Juin 2023 – En péri-urbain, ventes et décisions de conversion sur les terres rurales

(extrait de Bon, B., Simonneau, C., Denis, E., Lavigne Delville, P., 2023. Conversions ordinaires des usages des sols liées à l’urbanisation dans les Suds. Habitation, capitalisation, mutations de l’agriculture. Paris, Comité technique Foncier & développement, pp.29-40)

Les conversions d’usage des sols liées à l’urbanisation émanent de processus, logiques et acteurs multiples. À travers une grille de lecture organisée en trois temps (vente, achat, changement d’usage), nous tentons de rendre compte de ces pratiques, et finalement de tirer une typologie des processus de conversion.

Les conversions d’usage des sols liées à l’urbanisation passent le plus souvent par des transferts marchands de droits fonciers. La marchandisation du foncier (passage d’un statut inaliénable, où les transferts sont non marchands, via l’héritage, les prêts, etc., à un objet de transaction marchande) peut être antérieure à l’urbanisation, et concerner les transferts de droits au sein de l’agriculture. Elle lui est fréquemment concomitante, la demande urbaine induisant la marchandisation. Les conversions sont donc articulées aux marchés fonciers urbains et ruraux, à la spéculation foncière, et aux usages des parcelles comme réserves de liquidités.

Ces thèmes ne sont pas nouveaux et sont traités par une littérature en anthropologie rurale et en socio-économie, comme les études rassemblées par Crousse, Le Roy et Le Bris (1986) qui insistent sur le caractère « disputé » des espaces locaux et des pratiques foncières locales spéculatives à Abidjan, Mexico, Ouahigouya (Burkina Faso). Aujourd’hui, sous l’influence croisée de la pression démographique urbaine, des transformations macroéconomiques liées à la mondialisation et à la financiarisation, des changements sociaux liés à la scolarisation des jeunes générations rurales et urbaines et des mutations économiques locales (Bertrand, 2021), la marchandisation du foncier et les pratiques spéculatives dans les marges prennent une nouvelle ampleur, touchant désormais toutes les couches de la société. La montée des classes moyennes dans de nombreux pays stimule ces pratiques. Les régimes fonciers coutumiers africains continuent leur réinvention permanente, en particulier dans les espaces en mutation rapide, selon des logiques hybrides inscrites dans les nécessités socio-économiques des groupes familiaux ou lignagers et les marges de manœuvre laissées par les systèmes de régulation foncière. Enfin, ces conversions concernent des surfaces importantes sous des formes parfois discrètes, elles peuvent s’étendre loin des zones urbaines et elles adviennent très en amont (temporellement) de l’arrivée du front urbain. Pour les comprendre, il semble important de dépasser une vision dualiste de la production urbaine et foncière, partagée entre filières officielles et populaires, investissements formels et informels. Notre objet concerne plus particulièrement les conversions ordinaires, organisées par des acteurs locaux (habitants, détenteurs de droits fonciers, acteurs locaux de la promotion immobilière et des acquisitions foncières) et par une production foncière souvent incrémentale.

Nous considérons en effet que cette dernière est très importante et sous documentée par rapport à toute la production scientifique sur les grands projets, les zones franches ou les villes nouvelles, les expropriations pour la création de zones économiques spéciales et les infrastructures, et l’accaparement par les acteurs transnationaux. De fait, les conversions foncières par les acteurs ordinaires, locaux, représentent des mutations du foncier considérables qu’il reste à mesurer, en termes de superficies et de volumes financiers. À l’échelle de nos études de cas, elles apparaissent tout aussi importantes que celles que produisent les grands projets.

L’approche considère ainsi la diversité des pratiques et des acteurs à l’oeuvre dans ces processus et leurs dynamiques. En termes analytiques, elle révèle un continuum dans ces acteurs, sans forcément de rupture marquée entre les catégories, et des relations caractérisées par de fortes concurrences entre acteurs pour l’accès aux terres et le contrôle du processus de conversion et de la rente associée. Les acteurs sont multiples et peuvent aussi adopter simultanément ou successivement des pratiques contrastées (maintenir une activité agricole et vendre une partie de leurs terres par exemple). Ce continuum mouvant et cette complexité sont façonnés par des dynamiques territoriales (pression démographique, projets d’aménagement), mais aussi par des mutations socio-économiques et juridiques (évolution des normes foncières locales, pressions climatiques sur l’agriculture et les espaces fragiles), et parfois par des trajectoires sociales ou individuelles (émergence de classes moyennes, aspirations et imaginaires) particulièrement rapides dans les Suds.

