(extrait revu de Lavigne Delville Ph. et Le Meur P.Y., Recherche, expertise et accompagnement des politiques foncières, communication au Colloque « Le Foncier agricole : usages, tensions et régulations », SFER, Lyon, 11-12 juin 2014).
Toute politique publique repose sur des opérations de « réduction de la complexité du réel » (Muller, 1995), en fonction de référentiels cognitifs, d’intérêts, de logiques institutionnelles. Les argumentaires sur lesquels reposent les politiques (ou les revendications de réformes de politiques en place) prennent la forme de récits causaux, dans une logique de dramatisation des problèmes et de légitimation des solutions, et ont donc une forte dimension rhétorique et argumentative. Définir une politique suppose des arbitrages et des choix, selon des modalités qui ne relèvent pas de l’analyse scientifique, mais bien plus des cadres cognitifs et des intérêts des acteurs impliqués, et de rapports de force autour des problèmes et de leur définition, des types de solutions, des modalités de mise en œuvre. « Souvent, le but principal du langage politique est de persuader, plus que d’informer » (Apthorpe, 1997: 43 ; traduit par moi).
Le problème des rapports connaissance/action dans les politiques publiques
Une politique publique est un ensemble d’actions et d’inactions, visant à organiser un secteur de la société. C’est le produit d’une histoire institutionnelle, qui se sédimente dans des institutions prises en charge par certains groupes professionnels. Elle s’inscrit de manière plus ou moins explicite dans un référentiel global à travers une série de désajustements/réajustements. Elle prend forme à travers un ensemble de catégories de pensée et d’instruments (des dispositifs légaux et institutionnels, des moyens financiers, etc.). Elle se concrétise à travers une succession de réinterprétations et une mobilisation sélective des instruments par les différents acteurs concernés. Loin de suivre le modèle séquentiel, selon lequel la décision découle d’un diagnostic, est suivie d’une politique de mise en œuvre, les politiques sont plus souvent un ensemble complexe et ambigu, marqué par des objectifs peu clairs et contradictoires, une mise en œuvre incertaine, de forts sentiers de dépendance institutionnelle, dans des rapports complexes avec le jeu politique. Une politique stabilise à la fois des façons de penser le secteur et ses problèmes, une hiérarchie entre acteurs et groupes professionnels légitimes pour en traiter, et un certain nombre d’institutions qui la prennent en charge (parfois en concurrence, ce qui assure une certaine stabilité voire inertie. C’est ainsi une question d’idées, d’intérêts et d’institutions, mais aussi d’acteurs, d’alliances, de conflits et de malentendus renvoyant à une dialectique connexion-discontinuité.
La pression à agir sur les gouvernants résulte de processus complexes et contingents de problématisation et de publicisation, par lesquels un problème, porté par certains acteurs, est construit comme problème public nécessitant une prise en charge. La formulation du problème relève de récits causaux, éventuellement concurrents, et est objet de luttes de définition, autour des contours du problème, de ses causes, de ses responsables, et donc des types de réponses à apporter. La construction des problèmes, celle des solutions, l’élaboration des « récits » raccordant les deux (en partant de la solution ou de problème), et légitimant la nécessité d’agir ou de légitimer/rationaliser dans un sens donné, se fait à travers des interactions au sein et entre réseaux de politique publique, forums et d’arènes (Jobert, 1998 : 135).
De multiples groupes d’acteurs (acteurs directement concernés par le problème, professionnels du secteur, acteurs engagés sur une cause, etc.) tentant de légitimer le problème ou la solution qu’ils portent (et leur façon de construire l’un ou l’autre), en concurrence avec d’autres, ce qui induit des processus de tri et de sélection des thèmes que les dirigeants mettent à l’agenda, en fonction de la publicisation, des échéances politiques, des rapports de force. Pour Kingdon (1995 : 93), la mise sur agenda suppose des “fenêtres d’opportunité”, assez aléatoires, où « un problème est reconnu, une solution est disponible et le climat politique fait que c’est le bon moment pour un changement ». Elle suppose aussi que des entrepreneurs de politique s’investissent pour coupler ces trois courants et pousser à la décision. Mais les intérêts cristallisés dans l’organisation antérieure de la politique, d’une part, les sentiers de dépendance institutionnelle, d’autre part, engendrent fréquemment une forte inertie.
