Septembre 2018 – Au cœur des mondes de l’aide internationale

Conférence donnée à l’AFD le 18 septembre 2018. Voir la video

Introduction

Merci à Gaël Giraud et merci à l’AFD pour cette invitation. Mon propos ce soir s’appuiera sur le livre qui a donné son nom à cette conférence, livre collectif que j’ai codirigé avec Marion Fresia, professeur d’anthropologie à Neuchâtel, mais aussi sur mes propres recherches et, plus largement, sur les résultats de la socio-anthropologie du développement, dans laquelle nous nous inscrivons.

Précisons tout de suite que nous prenons le terme « aide » au sens large (développement, humanitaire, environnement) et sans jugement de valeur sur le fait que cela en soit ou non. Et le terme institution non pas au sens d’ensemble de normes structurant le comportement des acteurs, mais au sens d’organisations, mais des organisations un peu spéciales au sens où elles ont un rôle structurant dans l’espace où elles agissent.

Du siège du HCR aux équipes de projets de développement au Cambodge ou en Ethiopie, en passant par les bureaux de l’administration sénégalaise des Eaux et Forêts ou d’une antenne nationale de l’UICN, ou la négociation des politiques foncières au Bénin ou des chiffres de l’aide alimentaire en Ethiopie, il s’agissait dans ce livre d’explorer et de comprendre la façon dont pensent et agissent les institutions d’aide, les formes de coproduction – asymétrique et ambigüe – de leurs actions avec les institutions nationales, et d’éclairer à partir de là les formes spécifiques de gouvernance globalisée que dessine l’aide dans les pays ou les régions où elle est fortement présente. De les explorer à partir de constat du caractère structurel de l’aide, de la forte imbrication des organisations nationales et internationales – accrue encore depuis les années 2000 – , des nombreuses tensions et contradictions qui traversent les rapports entre acteurs dans les politiques et les interventions de développement, le tout dans une démarche ethnographique, au plus près des pratiques et des représentations des acteurs, ce qui suppose des terrains de longue durée et une familiarité avec les codes de langage et de comportement des groupes sociaux étudiés.

Les 10 études de cas rassemblées dans le livre sont encadrées par un chapitre introductif, qui propose un état des savoirs et situe l’ouvrage, et un chapitre conclusif, qui discute les enjeux épistémologiques, éthiques et méthodologiques de recherches ethnographiques au sein de l’aide. Résumer les contenus d’un ouvrage collectif, nécessairement divers même si nous avons voulu échapper à la simple compilation de chapitres, est toujours une gageure. Plusieurs auteurs sont dans la salle, et pourront j’espère contribuer au cours du débat.

Ce que je vous propose ce soir, c’est de discuter à partir de cet ouvrage sur ce qu’apporte un regard socio-anthropologique sur les institutions de l’aide, tant par rapport à d’autres travaux (d’économie, de science politique, etc.) sur les mêmes objets, que par rapport à la connaissance qu’en ont les praticiens, les acteurs de l’aide elle-même. C’est le cas je pense de nombre d’entre vous ce soir.

Je commencerai par présenter l’histoire et le projet scientifique de cet ouvrage, en le situant par rapport aux différents champs de recherche avec qui il dialogue, et en particulier par rapport à la socio-anthropologie du développement. Je vous proposerai quelques uns de ses principaux résultats, et je terminerai en abordant la question des rapports entre savoirs pratiques des acteurs de l’aide et savoirs académiques.