La diversité des terres et des acteurs ruraux

Nous nous interrogeons ici sur l’amont des processus de conversion, leur spatialité, les acteurs concernés et leurs motivations : Qui impulse ou ouvre la voie aux changements d’usage des sols et aux ventes de terres ? Pour quelles raisons et avec quelles motivations ? Dans quels types de territoires et selon quelles temporalités ?

Les processus de conversion portent sur des terres rurales hétérogènes. Elles peuvent être cultivées ou non. Elles diffèrent en termes de nature des sols, de fertilité, en fonction du milieu naturel des régions concernées et de l’intensité de la pression démographique et urbaine. Leur valeur agronomique et économique varie : certaines ont bénéficié d’aménagements, tandis que d’autres accueillent villages, jachères, pâturages et cultures agricoles. Dans certains territoires (Afrique de l’Ouest, Jordanie, Inde), ce sont les domaines fonciers coutumiers, voire sacrés (Adegbinni, 2018), qui accueillent massivement les fronts d’urbanisation.

Enfin, le contrôle de ces terres est assuré à diverses échelles, selon les modes locaux d’appropriation foncière : individuelle, familiale (au niveau de groupes domestiques plus ou moins élargis), collective. Certaines ont déjà pu être cédées à des acteurs externes, pour des usages productifs agricoles (irrigation, vergers, maraîchage, etc.) ou de l’anticipation spéculative. Ainsi les détenteurs des terres rurales peuvent être des autorités villageoises, des représentants familiaux ou des individus (ruraux ou urbains et/ou originaires des villages concernés sans y résider).

Les mises en vente et les changements d’usage répondent à des logiques spatiales, qui ne se réduisent pas à une avancée en tache d’huile depuis un front urbain. En la matière, nos cas d’études sont contrastés, depuis des quartiers situés au sein de territoires métropolitains en pleine mutation (cas du Bénin) jusqu’à des espaces très éloignés des centres urbains (cas de la Côte d’Ivoire ou de l’Inde). L’accessibilité aux centralités urbaines est également un facteur central, expliquant le développement le long des axes routiers et des infrastructures majeures.

Certains territoires étudiés montrent des conversions qui s’arriment à des plans de développement urbain et des stratégies de développement macroéconomique, avec des zones désignées comme pôles de développement parfois relativement loin des centres urbains. C’est le cas du pôle urbain de Diamniadio dans la région de Dakar, qui a été relié au centre de Dakar par des infrastructures importantes (autoroute et train express régional). Les grands projets publics stimulent, à leurs alentours, les achats spéculatifs. Ces pratiques se basent sur des anticipations de « bon coup » (Bertrand et Bon, 2022), des informations privilégiées à propos de projets d’État ou de partenariats public-privé, initiés ou réactivés ; comme par exemple dans la zone de Glo-Djigbe au nord de l’agglomération de Cotonou, désignée depuis plus de dix ans pour accueillir l’aéroport international et a qui a connu une intense spéculation foncière (Magnon, 2013).

Enfin, bien loin dans l’hinterland, discrètement et sur le temps long, les pressions foncières peuvent commencer à s’exercer. Elles enclenchent une dynamique de changements bien avant l’avancée du front urbain, poussée, comme en Inde, par la « croyance partagée en (…) l’avènement imminent d’une transition urbaine associée à la possibilité d’une émancipation des appartenances locales (castes, familles élargies, clans…) » (Denis, 2016). Nous recensons ici les logiques ou éléments déclencheurs des conversions d’usage des sols.

Mutations au long cours des sociétés rurales et changements des pratiques foncières

Si les transformations d’usage des sols semblent rapides et accélérées ces dernières années, elles s’arriment néanmoins à des processus de long terme de mutations structurelles des sociétés rurales, touchant aux normes juridiques locales et à la marchandisation des terres, aux conditions d’exercice des activités économiques locales, et aux perspectives offertes à la jeunesse rurale.

