(extraits de Lavigne Delville P., 2018, « Comprendre la production des politiques foncières au Bénin : de la participation observante à l’observation engagée », in Fresia M. et Lavigne Delville P., ed., Au coeur des mondes de l’aide. Regards et postures ethnographiques, Paris, APAD/Karthala/IRD, pp. 245-270)
(Photo : http://www.l-integration.com/?p=13523)
L’extériorité du chercheur par rapport à son objet, et l’implication dans le terrain sous forme d’une observation participante de longue durée permettant d’affronter l’altérité et de maîtriser les codes locaux, ont été au fondement de la construction de la discipline anthropologique. Elles ne suffisent plus aujourd’hui à la définir. L’exigence d’une immersion approfondie, indispensable à une compréhension approfondie des contextes et des acteurs, demeure, mais les groupes sociaux étudiés sont de moins en moins localisés, en situation d’interconnaissance : les sociétés locales se déploient sur des espaces globalisés, la recherche peut porter sur des réseaux socialement hétérogènes. L’enquête de terrain peut être fragmentée dans le temps, et/ou multi-site (Marcus, 1995). Du local, elle doit remonter vers le global (Nader, 1972), et même plus, traverser les échelles (Shore et Wright, 1997: 14). Le chercheur peut occuper différentes positions par rapport aux groupes sociaux qu’il étudie, sur des gradients entre intériorité et extériorité, entre observation et participation, entre engagement et distanciation (Elias, 1983).
Inhérentes à l’anthropologie et à ses (nouveaux) objets, ces questions se posent de façon particulièrement forte pour la socio-anthropologie du développement, dès lors qu’elle se donne pour objet les institutions et les pratiques de l’aide : les interventions humanitaires ou de développement mettent en lien des acteurs et des institutions très hétérogènes, le long de longues chaines d’intermédiation, et les enjeux changent à chaque interface ; les institutions d’aide contrôlent l’information et sont elles-mêmes des productrices de discours et de connaissances ; elles sont souvent multiculturelles ; leurs membres sont de formation supérieure, connaissent la recherche, peuvent lire les travaux ; les organisations liées à l’aide sont orientées vers l’action et dépendent d’autres institutions pour leurs ressources ; les débats et controverses autour de la notion de développement – et donc les rapports entre l’anthropologie et le monde du développement – ont une forte charge politique et normative. Mais surtout, comme dans la plupart des institutions, l’accès au terrain ne va pas de soi : une position d’observateur externe n’est pas toujours possible et limite en tous cas le champ de ce qui est observable. Dès lors, se pose la question de l’implication dans l’institution ou dans l’action, de ses atouts et contraintes pour la recherche, et de la « difficulty of balancing the demands of engagement in development agencies with critical analysis of their institutional processes » (Mosse, 2001: 159).
Différents auteurs ont tenté de caractériser la diversité des positions du chercheur vis-à-vis des groupes sociaux qu’ils étudient et les implications de chacune d’elles. Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008 : 190ss) distingue quatre positions : l’observateur intégral, l’observateur qui participe, le participant qui observe, le participant intégral. Pour lui, la question n’est pas tant de chercher la « bonne » position, que d’être capable d’expliciter celle que l’on a choisi ou qu’on a pu occuper, d’en valoriser les atouts et d’en contrôler au mieux les biais, bref, d’en faire un élément de sa « politique du terrain », ce qui suppose une capacité à analyser, dans une logique réflexive, sa ou ses positions, et les façons dont on gère, de façon plus ou moins bricolée, ses relations d’enquête avec un ensemble plus ou moins large d’acteurs, présents ou intervenant dans le champ de sa recherche. Les deux questions à poser sont « (a) quelle position occupe le chercheur de terrain prolongé au sein de la société locale ou du groupe étudié ? (b) quel type d’empathie le lie aux acteurs de cette société ou de ce groupe » (idem : 190).
Dans sa réflexion sur les engagements de l’anthropologie vis-à-vis du développement, Tania Li (2013: 214) met en avant trois types d’engagements, « chacun d’entre eux étant accompagné d’un ensemble particulier de relations sur le terrain et de tensions caractéristiques » et qui sont pour elle incompatibles : l’engagement dans la programmation, l’analyse critique des interventions, et l’analyse des dynamiques de changement social. S’interrogeant sur le rapport de l’anthropologie à la pratique et à l’action de développement, Le Meur et Lavigne Delville (2009: 85-94) partent de la tension entre dévoilement et accompagnement qui sont pour de Singly (2004 : 32) les deux fonctions des sciences sociales, et distinguent trois postures, dont les deux premières recoupent largement les deux premiers engagements mis en avant par Tania Li : l’implication, où le chercheur est médiateur et expert, la critique externe, et le in and out où le chercheur, après avoir été fortement impliqué, sort du jeu de l’action pour produire une recherche fondamentale, comme David Mosse (2005) par rapport au projet de développement où il a longtemps travaillé.