Histoire de l’ouvrage et projet scientifique

Commençons donc par l’histoire de cet ouvrage et la façon dont il s’inscrit dans la dynamique de la socio-anthropologie du développement. Ce livre est largement issu du colloque 2013 de l’APAD, association pour l’anthropologie du changement social et du développement, association internationale de chercheurs et de praticiens qui s’attache à promouvoir des recherches qualitatives solides, d’orientation socio-anthropologique mais sans exclusive disciplinaire, sur les liens entre interventions externes et dynamiques sociales et politiques locales. A partir de réflexions menées à l’Orstom, des travaux de Norman Long à Wageningen, l’APAD a été fondée en 1991 sous l’impulsion de Jean-Pierre Olivier de Sardan, dans un contexte de critique des démarches techniciennes et descendantes, et de valorisation du local. Son objectif premier était de comprendre les jeux d’acteurs à l’interface entre espaces sociaux et politiques locaux et intervention externe, autour de trois ambitions.

  • Il s’agissait d’abord de promouvoir le changement social et le développement comme objet légitime de recherche en sciences sociales, en prenant acte du fait que les projets et l’aide font partie du quotidien des sociétés locales en Afrique, et ailleurs, qu’on s’en félicite ou le regrette. Et donc qu’une socio-anthropologie s’intéressant au contemporain ne pouvait pas les mettre de côté et que les projets de développement méritaient des recherches sérieuses au même titre que les autres objets de recherche. C’est cette volonté d’étudier le contemporain qui est la raison du terme socio-anthropologie : nous ne pratiquons pas l’anthropologie de grand papa, mais une anthropologie – une science sociale qualitatives – qui s’intéresse aux processus de changement social, au croisement des « dynamiques du dedans » et des dynamiques du dehors » selon l’expression de Georges Balandier, qui emprunte aux autres sciences sociales à partir d’une exigence d’enquêtes approfondies, très contextualisées.
  • En opposition à un discours de l’aide présentant des projets de développement répondant aux attentes de communautés locales harmonieuses, il s’agissait aussi de mettre en avant les différenciations et clivages qui traversent les dites « communautés », et les différences structurelles de représentations, de logiques, d’intérêts entre acteurs externes et acteurs locaux. Et à partir de là d’interroger les négociations, conflits, instrumentalisations réciproques, malentendus parfois productifs qui, inévitablement, jalonnent toute intervention, pour en comprendre les causes, au lieu de stigmatiser les conceptions archaïques des uns ou la méconnaissance radicale des autres. De ce point de vue, il s’agissait de développer une socio-anthropologie des interfaces, une socio-anthropologie des écarts entre prévu et réel dans les interventions planifiées, en écho aux implementation studies dans les politiques publiques.
  • Enfin, il s’agissait à partir de là d’engager un dialogue critique constructif avec les praticiens intéressés, sur les implications de ces résultats, sur ce que signifie prendre au sérieux le fait que, pour reprendre le titre d’un article de Elwert et Bierschenk, les projets de développement sont « des interventions dans des systèmes dynamiques », et qu’ils ne peuvent suivre une planification rigide.

Ces trois objectifs ont été plutôt remplis. Les réflexions de l’APAD ont largement irrigué les recherches sur « le développement » et les enseignements, de nombreux praticiens lisent ses travaux. Le constat que la convergence d’intérêts entre acteurs dans les interventions de développement est problématique est aujourd’hui largement partagé, même si toutes les implications pratiques sont loin d’en être tirées.

Le postulat initial de l’APAD était que, pour proposer des analyses solides de l’interface entre ces deux ensembles hétérogènes que sont, entre guillemets, les « développeurs » et les « développés » – ou plus exactement « les acteurs à développer », objets des interventions –  il fallait travailler à la fois à une anthropologie des « développés » (ce que fait depuis toujours l’anthropologie) et une anthropologie des « développeurs », de l’ensemble hétérogène d’acteurs et d’organisations qui disent qu’ils font du développement ou – comme dit Olivier de Sardan – qui vivent « du développement des autres ». Mais cette volonté d’une symétrie dans les analyses est en fait largement demeurée à l’état de projet. A partir de sa focalisation initiale sur les projets de développement, les recherches menées au sein du réseau de l’APAD ont approfondi les questions d’interface et d’intermédiation, de courtage entre espaces locaux et monde du développement, puis se sont ensuite diversifiées, vers les politiques de décentralisation et les recompositions des pouvoirs locaux, d’une part, et vers les relations entre agents et usagers dans les services publics ou collectifs, et donc finalement vers les institutions locales et leurs rapports aux citoyens et aux usagers. Il y a eu peu de travaux sur les acteurs de l’aide, la question de l’aide est restée en toile de fond. Elle revient depuis une dizaine d’années à travers des recherches pilotées par Jean-Pierre Olivier de Sardan, sur les réponses aux crises alimentaires, et plus récemment sur les réformes des administrations et les politiques publiques de gratuité des soins, ou l’enquête que j’ai menée sur la façon dont l’Union européenne a défini son projet d’appui à la société civile au Niger.

