplication des indicateurs et leurs effets, les processus de réduction du réel via les indicateurs, les batailles pour leur définition et les conséquences des définitions choisies, la multiplication d’organisations certificatrices, les pratiques réelles de certification et de contrôle avec leurs biais et leurs manipulations éventuelles. Car évidemment, tout cela ne se passe pas sans controverses, sans biais et sans manipulations. Comment se négocient les contenus d’un label « pêche durable » ? Comment se fait la certification FSC d’une exploitation de bois au Brésil ? Ou celle du café en Côte d’Ivoire ? Quels rôles jouent les grandes entreprises certificatrices dans la promotion des labels ?

Le développement durable comme opérateur de transformation des pratiques

En se plaçant maintenant sur le terrain des praticiens (agriculteurs, entrepreneurs, collectivités locales) et de leurs pratiques, mon troisième champ de questionnement porte sur les évolutions et les reformulations des pratiques des acteurs qui s’inscrivent dans le développement durable, cherchent à légitimer leurs pratiques en référence au développement durable, ou sont obligés d’adopter telle norme ou tel label.

Les différents acteurs se situent ici dans des positions très différentes, selon qu’ils adhèrent au principe du développement durable (dans une acception ou une autre), ont des pratiques qui s’y rattachent aisément, ou bien au contraire sont mis en cause dans leur culture professionnelle et leurs pratiques habituelles. Les moteurs des changements peuvent relever du discours ambiant, d’une prise de conscience, d’une obligation légale, d’une opportunité ou d’une quasi-obligation économique du fait de l’évolution des marchés. Les changements peuvent être plus ou moins importants, plus ou moins normés. Le coût (symbolique, financier) du changement peut être plus ou moins élevé. Ce qui influe évidemment sur la façon dont est perçue l’injonction de changement, et la façon d’y réagir.

Il s’agit aussi d’analyser les perceptions de l’injonction au développement durable, le vécu des normes et des labels, les contraintes et les avantages à leur adoption, les compromis réalisés, les tensions entre situations locales et normes, les pratiques d’instrumentalisation et de détournement des normes, le rapport aux producteurs et vérificateurs de normes, les effets inintentionnels. Pour finalement se donner les moyens d’analyser les impacts réels sur les pratiques en prenant la pleine mesure des contradictions pratiques, des adhésions de surface, des bureaucratisations des pratiques que cela induit.

Discours, normes et pratiques. Voilà trois axes, qui sont déjà en partie explorés, et qui me semblent productifs à explorer de façon plus systématique, dans une tique de socio-anthropologie politique, attentive aux processus, aux controverses, aux jeux d’acteurs, aux réinterprétations.

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