Tout en mobilisant des catégories scientifiques ou des travaux de recherche, les récits de politique publique sont donc des construits sociaux à finalité argumentative, et non pas des énoncés scientifiques. L’intervention publique repose nécessairement sur des catégories simplifiées, sur une relative illusion de maîtrise des dynamiques sociales. Certes, les réseaux de politiques publiques et la médiatisation s’alimentent, à des degrés variables, à partir d’énoncés et d’analyses issues de la recherche, mais celles-ci sont rarement la principale source. Des « traducteurs », des experts, parfois les chercheurs eux-mêmes, jouent un rôle de traduction et de réinterprétation des énoncés scientifiques. De nombreuses études, évaluations, voire propositions, sont demandées à la recherche. Mais les cadres cognitifs à travers lesquelles se pensent les politiques publiques ne peuvent/veulent pas prendre en charge toute la complexité mise en avant par la recherche. De ce fait, de nombreux anthropologues, dont le métier consiste à rendre compte de la complexité, sont mal à l’aise face aux politiques publiques et aux demandes d’expertise. Comme le disent deux anthropologues à propos de l’Irlande du Nord : “les anthropologies doivent suspendre leur incrédulité [sur le fait que le monde puisse être décrit de façon simple et positiviste] s’ils veulent que leurs rapports soient lus (et aussi s’ils veulent être embauchés à nouveau) et, pour attester de cette suspension d’incrédulité, ils doivent produire les résumés de recherche qui généralisent au-delà de la complexité » (Donnan et McFarlane, 1997 : 278, traduit par nous).
L’expert : une figure en mutation
L’expertise est la « production d’une connaissance spécifique pour l’action » (Lascoumes, 2002 : 369), « une activité particulière d’exercice diagnostique du savoir en situation problématique, dans le cadre d’une mission intégrée à un processus décisionnel dont l’expert n’est pas le maître » (Théry, 2005 :312).
Isabelle Théry (idem : 315-320) distingue trois types d’expertise :
– l’expertise de service, où « le mandataire a ses compétences propres, mais demande une expertise technique sur un domaine qu’il ne maîtrise pas ». On est ici dans le modèle de l’expertise technique et judiciaire, où l’expert est censé être neutre, et mobiliser des savoirs décontextualisés pour éclairer la décision ;
– l’expertise de consensus, qui se déroule en général au sein de commissions, et dont le rôle est d’établir des normes à partir d’un débat entre experts de différentes spécialités. « La spécificité de ce type d’expertise est d’organiser procéduralement la confrontation et l’ajustement entre des acteurs aux compétences différentes » afin de permettre « l’élaboration même d’un consensus éclairé, sur des questions où les savoirs sont en cours d’élaboration, et les enjeux éthiques et politiques complexes » ;
– et enfin l’expertise d’engagement, où « un spécialiste est mandaté à la fois pour proposer une analyse scientifique, établir un diagnostic et s’engager sur des propositions pour l’action (réformes juridiques, réformes des politiques publiques) ».
La première forme renvoie au modèle classique où l’Etat mobilise l’expertise interne de son administration ou recours à des acteurs spécialisés, dans la recherche ou les institutions finalisées. L’expertise est ici par essence technocratique : l’expert mobilise son savoir pour arbitrer, trancher (ou, plus souvent, pour permettre d’arbitrer, trancher, ou encore pour justifier un arbitrage ou une décision). Sans avoir disparu, ce modèle a été largement remis en cause à partir des années 1980. D’une part, il a été incapable d’anticiper les scandales sanitaires successifs, et de traiter les situations d’incertitude et de controverses scientifiques, ce qui a suscité le développement de l’expertise de consensus. D’autre part, il repose sur un monopole du savoir légitime aux mains des experts et des politiques, excluant l’expérience pratique des acteurs concernés par un sujet, leurs connaissances, leurs savoirs (d’usage, vicinaux, etc.). La « double délégation » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) du pouvoir des citoyens aux politiques et aux experts est de plus en plus contestée. Cela réintroduit le « public » dans les controverses, et entraîne une profonde redéfinition de l’expertise, « de la recherche d’une action rationnelle à la démocratisation des connaissances et des choix » (Lascoumes, 2002b) : l’expert n’est plus tant celui qui apporte une connaissance prédéfinie, selon des problématisations et des catégorisations qui sont les siennes, que celui qui favorise l’exploration des controverses et la production collective d’une analyse. Cette évolution va de pair avec une perte de monopole de l’expert institué et la reconnaissance de « l’expertise quotidienne » des salariés d’une administration ou d’une entreprise, des savoirs d’usage des habitants (les savoirs « vicinaux »), etc. Les associations, les mouvements sociaux s’emparent de l’expertise, qui devient une forme de mobilisation.