L’APAD organise tous les deux ans un colloque international, et celui de 2013, qui s’était tenu à Montpellier, avait porté sur le thème des relations d’enquête en contexte d’urgence et de développement. Nous avions mis en avant dans l’appel à communication le thème de l’anthropologie des institutions d’aide, que nous souhaitions promouvoir, justement pour ouvrir ce volet, un peu délaissé du projet initial de l’APAD, qui devenait d’autant plus incontournable qu’en remontant en amont des services publics locaux vers les politiques publiques et vers les réformes des administrations, on rencontrait forcément la question de l’aide et son influence dans ces politiques et ces réformes. 8 des 10 études de cas du livre sont issues de communications à ce colloque et à part Marion Fresia et moi-même, tous étaient de jeunes chercheurs (parfois grisonnants avec un long passé dans l’aide pour certains, mais jeunes dans la recherche). Les 2 autres auteurs sont des doctorants ou jeunes docteurs travaillant sur des objets proches et à qui nous avons proposé de nous rejoindre.

Cette jeunesse des contributeurs témoigne du fait que ce thème est encore peu travaillé en anthropologie. L’anthropologie a cessé depuis longtemps d’être la science des sociétés traditionnelles. Elle a élargi ses objets non seulement aux questions urbaines et aux « quartiers », mais aussi aux entreprises, à la police, etc. L’article fondateur de Marc Abelès sur l’anthropologie des institutions date de 1995. Il a lui-même travaillé sur le parlement européen, sur l’OMC (2011). Les années 2000 ont vu se multiplier les travaux en anthropologie des institutions internationales, avec outre ce travail sur l’OMC, l’ouvrage coordonné par Birgit Muller « The Gloss of Harmony. The Politics of Policy Making in Multilateral Organisations » (2013), ou Irène Bellier sur l’émergence de la question des peuples autochtones à l’ONU.

Mais dans le champ du « développement », c’est plutôt la science politique, et même particulièrement les relations internationales, qui se sont intéressées aux institutions d’aide, avec des visions très macro. L’anthropologie ne s’est emparée que récemment de ces questions. En France, Laetitia Atlani avait été précurseur avec son ouvrage sur le PNUD et la question du Sida dans les anciennes républiques socialistes d’Asie centrale (2005). Marion Fresia avait engagé une anthropologie du HCR, à partir de son enquête sur ses interventions auprès des réfugiés mauritaniens au Sénégal (2009). Côté anglophone, l’anthropologie du développement – principalement animée autour de David Mosse et David Lewis – repose sur les mêmes fondements théoriques que l’APAD. Les chercheurs de ces réseaux ont moins travaillé sur les organisations locales, ils ont plus longtemps continué à travailler sur les projets de développement (Cultivating aid – 2005), ils ont plus tôt que l’APAD questionné les réseaux de courtage et d’intermédiation tout au long de la chaine de l’aide (Brokers and translators 2006). Ils ont engagé des travaux directement centrés sur les politiques d’aide (The New Conditionality: The politics of poverty reduction strategies, 2005) et le monde de l’aide (Adventures in Aidland 2011). On peut penser que c’est parce que le milieu académique anglo-saxon en sciences sociales est beaucoup plus lié à l’aide, à travers recherches et expertises, qu’il y a eu cet intérêt plus précoce.