Premièrement, dans les espaces ruraux, des bouleversements profonds touchent les normes juridiques locales. La croissance démographique, l’insertion marchande, les conversions religieuses, les aspirations des cadets sociaux à plus d’autonomie induisent, à des degrés divers, des processus de recomposition des unités domestiques avec, en particulier, là où elles existaient, des fragmentations des grandes unités familiales et l’affirmation du ménage (éventuellement polygame) comme unité économique (Quesnel et Vimard, 1996 ; Raynaut et Lavigne Delville, 1997). Celle-ci peut coexister avec le maintien d’une gestion du patrimoine foncier à l’échelle de groupes familiaux élargis. Les règles d’héritage changent, aboutissant à un partage et non plus à la transmission d’un patrimoine indivis, ce qui favorise l’individualisation des droits sur la terre. L’héritage foncier est ouvert progressivement aux femmes dans certaines régions, au moins partiellement (dans le droit musulman, une femme hérite d’une demi-part).

Ces processus d’individualisation peuvent se coupler à des processus de marchandisation de la terre. Selon les sociétés rurales, ils peuvent être anciens ou récents. Les moteurs sont multiples : insertion dans les filières marchandes, ventes de détresse, stratégies de reconversion, ajustements liés à la fragmentation des héritages, offre de la part d’acteurs externes, etc.[1].

Globalement, les faisceaux de droits, distinguant droits d’administration et droits d’usage, tendent dans ces processus à se réduire et à devenir similaires à des droits de propriété. Les détenteurs de droits fonciers agissent comme des propriétaires. Les détenteurs de droits d’usage agricoles contournent également les vocations autorisées, avec l’exemple des camps installés au Liban sur les terres destinées à l’agriculture selon les zonages en vigueur. Ces mutations de normes juridiques sont également le fruit de décennies de réformes foncières en faveur de la propriété privée. Cette tendance est illustrée par le cas kényan, où le régime foncier régissant les terres maasaï a progressivement muté vers la propriété privée, communautaire puis individuelle. Ces réformes stimulent les transactions aujourd’hui.

Dans certains pays, des régimes pluriels de propriété des sols persistent, comme au Mexique où trois régimes coexistent : public, privé, social (ejidos et communidades). L’ouverture en 1992 de la possibilité de privatiser les ejidos, en introduisant la « certification » des droits individuels, combinée à des réformes du secteur du logement social, a engendré d’importantes réserves foncières en périphérie des métropoles mexicaines, à un coût très avantageux pour les promoteurs. Notons cependant que le processus de privatisation reste long au Mexique et la majorité de cette promotion immobilière advient sur des terres privées (Valette, 2020 ; Geneste et al., 2022).

Ensuite, articulés à ces évolutions des normes juridiques, les marchés fonciers[2] se développent dans certaines zones rurales, y compris hors de la légalisation des droits fonciers et parfois de manière rapide. Le caractère inaliénable des domaines fonciers coutumiers, des terres communautaires (Jordanie, Côte d’Ivoire) voire sacrées (Bénin) peut être ignoré, ou contourné par les acteurs censés en être les garants, à travers des premières ventes. Ainsi, une étude récente sur les marchés fonciers ruraux en Afrique de l’Ouest (Colin, 2017) souligne une tendance au développement des transactions marchandes sous l’influence de la pression démographique, du changement des techniques agricoles, de la monétarisation de l’économie des sociétés rurales ou encore de l’accroissement de la valeur économique de la terre avec le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché. Les changements de génération et le retour au village de natifs ayant vécu dans d’autres contextes (urbain, international) où la terre est déjà marchandisée pèsent dans les mutations des régulations foncières locales, en Afrique de l’Ouest par exemple (Colin, 2017). L’évolution n’est cependant pas mécanique. Cette même étude souligne leur caractère progressif : les transferts non marchands de droits fonciers peuvent subtilement évoluer vers des transferts marchands, par exemple quand des signes de reconnaissance du droit sur la terre deviennent des redevances en nature puis en argent, ou quand des prix initialement symboliques sont indexés sur la superficie ou le profit anticipé. De même, la légalisation n’est pas forcément l’élément déclencheur, elle arrive parfois en fin de processus. En revanche, cette marchandisation, même à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, est inégale selon les régions, et les arrangements fonciers au sein de l’agriculture familiale peuvent demeurer non marchands, même dans des zones de forte densité de population. C’est alors l’urbanisation qui est un moteur de marchandisation. Dans les zones sous influence urbaine, les opportunités liées à l’offre d’acheteurs urbains, l’influence des modes de vie urbains, l’émergence et les aspirations d’une classe moyenne dans certaines géographies sont en effet autant de facteurs qui renforcent ces dynamiques d’individualisation et de marchandisation. La marginalisation de l’agriculture, la peur de perdre ses terres du fait de projets étatiques ou privés les stimulent également. En Afrique de l’Ouest, ces dynamiques ne vont pas forcément de pair avec une individualisation complète, et les ventes sont alors gérées au niveau des segments de lignage, qui prennent en compte leurs impacts sur la répartition des terres familiales entre les ménages (Magnon, 2013 ; Diongue, 2020). Mais les opportunités financières suscitent aussi des ventes opportunistes, de la part de cadets sociaux qui n’ont normalement pas le droit de vendre, de détenteurs de droits d’usage consolidés par le temps, et même d’acteurs n’ayant aucun droit foncier, qui escroquent acheteurs et détenteurs fonciers. Une lecture compréhensive et processuelle est nécessaire (Colin et al., 2022 ; Colin et Bouquet, 2022).