La troisième forme d’expertise se situe quelque part dans une zone incertaine que l’on peut qualifier de pré- ou para-décisionnelle et qui questionne les limites de la délégation du travail politique. Elle correspond à la qualification que propose Philippe Roqueplo (1997) de l’expertise comme transgression, une transgression qui pousse le chercheur aux frontières de son champ de compétence, dans une logique non pas de froid détachement, mais au contraire d’engagement. Et la prise de risque inhérente à cet engagement doit bien sûr s’accompagner d’une vigilance particulière, qui est tout autant méthodologique qu’éthique. La mobilisation de l’expert se situe ainsi dans une tension entre mobilisation de savoirs spécifiques et montée en généralité, mobilisation de connaissances et animation de réflexions collectives, réponse à des commandes prédéfinies ou problématisation autonome. Elle prend place dans des contextes où les acteurs mobilisés dans les débats de politique publique se diversifient, où les lieux de production de connaissances se multiplient, avec des productions « hybrides » entre discours scientifique et discours politique.
La pratique de l’expertise dans les politiques publiques : des configurations variées, selon les contextes et les séquences des politiques
L’expertise dans le champ des politiques sectorielles dans les pays du Sud connaît en partie ces évolutions. La mobilisation d’expertise demeure majoritairement le fait des Etats et des institutions d’aide. Mais avec le tournant néolibéral, la « participation » aux politiques publiques est devenue un mot d’ordre et un passage obligé mais, dans les pays sous régime d’aide, elle prend des formes très variés, souvent plus instrumentales que délibératives.
De plus, la recherche académique et l’expertise ne sont pas les seuls modes de production de connaissance. Les institutions d’aide, ONG, think tanks, produisent des analyses hybrides. Des mouvements sociaux s’emparent parfois de la thématique. Les uns et les autres peuvent solliciter des chercheurs, pour contribuer à leurs études ou alimenter leur réflexion. La question de l’expertise doit donc être posée de façon élargie, englobant différentes formes de production, de mobilisation et de mise en circulation de connaissances, qui ne relèvent pas toutes d’une logique académique. Selon les cas, les interlocuteurs seront un public élargi ou bien un cercle restreint de commanditaires proche des lieux de décision. L’apport demandé à l’expert pourra relever :
– de la mise à disposition de cadres conceptuels ou de connaissances préexistantes,
– de la production de connaissances originales sur des questions spécifiques,
– d’apports à forte visée appliquée, proposant des options politiques ou des stratégies opérationnelles.
Les lieux de restitution s’apparentent à des forums, c’est-à-dire des « lieux où prédominent les débats et controverses autour du sens des politiques » (Jobert, 1998 : 135), ou des arènes, « où se négocient les compromis institutionnels d’un système politique » (idem)[1]. La mobilisation d’expertise se fait en général au sein de « communautés épistémiques » déjà plus ou moins stabilisées, ou en tous cas de « coalitions discursives » qui peuvent « parfaitement réunir des acteurs qui ont des vues contraires des intérêts qu’ils entendent promouvoir, mais qui s’accordent sur le cadre cognitif et les institutions pour la gestion de leurs conflits » (Jobert, 2004 : 46). Dans tous les cas, le chercheur intervenant comme expert confronte ses cadres conceptuels académiques et ses connaissances scientifiques à d’autres questionnements, connaissances et acteurs. Il produit une connaissance toujours négociée, quoique à des degrés très variables selon les configurations.
Le cadre politique de l’expertise dépend ainsi des configurations d’acteurs, de la nature des controverses autour de la politique foncière, du degré de polarisation des débats. Il dépend aussi de la séquence de politique concernée. Certes, aucune politique réelle ne suit parfaitement les séquences classiques, du diagnostic, de l’élaboration des propositions, de la mise en œuvre et de l’évaluation : ces phases se superposent souvent, certaines sont absentes. Mais les controverses se polarisent en général sur des enjeux relevant d’une de ces séquences, et les questionnements – et donc les demandes d’expertise – ne sont pas les mêmes.