Bref, l’anthropologie des institutions internationales et de l’aide est un champ de recherche qui se structure au cours des années 2010. Et cet ouvrage y prend place, au carrefour d’une interrogation de socio-anthropologie du développement qui s’intéresse de façon empirique aux représentations, pratiques, contradictions, effets, et qui cherche à remonter en amont des projets et des politiques, vers les espaces où se définissent les normes, les politiques, les dispositifs d’intervention, et d’une socio-anthropologie des institutions internationales qui s’interroge sur les formes de gouvernance globalisée qu’elles produisent.

Le contenu de l’ouvrage

L’ouvrage est centré sur la façon dont pensent et agissent, en relation avec d’autres, les institutions « d’aide » et sur les formes de gouvernance globalisée qu’elles produisent dans les pays où l’aide, ses institutions, ses ressources, sont fortement présentes et sont inscrites profondément dans la dynamique des institutions nationales. Ces pays où l’action publique est largement coproduite par des réseaux internationalisés d’acteurs, et que, à l’heure actuelle, je qualifie de « sous régime d’aide », en empruntant l’expression « à régime d’aide » proposée par Hubert de Milly, économiste de l’aide actuellement à l’AFD tout en la déplaçant un peu pour insister sur la dimension subalterne et la dépendance par rapport à ces financements.

La première originalité de ce livre est d’être le premier ouvrage collectif en français sur ces sujets, complétant ainsi les ouvrages collectifs en anglais. Sa seconde est de restituer les travaux de jeunes chercheurs et d’être le fruit d’un gros travail d’accompagnement sur leurs textes. Conformément à l’objet du colloque dont il est issu, sa 3ème originalité est de proposer une réflexion épistémologique et méthodologique approfondie sur la pratique de l’enquête dans les mondes de l’aide, qui traverse tous les chapitres : nous avons poussé les auteurs à restituer, en parallèle aux résultats de leur recherche, la trajectoire de leur recherche, la façon dont ils ont, avec plus ou moins de difficultés, négocié l’accès au terrain et leurs relations avec leurs interlocuteurs. Et le chapitre de conclusion systématise cette question, très peu travaillée y compris dans la littérature anglosaxonne.

Que retenir de ces différents coups de projecteurs ?

De nombreuses analyses reposent sur des visions souvent très monolithiques des institutions, en particulier des grosses : on dit « le FMI, la BM », « l’AFD ». « La BM a imposé la réforme du secteur de l’eau au Bénin ». Les grosses institutions d’aide ont en effet une culture institutionnelle très forte, qu’elles entretiennent, et qui peut marquer profondément leurs membres. Giulia Scalletaris, d’abord junior officer au HCR à Kaboul, décrit à quel point elle participait de cette culture et combien la préparation de sa thèse, qui l’a obligée à mettre à distance les présupposés du HCR, qui étaient aussi les siens, lui a demandé un gros travail. Mais pour autant, en cohérence avec d’autres travaux, les recherches mettent en évidence des univers à la fois très hétérogènes et traversés de clivage, et aux frontières moins évidentes qu’il n’y paraît. Cela ne vous surprendra pas. Il y a les clivages entre siège et terrain, entre organes stratégiques et divisions opérationnelles, entre départements sectoriels et géographiques. Il y a des agents aux profils sociologiques, aux trajectoires, aux positionnements politiques très variés, qui adhérent de façon diverse à la pensée institutionnelle de l’organisation. Il y a souvent une très forte personnalisation des positions et des relations, ce qui interroge sur la stabilité des politiques, dès lors que le personnel tourne régulièrement, en particulier sur le terrain. Le clivage siège/terrain est particulièrement intéressant : au Niger, la délégation de l’UE a choisi comme « cibles » de son projet d’appui à la société civile, les organisations de base dans les régions, en contradiction frontale avec la lettre des Accords de Cotonou que ce projet était censé traduire, et pour qui les appuis de l’UE doivent renforcer les capacités des organisations de la société civile à entrer en dialogue politique avec leurs Etats et l’UE elle-même. Loin d’une stratégie cohérente de diffusion de ses modèles, l’histoire du bureau de l’UICN au Sénégal, étudiée par Julie Riegel, donne à voir une création qui résulte d’abord des stratégies personnelles d’expatriés, une équipe sénégalaise en étroites relations mais en conflit de doctrine avec l’administration des eaux et forêts et qui prend en charge la définition de la politique des aires protégées marines, avant de quasiment disparaître lorsque se tarit le soutien institutionnel apporté pendant 15 ans par un bailleur européen.