Position du chercheur par rapport au groupe étudié – et évolution de cette position -, type d’engagement vis-à-vis du développement et tension entre dévoilement et accompagnement, rapports aux autres producteurs de connaissance : ces grandes entrées – qui se recoupent en partie – me semblent très opératoires pour éclairer les débats épistémologiques et méthodologiques contemporains en anthropologie et en particulier la question de l’anthropologie de l’aide internationale et de ses institutions. Mais le débat sur la diversité des positions et des postures, et leurs atouts et biais respectifs, est essentiellement traité dans la littérature en termes de catégories assez tranchées (cf. les typologies ci-dessus) et selon une perspective synchronique, ou au mieux de basculement de l’une dans l’autre (le « in and out »). Mon itinéraire de recherche sur les politiques et interventions foncières au Bénin s’est au contraire construit au fil des événements sur une succession de postures hybrides : j’ai été mobilisé initialement, en 2002, comme expert en appui à la définition des stratégies de mise en œuvre de la politique de sécurisation foncière rurale, et mon questionnement à cette époque portait sur les enjeux d’un instrument de politique publique, les Plans fonciers ruraux, outil d’identification et de cartographie des droits fonciers et sur les conditions de son intégration dans les politiques foncières, par l’observation d’un processus de réforme en cours ; la mise en cause de ce processus par une autre initiative de réforme, fondée sur des bases différentes, m’a amené à m’interroger sur les réseaux de politique publique et les luttes d’influence ; depuis mon intégration à l’IRD en 2009, je suis dans une posture de chercheur critique analysant ce nouveau processus de réforme, engagé dans le débat sur les politiques, réalisant de façon ponctuelle des expertises. Je voudrais ici analyser de façon réflexive les différentes positions et postures que j’ai été successivement amené à adopter et leurs enjeux en termes de questionnement de recherche et de relations d’enquête. Parallèles aux évolutions de la question des politiques foncières au Bénin, mes glissements successifs au sein du gradient entre participation observante et observation impliquée seront l’occasion de discuter les implications épistémologiques, non seulement des différentes positions, mais aussi de ces glissements de posture « en cours de route », ce qui contribuera à explorer les franges des typologies.
(…)
L’anthropologie que j’ai pratiquée sur la question des politiques foncières au Bénin porte sur une analyse de processus de politique publique, constitués autour d’entrepreneurs de politique et portés par des réseaux internationalisés à la fois relativement stables en termes d’institutions, et en recomposition régulière en termes de personnes, réseaux qui réunissent chacun des agents de l’administration béninoise, un ou des bailleurs de fonds, des experts. J’analyse ces processus en tentant de comprendre comment les politiques foncières sont définies, négociées, imposées, dans des processus controversés, où se mêlent et s’articulent idées, intérêts et institutions, dans des jeux complexes entre institutions nationales et bailleurs de fonds.
Ma position actuelle d’observateur engagé de ces processus résulte de l’histoire de mon implication dans ce dossier. Centrée sur la production des politiques publiques, ma problématique de recherche actuelle est issue de mon expérience initiale d’appui à la mise en œuvre de la politique foncière rurale des années 2000, à travers une série de glissements de positions (de l’expert au sein d’une ONG au chercheur académique) et de questionnements (de l’opérationnalisation d’une réforme en cours à l’analyse critique des processus de policy making), au fur et à mesure de l’histoire mouvementée de ces politiques et de ma propre trajectoire. Cette position est assez largement « issue du terrain » (Glaser et Strauss, 1967), même si elle a été aussi alimentée par des réflexions parallèles sur l’intervention de développement et l’action publique liées à mon poste à la Direction scientifique du Gret, de 1999 à 2008.