Dans une phase d’interrogation sur les politiques en place et de recherche d’alternative, l’enjeu est d’abord de mobiliser des connaissances sur les dynamiques en cours, d’élaborer des cadres conceptuels faisant sens par rapport aux problèmes qui sont posés. Lorsque les choix politiques sont posés, la question est celle de la mise en œuvre, ou de la vigilance critique sur les risques liés à ces choix. Mettre en avant les impacts suppose en général un certain recul dans la mise en œuvre. L’ouverture des acteurs aux questionnements et au savoir de sciences sociales, l’autonomie laissée à l’expert, dépendent aussi de ces séquences.
Entre dévoilement et accompagnement
De Singly (2004) identifie deux fonctions de la sociologie, une fonction de dévoilement (qui met à jour les rapports de domination, les argumentaires de légitimation, les effets pervers d’une politique, etc.) et une fonction d‘accompagnement, qui permet aux acteurs de mieux penser leur situation et de trouver des ressources pour (tenter de) renégocier leur position. Dans cette conception, l’utilité de la recherche en sciences sociales pour les acteurs sociaux est double :
– elle offre un regard construit et distancié sur leurs pratiques, leurs fondements, leurs enjeux et leurs effets ;
– elle leur permet, par des médiations diverses, de mieux comprendre le monde, leur propre position, les déterminations qu’ils subissent, les logiques globales auxquelles ils participent, leur donnant des outils pour s’en distancier ou lutter contre.
Cette double dimension vaut aussi pour l’expertise sur les politiques publiques. Dès lors qu’elle ne se limite pas à une réponse formatée à un questionnement lui-même formaté, elle participe de la construction des cadrages – ou de leur mise en question -, elle s’inscrit en dialogue critique avec les responsables des politiques sectorielles, les acteurs de l’action publique dans le secteur. Dans sa dimension de « dévoilement », en complément et en articulation avec des recherches fondamentales[2], l’expertise produit des connaissances, propose une lecture construite des dynamiques sociales et politiques, met en perspective les débats et les controverses, met à jour les enjeux des politiques sectorielles. Mais les analyses et connaissances socio-anthropologiques se diffusent difficilement, pour les raisons analysées précédemment. Face à « l’incorporation malaisée du savoir anthropologique à l’action sociale », J.F. Baré (1995 : 13-14) considère qu’un travail spécifique « d’accompagnement de l’information anthropologique » est nécessaire pour que des connaissances utiles soient utilisables (et si possible utilisées). Dans sa dimension d’accompagnement, l’expertise permet aux acteurs concernés[3], pour autant qu’ils l’acceptent, de prendre leur distance par rapport à leurs catégories d’analyse, d’enrichir leur connaissance du secteur et de ses dynamiques, de déplacer leurs questionnements. L’enjeu n’est pas tant ici dans la production de connaissances originales que dans la mise à disposition et la mise en débat d’un cadre d’analyse et de connaissances socio-anthropologiques, posant dans des termes plus justes la question des dynamiques sur le secteur en question ou celle des enjeux des politiques et favorisant la traduction de ces savoirs dans les forums et arènes des politiques. Une telle traduction suppose nécessairement des reformulations et des simplifications, qui sont frustrantes pour le chercheur, mais n’en sont pas moins inévitables – et même quelque part nécessaires.
Le dialogue sur les problématiques et les questionnements, l’identification de « catégories d’interface » et de « raisonnements intermédiaires » (Lavigne Delville, 2007) permettant d’articuler les questionnements, les interactions régulières au cours de l’expertise, la pédagogie dans les restitutions : tous ces éléments contribuent fortement à la recevabilité (toujours partielle et reformulée) des analyses issues de la recherche et de l’expertise, ce qui, encore une fois, plaide pour des processus d’interaction plus que pour des missions ponctuelles. La fonction d’accompagnement peut aller au-delà de la production de cadres d’analyse et de connaissances, lorsque les experts sont mobilisés pour contribuer à la définition des cadrages de la politique, à celle des stratégies de mise en œuvre, à la conception des outils, à la formation des équipes.