Bref, les institutions qui apparaissent de l’extérieur les plus monolithiques sont traversées de jeux de pouvoir, des luttes d’influence et d’idées. Elles peuvent publier ou faire des choses contradictoires. Elles ont en permanence besoin de tenter de construire et de donner à voir une cohérence, toujours partielle et problématique, à travers réorganisations, plans stratégiques, textes d’orientation, sans que cela supprime les disjonctions entre stratégies et pratiques. Elles ont aussi besoin de se légitimer, de sécuriser leurs propres ressources. Les conflits ou rivalités internes, le besoin de renforcer sa position, vis-à-vis de ses tutelles comme de ses alter-ego, entretient une course permanente au nouveau concept, à la nouvelle mode. L’ampleur des conflits internes, en tous cas des controverses, explique en partie le recours à la consultation ou la recherche, qui permet de trouver des alliés, de légitimer par l’extérieur des positions, d’alimenter la production des stratégies et des argumentaires, comme Marion Fresia le montre pour le HCR.

D’autre part, les frontières de l’institution ne sont pas toujours si évidentes : certes, il y a des bureaux, des portes d’entrée, mais où commence et s’arrête l’institution quand il y a une porosité des frontières et une circulation des personnes entre institutions et entre postes au fil de leur carrière; des réseaux élargis de collaboration et des concertations permanentes avec plein d’autres organisations ; des consultants privilégiés ou des chercheurs attitrés qui sont externes tout en étant quasiment internalisés, etc. Le texte de Marion Fresia, qui s’interroge sur les raisons qui pousse une organisation comme le HCR à avoir des liens étroits avec les recherches sur les réfugiés, mais aussi a accepter des recherches sur lui-même, ou celui d’Aurore Mansion sur le Comité technique foncier et développement, co-piloté par le MAE et l’AFD, qui réunit praticiens et chercheurs, illustrent la question des liens, plus ou moins denses, souvent complexes, entre institutions d’aide et recherche.

De fait, les organisations de l’aide n’agissent jamais seules : sur le terrain, elles sont en lien avec d’autres bailleurs, des partenaires nationaux, des administrations, des sous-traitants, des consultants, etc. Au siège, elles ont des acteurs externes dans leurs conseils d’administration, leurs instances d’évaluation ou de supervision, elles définissent leur politique en lien avec de nombreux autres acteurs. Bref, analytiquement, il est intéressant d’étudier le fonctionnement interne, les logiques de carrière, les modes de décision, mais centrer sur « une » organisation n’est pas toujours pertinent. Ce qui apparaît à l’analyse, lorsqu’on tire le fil des acteurs et des interactions, ce sont bien plutôt des réseaux d’organisations, enchevêtrés et en recomposition permanente, avec une forte imbrication entre acteurs nationaux et internationaux, et finalement une forte co-production des politiques et des interventions.