C’est mon recrutement à l’IRD qui m’a donné la position institutionnelle nécessaire pour véritablement construire un questionnement systématique sur la question des politiques publiques, décentrer le regard des enjeux opérationnels et des luttes interinstitutionnelles, intégrer progressivement les enjeux de politics. Ce qui tend à confirmer le point de vue de Tania Li sur l’incompatibilité des engagements et celui de David Mosse (2006) sur la nécessaire sortie du réseau d’acteurs liés à l’action pour produire une analyse anthropologique. Il y a dans mon passage vers l’observation une dimension de « in and out » au sens où je suis largement sorti de la participation pour systématiser l’analyse de ce que j’ai observé pendant les deux premières années de « participation ». Mais ce « in » n’était pas total au sens où il était temporaire, le temps de missions d’expertise, laissant entre deux missions du temps de prise de distance. Et ce « out » n’est que partiel, au sens où, contrairement à David Mosse lorsqu’il écrit « Cultivating développement », je n’ai pas arrêté le terrain au moment où j’ai cessé d’être « participant » (je poursuis mes enquêtes, je maintiens des relations avec mes interlocuteurs) et où je garde une certaine implication, même si c’est sous d’autres formes.
Plus qu’un basculement « in and out », les trois étapes de mon itinéraire de recherche au Bénin (non programmées, rappelons-le) traduisent finalement un glissement progressif entre trois modalités différentes d’articulation entre engagement et distanciation, au sein du continuum entre la totale implication « au service de la programmation » et la critique externe radicale. Même si, à l’état chimiquement pur, on peut avec David Mosse considérer que ces deux types d’engagements anthropologiques par rapport au développement sont incompatibles : « indeed, it is in practice very difficult to do two things at the same time: actively to push forward an agenda, and simultaneously to reflect critically on this » (Mosse, 2001: 161). Mais le champ des possibles n’y réduit pas. Des formes variées d’hybridation sont possibles en pratique.
Du point de vue de la pratique, comme le reconnaît Tania Li (2013 : 241), s’ils ne sont pas habituellement conduits simultanément, ces deux engagements peuvent être pratiqués successivement et que, au sein des contraintes de la planification, des praticiens engagés ou des acteurs sociaux sachant jouer avec ces contraintes peuvent trouver des formes de simplification plus acceptables politiquement et scientifiquement ou moins porteuses d’effets pervers (idem : 244). De même l’implication de Le Meur dans la réforme foncière en Nouvelle Calédonie (Le Meur et Lavigne Delville, 2009) relève bien d’un dialogue critique, d’une fonction de médiation et de traduction entre logiques des acteurs et logiques de l’intervention publique, et non d’une simple technicisation d’enjeux sociaux au service des logiques technocratiques[1], ce qui la différencie clairement de la conception instrumentale de l’anthropologie dans le développement de Michael Cernea (1998), qui réduit le rôle de l’anthropologue à l’identification des « variables sociologiques et culturelles » nécessaires au travail des planificateurs.
Du point de vue de la recherche, une production de connaissances scientifiques est possible à partir de l’implication (même si ce n’est pas n’importe quelle connaissance). Bien plus, l’implication donne accès à des morceaux de réels difficilement accessibles autrement. Par contre, il est vrai que, comme le souligne Tania Li, chaque type d’engagement correspond à un « ensemble particulier de relations sur le terrain et de tensions caractéristiques ». La position occupée dans l’espace social et la nature de l’insertion dans les réseaux d’acteurs, d’une part, le degré d’implication dans l’action, d’autre part, définissent pour une large part le type d’enjeux, d’espace et d’acteurs auquel on a accès, la nature des questionnements, et le type de données qu’il est possible de produire à partir de cette position et de cette implication. Autant la participation observante donne accès à certains aspects du quotidien des institutions et des interactions entre acteurs institutionnels, aux enjeux de l’instrumentation et de la mise en œuvre, autant le champ de l’analyse et de la critique tend à s’y restreindre, et d’autant plus que c’est le principal mode de production de données et que le chercheur est personnellement engagé dans l’action. Inversement, un chercheur en position externe mettra plus directement en avant les enjeux de politics, au risque, étant privé d’opportunités d’observations, d’occulter la dynamique interne des institutions et les questions d’instrumentation de l’action publique.