La baisse de l’attractivité pour l’activité agricole liée à des moindres productivité, rentabilité et prévisibilité de cette activité est sensible pratiquement partout. La fragmentation des terres par héritage, qui laisse de petites exploitations non viables, et la libéralisation des filières agricoles, qui met en concurrence les agricultures locales avec des agricultures plus productives ou subventionnées (Mazoyer, 2001), sont deux facteurs majeurs. Les changements climatiques sont en cause ici, tout particulièrement l’accès à l’eau (comme c’est le cas par exemple au Bénin et en Inde).

Sur un autre plan, les tensions géopolitiques au Moyen-Orient sont un facteur explicatif direct de l’émergence des camps sur les terres agricoles dans différentes régions du Liban ; elles le sont également pour d’autres camps de grande ampleur dans diverses régions du monde comme au Kenya, en Thaïlande, au Soudan (Agier, 2014).

Enfin, les jeunes générations rurales, mieux scolarisées et moins bien dotées en foncier que leurs aînés, en Afrique subsaharienne notamment, adoptent de nouvelles stratégies.

Les relations sociales et économiques entre villes et campagnes s’intensifient autour des investissements fonciers, à travers des achats de parcelles en ville par des ruraux, ou des investissements agricoles (foncier, palmeraie, élevage) par des locaux ayant réussi en ville (Rangé, 2019). De nouvelles revendications foncières et des protections sociales individualisées émergent et s’adressent à l’État à travers des plaidoyers sociaux y compris issus d’une base villageoise (Bertrand, 2021) – comme l’expose le cas de Diamniadio dans la région de Dakar (Lavigne Delville et Sow, 2023).

Logiques d’action des détenteurs de terres rurales

Les détenteurs de terres rurales sont donc les premiers concernés. Propriétaires, détenteurs coutumiers et détenteurs de droits d’usage agricole ou pastoraux subissent des évictions ou sont actifs dans les processus de vente et de conversion.

Dès lors que ces acteurs n’ont pas de droits légalement reconnus, ils sont a priori dans une position de faiblesse dans les processus d’urbanisation, et soumis au risque d’éviction de la part de l’État qui, considérant qu’il détient légalement les terres, les expulse avant de lotir, avec ou sans compensation, ou de la part de promoteurs qui, ayant obtenu un titre foncier de l’État, les expulsent également. Cette image d’acteurs ruraux impuissants et victimes de l’urbanisation doit cependant être nuancée. Le fait de n’avoir pas de statut légal ne signifie pas toujours une insécurité foncière pratique. Par ailleurs, avec ou sans document légal sur leurs terres, les détenteurs de terres rurales peuvent être des participants actifs du marché foncier, vendant des terrains agricoles ou morcelant ou lotissant eux-mêmes leurs terres pour les vendre en parcelles habitables.