De fait, il paraît souvent illusoire de vouloir séparer les politiques et institutions nationales et les institutions internationales et leurs doctrines. Lorsque les doctrines sont constituées par des réseaux transnationaux d’experts, lorsque les bailleurs de fonds recrutent de plus en plus de cadres nationaux, souvent issus de l’administration, dans leurs bureaux locaux, lorsque les politiques nationales sont explicitement co-construites avec des bailleurs de fonds qui se sont rebaptisés « partenaires techniques et financiers », lorsque les projets sont négociés et reflètent des compromis, parfois bâtards, entre acteurs nationaux et internationaux qui ont besoin les uns des autres pour poursuivre leurs intérêts propres, lorsque la mise en œuvre des projets est elle-même confié à des équipes transnationales, on est plutôt dans une situation d’extrême imbrication, de coproduction assumée. Et la question n’est pas tant de vouloir séparer acteurs externes et acteurs nationaux, que de comprendre quelles formes spécifiques prennent les configurations d’acteurs, dans un contexte donné (un pays, un secteur, une période), et quelle est leur histoire, puis quels sont les jeux d’acteurs et les jeux d’influence au sein de ces réseaux transnationalisés, et leurs conséquences sur les politiques, les dispositifs, les pratiques.

A l’échelle macro, on sera d’accord pour dire que les rapports entre acteurs de l’aide et acteurs nationaux sont particulièrement déséquilibrés, en particulier en Afrique subsaharienne. Mais le Vietnam n’est pas le Cambodge, et l’Ouganda n’est pas le Burkina Faso. Et surtout, dès lors que l’on observe ces configurations d’acteurs, à une échelle concrète, c’est la diversité qui apparait. Ces réseaux sont constitués d’acteurs hétérogènes, en relation asymétrique, les acteurs internationaux maîtrisent le plus souvent les modèles et les normes, et les moyens financiers. Mais ces jeux de pouvoirs et de rapports de force ne sont pas unilatéraux. Les classiques stratégies des faibles, ne pas s’opposer mais ruser, jouer avec le temps en comptant sur la rotation du personnel, sur les changements de mode, sur les contraintes de décaissement, jouer des contradictions entre bailleurs, permettent aux acteurs nationaux de conserver ou retrouver des marges de manœuvre. Le contrôle politique de l’accès au terrain, l’absence de maîtrise de la langue des expatriés permettent aux acteurs nationaux de contrôler le jeu, avec le consentement plus ou moins explicite des acteurs internationaux. Les deux études sur l’Ethiopie le montrent bien : la première montre un projet de formalisation des droits fonciers, financé par des coopérations d’Europe du nord sensibles aux droits de l’homme, instrumentalisé au service de politiques d’expulsion de populations, la seconde comment les chiffres de l’aide alimentaire sont largement politiques et définis par l’administration éthiopienne avec le consentement tacite des humanitaires.

Dans d’autres cas, comme sur les politiques foncières au Bénin, ce qu’on observe est une lutte féroce entre deux réseaux promouvant des options différentes, réseaux tous deux composés d’agents des administrations nationales, de bailleurs de fonds, de consultants, de chercheurs. Là, ce sont les options politiques et l’ancrage institutionnel des réseaux qui sont déterminants. Dans d’autres secteurs encore, comme sur l’eau potable dans les bourgs, il ne semble pas y avoir de fort clivage : tout le monde est à peu près d’accord pour dire que, dans le contexte actuel, la seule option est le paiement du service, les débats portant plus sur les modalités de mise en œuvre, et la distinction national/international ne fait guère sens. Ces deux exemples du foncier et de l’eau potable sont intéressants car, quand on analyse les projets de réforme depuis les années 1990, leurs calendriers, les choix réalisés, on voit des processus très parallèles sur l’eau potable, et très contrastés sur le foncier, les Etat gardant la maîtrise des réformes sur ce sujet hautement politique.

Dans le cas du projet d’appui à l’irrigation que restitue Antoine Deligne, efin, l’équipe cambodgienne et le chef de projet (lui-même, qui parle khmer) partagent une vision commune et croisent leurs analyses pour définir la stratégie d’action.