Toute recherche résulte d’une série d’opportunités et de contraintes, de compromis entre souhaité et possible. On peut faire de la recherche dans différentes positions et à partir de différentes postures, mais ce ne sera pas sur les mêmes objets, et pas exactement avec les mêmes questionnements. Comme le dit Olivier de Sardan, la question n’est pas celle de la bonne ou de la mauvaise position, mais, d’un point de vue réflexif, de savoir délimiter son objet, avoir conscience de ce que permet ou pas telle position ou telle posture, savoir en valoriser les atouts et en limiter les biais. De ce point de vue, la possibilité que j’ai eu d’occuper successivement plusieurs positions et postures au long du continuum s’est révélée productive : le matériau produit au cours des expertises peut être remobilisé et réinterprété ultérieurement. Les acquis dans l’analyse des dispositifs opérationnels développés à partir d’expertises permettent, une fois le questionnement repositionné sur les processus de production des politiques et leurs enjeux de politics, de ne pas négliger les problèmes d’instrumentation (Lascoumes et Le Galès, 2005) que posent ces policies, de tenter de tenir analytiquement l’ensemble de la chaîne d’acteurs de Washington aux villages, et de discuter le problème, soulevé à juste titre par David Mosse (2005), du rapport entre policy et practices, en l’articulant aux enjeux de politics. Structurer le questionnement dans ces termes déplace l’objet d’analyse de la socio-anthropologie du développement vers l’amont des interventions de terrain, vers la fabrique des politiques publique dans des « pays sous régime d’aide » (de Milly, 2002) et l’enrichit en même temps des apports de l’analyse des politiques publiques, qui souligne le caractère contingent, problématique, de toute action publique, et l’ampleur des disjonctions et réinterprétations entre normes et pratiques. Ce qui permet de poser de façon plus complète le problème des conditions d’effectivité des politiques dans les configurations d’aide, et d’analyser de façon plus systématique la façon dont la dépendance aux financements externes et la coproduction internationalisée des politiques accroissent les contradictions structurelles de l’action publique et sa précarité (Valette, Baron, Enten et al., 2015).
Bibliographie
de Milly H., 2002, Les déterminants institutionnels de l’impact de l’aide publique au développement sur l’économie rurale des pays à « régime d’aide »: l’APD : pièce d’un équilibre de faible niveau ou incitation au développement ?, Thèse de Doctorat en Sciences Economiques, INA-PG, Paris/Montpellier, 333 p.
de Singly F., 2004, « La sociologie, forme particulière de conscience », in Lahire B., ed., A quoi sert la sociologie?, Paris, La Découverte, pp. 13-42.
Elias N., 1983, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard.
Glaser B. G. et Strauss A., 1967, The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Research, Hawthorne, Aldine de Gruyter.
Lascoumes P. et Le Galès P. ed., 2005, Gouverner par les instruments, Coll. Gouvernances, Paris, Presses de Sciences Po.
Lavigne Delville P. et Le Meur P.-Y., 2016, « Expertise anthropologique et politiques foncières au Sud », Economie rurale, n° 353-354, pp. 81-94.
Le Meur P.-Y. et Lavigne Delville P., 2009, « Anthropologie, développement rural et gouvernance des ressources naturelles », in Vidal L. et Atlani-Duault L., ed., Anthropologie, aide humanitaire et développement, Paris, Armand Colin, pp. 73-96.
Li T. M., 2013, « Les engagements anthropologiques vis à vis du développement », Anthropologie & développement, vol 37-38-39, pp. 241-256.
Marcus G. E., 1995, « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, vol 24 n° 1, pp. 95-117.
Mosse D., 2001, « Social Research in Rural Development Projects », in Gellner D. N. et Hirsch E., ed., Inside Organizations: Anthropologists at Work, London/New York, Berg, pp. 159-181.
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Mosse D., 2006, « Anti-social anthropology? Objectivity, objection, and the ethnography of public policy and professional communities », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol 12 n° 4, pp. 935-956.
Nader L., 1972, « Up the anthropologist: perspectives gained from studying up », in Hymes D., ed., Reinventing Anthropology, New York, Vintage, pp. 284-311.
Olivier de Sardan J.-P., 2008, La rigueur du qualitatif : Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Coll. Anthropologie prospective Bruxelles, Academia-Bruylant.
Shore C. et Wright S., 1997, « Policy: A New Field of Anthropology », in Shore C. et Wright S., ed., Anthropology of Policy. Critical Perspectives on Governance and Power, London, Routledge, pp. 3-39.
Valette H., Baron C., Enten F., et al ed., 2015, Une action publique éclatée ? Production et institutionnalisation de l’action publique dans les secteurs de l’eau potable et du foncier – Burkina Faso, Niger, Bénin, Coll. Actes du colloque, Nogent sur Marne, GRET/LEREPS.
[1] Sur l’expertise comme médiation entre types de savoirs, cf. Lavigne Delville et Le Meur (2016).
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