Ce double rôle vaut aussi pour les expertises commanditées par des think tanks, des mouvements sociaux, qui y chercheraient des outils pour affiner leur critique des politiques en cours ou en débat, et élaborer un positionnement et des propositions propres.
Pour autant qu’on la positionne au sein de réseaux élargis d’acteurs, et de controverses entre communautés épistémiques, cette conception de l’expertise permet de rendre compte de la gamme des pratiques, dans une tension structurelle entre production et mise à disposition/traduction de connaissances, d’une part, entre réponse à des demandes (plus ou moins explicites) et engagement propre dans un travail de problématisation et de cadrage (Robert, 2008 : 321). Ou au moins tenter de le faire, avec plus ou moins de succès selon les configurations d’acteurs et les enjeux.
Sur le seuil de la caverne, parfois dedans
L’expertise est, comme le souligne Dumoulin (2005: 304) « une forme parmi d’autres de recours aux savoirs académiques dans la fabrique de l’action publique ». Elle pose la question de la critique et de la distance par rapport à une action publique nécessairement ambigüe et contradictoire, nécessairement marquée par des enjeux politiques et institutionnels. La position défendue ici consiste, dès lors qu’il semble exister une ouverture suffisante des réseaux de la décision, ou que les risques justifient de se mobiliser, à accepter d’être partie prenante de processus de formulation ou de mise en œuvre des politiques sectorielles, tout en conservant une distance critique, alimentée par des recherches fondamentales[4]. En articulant recherche fondamentale et expertise ou recherche appliquée, dans des configurations variées, en ne se limitant pas aux commandes mais en restituant ses travaux dans des forums variés, il s’agit d’alimenter la réflexion des différents types d’acteurs, de contribuer activement à la traduction entre types de connaissances et donc de prendre acte de la pluralité des sites et acteurs producteurs de savoirs, de chercher à peser sur la façon dont les problèmes sont posés et les solutions définies, de contribuer ainsi à cette « démocratisation des connaissances et des choix » qui est pour Lascoumes (op. cit.) une des fonctions contemporaines de l’expertise. Il s’agit aussi d’assumer, sous conditions, un engagement dans des processus actifs « d’accompagnement », dans des forums et parfois des arènes de débat sur les politiques sectorielles. Discutant l’opposition classique entre une recherche externe, indépendante, distanciée, et une recherche au plus près des acteurs, de leurs savoirs, de leurs pratiques, Didier Fassin repart de l’idée platonicienne de la caverne. Réfutant l’opposition entre les deux postures, il se positionne « sur le seuil de la caverne, c’est-à-dire en alliant l’attention à l’égard des agents, de ce qu’ils disent, pensent et font, et le recul pour saisir ce qui leur échappe, soit qu’ils aient intérêt à ne pas voir, soit qu’ils occupent une place ne [le] leur permettant pas » (Fassin, 2012 : 267). N’est-ce pas ce type de positionnement de recherche qui permet, lorsqu’on franchit le seuil pour être temporairement dans la caverne avec les acteurs sociaux, un engagement critique dans des formes variées d’expertise et de participation à des forums, en assumant la nécessaire incomplétude de l’action publique tout en poussant à des évolutions des cadres cognitifs et des problématisations, et une conception plus réaliste de l’action publique ? Et de faire simultanément de cet engagement une opportunité d’observation des dynamiques et des processus, un mode de production de matériau de recherche ?
Bibliographie
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[1] La distinction entre ces deux types d’espace est bien sûr souvent floue. De plus, plusieurs forums (politiques, scientifiques, professionnels, etc.) coexistent en général.
[2] Qui sont indispensables pour une compréhension fine des enjeux. On peut avec Olivier de Sardan (1995 : 193) considérer qu’il n’y a pas de bonne recherche appliquée qui ne s’appuie pas sur la recherche fondamentale.
[3] Des restitutions limitées aux commanditaires, des clauses de confidentialités, limitent trop souvent la restitution et la mise en débat élargi des résultats d’expertise (qui pourraient pourtant être considérées comme des biens publics car financés par l’argent public) et ne permettent pas d’alimenter de la même façon l’ensemble des parties prenantes.
[4] Contrairement, par exemple, à celle de Tania Li (2014), pour qui la critique interne et l’analyse externe des processus de développement sont largement incompatibles.