Bref, ces recherches de terrain nuancent fortement l’image d’organisations monolithiques, en cohérence avec d’autres travaux sur la fabrique des politiques publiques en régime d’aide, qui relativisent aussi le poids des bailleurs de fonds. Ces constats amènent à reposer la réalité de leur pouvoir et de ses sources : le pouvoir des idées, à travers la définition des cadrages sectoriels et des normes (comment on pense la question de l’eau potable, du foncier, des réfugiés, etc.), le pouvoir financier, et la capacité à définir les procédures d’utilisation de ces ressources ; et souvent le jeu entre les deux, le financement étant souvent pour une organisation un moyen de tenter de faire « acheter » ses idées ou l’expertise de ses consultants…

Ces recherches interrogent aussi les impacts sur les institutions nationales de cette présence structurelle de l’aide. En recrutant les meilleurs cadres nationaux, elle fragilise les institutions nationales. Elle renforce l’extraversion, le fait de tirer des avantages d’une situation de dépendance vis à-vis de l’extérieur, comme l’a souligne depuis longtemps JF Bayart, elle suscite ou encourage des stratégies personnelles d’instrumentalisation politique et économique de l’aide, elle tend à faire renoncer à une réflexion propre. Elle pousse à entrer dans le jeu de l’aide, dans des stratégies de carrière. Lors de l’étude que j’avais menée sur les perceptions de l’aide au Niger, mes interlocuteurs nigériens étaient souvent à la fois désabusés et amers « il faut faire l’âne pour avoir le foin », « c’est comme si l’Etat a perdu pied, a renoncé ». Il y de nombreux cadres nationaux qui travaillent dans l’aide pour échapper aux conditions de l’administration, à la corruption généralisée, ou simplement pour pouvoir bien faire leur travail. Mais les écarts de moyens de travail, et plus encore de revenus créés par l’aide font éclater toute référence de ce qu’est un revenu décent, suscitent des stratégies d’accumulation grâce à l’aide, de façon légale (à travers honoraires, per diem, etc.) ou illégale. Dans les représentations locales au Niger, un chef de projet qui ne construit pas sa maison en 2 ans est un incapable. S’insérer dans les réseaux de l’aide fait partie des figures de la réussite économique. Deux chapitres du livre, celui de Céline Ségalini sur les Eaux et Forêts au Sénégal, celui de Mehdi Labzae en Ethiopie, montrent à quel point l’aide fait évoluer les aspirations, y compris celles du personnel national subalterne des administrations, ceux que Céline Ségalini appelle les « petits développeurs », et mettent en lumière leur frustration face à leurs conditions de travail et leurs faibles perspectives de carrière. Mais Ségalini montre aussi que, de façon plus inattendue, les chefs de projets, les consultants bien insérés dans les réseaux d’expertise, ressentent aussi un fort sentiment de précarité, car les modalités de financement de l’aide, sur le court terme, rendent fragile toute position acquise et entretiennent une peur du déclassement qui, elle aussi, encourage l’adhésion apparente aux normes et aux règles du jeu proposées par l’aide, plus que le débat approfondi sur les options et leur pertinence.

Le tout dessine donc des formes particulièrement problématiques d’action publique, éclatées, contradictoires, instables, et extraverties, là où l’aide est fortement présente, avec des cadrages très fortement extravertis et une déresponsabilisation des acteurs et institutions nationales.

Rapports savoirs socio-anthropo savoirs pratiques

Ces différents travaux donnent à voir des réalités parfois assez éloignées de la façon dont les institutions d’aide se présentent elles-mêmes, et proposent de l’aide et de ses pratiques une lecture désenchantée, mais en même temps assez « normale » sociologiquement, finalement : malgré leurs spécificités, les mondes de l’aide internationale ne sont pas hors sol. Par rapport à des recherches plus externes, qui cherchent à théoriser les rapports nord-sud ou à dénoncer l’illégitimité ou la perversité de l’aide par nature même, ils ont pour moi l’avantage d’être davantage « ancrés dans le terrain », attentives à la diversité, aux contradictions, aux multiples facettes contradictoires de ce que Tania Li appelle « la volonté d’améliorer ». Certains chercheurs, comme elle, sont restés des observateurs extérieurs, tout en prenant très au sérieux cette « volonté d’améliorer » et les façons problématiques dont les acteurs de l’aide tentent de la concrétiser. Pour autant, les travaux les plus novateurs de ces dernières décennies sont le fait de chercheurs qui, à un moment ou l’autre de leur trajectoire, ont été en contacts étroits avec le monde de l’aide, ont été « participants » et pas seulement observateurs. C’est cette immersion, antérieure ou actuelle, qui leur permet de mettre à jour des dimensions qui échappent à des regards plus externes, plus macro, mais n’en sont pas moins structurants. La plupart des auteurs de cet ouvrage ont ou ont eu, eux-aussi, une trajectoire dans l’aide. Au sein d’une réflexion épistémologique et méthodologique sur l’ethnographie des institutions d’aide, le dernier chapitre du livre propose une discussion assez serrée de cette question du rapport du chercheur à l’aide, de sa position à l’extérieur ou à l’intérieur, et de ses évolutions, de sa posture politique et morale par rapport à l’aide, de ses relations avec les praticiens.

Mais du coup, si ces chercheurs construisent des savoirs ancrés dans le terrain, proche des acteurs, qu’apportent-ils aux praticiens ? Font-ils plus que mettre en forme savante ce que savent déjà les praticiens ? Ce que je vous ai présenté n’est sûrement pas totalement nouveau pour la plupart d’entre vous. Comme je l’ai dit, la socio-anthropologie cherche à donner à voir des morceaux du monde social, au plus près des acteurs, de leurs représentations et de leurs pratiques. Dès lors, les savoirs qu’elle produit ne sont pas sans liens avec ceux des acteurs qu’elle étudie, et heureusement ! Le temps est fini, où un Bourdieu pouvait affirmer que seule le sociologue, grâce à sa position surplombante, pouvait donner à voir la réalité du social, face à des agents nécessairement aveugles sur les forces qui les meuvent. J’adhère à la position de François Dubet, pour qui les analyses de sciences sociales doivent passer victorieusement une double épreuve, celle de la critique par les pairs, mais aussi celle de la critique par les acteurs concernés, qui se reconnaissent dans les analyses ou en tous cas en reconnaissent la pertinence, quand bien même elles s’opposent à leurs propres points de vue, ou en tous cas déplacent leurs perspectives.

Ce pourra être un moment du débat, si cette question vous intéresse. Je ferais l’hypothèse que les morceaux de réels qui sont restitués ne sont pas étrangers à ceux d’entre vous qui sont praticiens de l’aide ou en ont une connaissance personnelle. Mais que la mise à distance des catégories, d’une part, et la mise en perspective et la systématisation des observations permises par le travail sociologique, d’autre part, mettent à jour à la fois des éléments auxquels on n’a pas toujours accès en tant qu’acteur de l’aide, du fait des positions que l’on occupe, et des régularités dont, au cœur de la pratique, on n’a pas toujours conscience, ou dont on ne prend pas toute la mesure. Dès lors, le savoir socio-anthropologique sur l’aide et ses institutions ne prétend pas apporter des connaissances radicalement différentes. Il offre un regard, fondé sur l’enquête et le terrain, fait de proximité et de distance, qui peut entrer en résonnance avec la propre réflexivité des acteurs qui y travaillent et alimenter la réflexion critique, qu’elle soit radicale ou réformiste. C’est, pour Marion Fresia, une des raisons pour lesquelles le HCR a accepté de lui ouvrir l’accès à son Comité exécutif. Et c’est, j’espère, une des utilités qu’aura cet ouvrage.

Je vous remercie.

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