Ainsi, les acteurs ruraux ne sont pas passifs dans ces processus, et s’y engagent selon une intensité et avec des motivations extrêmement variées. La décision d’engager la conversion et éventuellement de vendre les terres résulte de logiques « offensives » et/ou « défensives » (Yung et Bosc, 1999) : du côté « défensif », ce sont les ventes de détresse, les ventes pour se protéger d’une spoliation prévisible, les ventes de parcelles devenues trop petites pour être partagées entre héritiers ; du côté « offensif », ce sont les ventes pour réinvestir dans des activités rémunératrices. Les impacts de la vente de parcelles agricoles dépendent de la taille du patrimoine foncier disponible, de la taille de la famille, des conditions de la vente (favorables ou non), des opportunités de réinvestissement rentable. Les familles morcelant elles-mêmes leurs terres pour les vendre gardent la majorité de la rente de la conversion, alors que celles qui se font exproprier touchent une indemnisation, souvent dérisoire.

Nous tentons de rendre compte ici de la large gamme des logiques d’action à l’oeuvre, lesquelles peuvent se combiner, se superposer ou se succéder à l’échelle d’un territoire ou d’un acteur. Nous soulignons d’abord le fait que l’agriculture ne disparaît pas totalement dans ces processus. Nous exposons ensuite les multiples registres recensés quant à l’engagement dans des ventes, en soulignant le rapport ambigu au consentement.

Des usages agricoles maintenus et transformés

Plus complexes qu’une seule conversion de l’agriculture vers d’autres usages, des situations nuancées apparaissent. Elles montrent souvent le maintien d’une agriculture aux contours transformés par des agriculteurs réactifs aux transformations des territoires et au marché des produits agricoles.

L’agriculture urbaine et périurbaine dans les Suds est une activité importante, dont l’ampleur est reconnue par les organisations internationales depuis les années 1990. Elle se maintient malgré l’étalement urbain sur les terres agricoles périphériques, tant est importante sa fonction alimentaire. Elle peut également progresser en termes de superficie foncière à certains endroits (Aubry, 2013). Selon la FAO, cette activité produirait 15 % des denrées alimentaires mondiales (FAO, 2010). Dans les pays des Suds, 266 millions de ménages seraient impliqués dans la production agricole en milieu urbain, selon Hamilton (2014). La FAO estimait en 2012 que 40 % des ménages urbains d’Afrique subsaharienne avaient des activités agricoles en ville (FAO, 2012). Si les définitions de l’agriculture urbaine peuvent différer entre ces rapports, ils mettent tous en évidence une coprésence de l’agriculture et des usages urbains bien plus importante dans les pays des Suds que dans ceux des Nords. L’activité agricole ne disparaît pas complétement, elle se transforme en périphérie et dans le coeur des villes.

Dans les Suds comme dans les Nords, les relations spatiales et fonctionnelles entre villes et espaces de production agricole s’articulent de plus en plus autour d’un « système agriurbain » complexe. L’image de la mosaïque où s’enchevêtrent les usages tend à remplacer celle des ceintures agricoles et maraîchères autour des villes (Poulot, 2014 ; Aubry, 2013 ; Ba et Aubry, 2011). Notons d’abord que des changements de détenteurs ou de statuts fonciers ne modifient pas forcément immédiatement les usages des sols. Ainsi, en Côte d’Ivoire (Colin et Pottier, 2023), le cas de Djimini-Koffikro à 80 km d’Abidjan montre des détenteurs fonciers coutumiers à l’initiative de lotissements. Ces détenteurs fonciers tracent des limites parcellaires, accentuent le morcellement individuel, mais ne modifient pas dans l’immédiat l’utilisation du sol, qui continue d’être cultivé.

Intensification des productions périurbaines

L’avancée du front urbain peut aussi entraîner l’intensification de certaines productions agricoles liées à la demande de nouveaux marchés urbains, notamment le maraîchage. L’abandon de la vocation agricole des terres n’est ni massive ni immédiate partout, en raison parfois de politiques de soutien au secteur agricole. Ainsi, les travaux du Gret au Myanmar (Boutry et al., 2016) montrent que les terres rizicoles demeurent les plus grandes ressources pour les spéculateurs, mais peu de changements d’usage des sols sont advenus jusqu’en 2015, du fait des politiques du gouvernement de soutien aux espaces rizicoles. C’est le cas également dans la périphérie de Nairobi, où se maintiennent des cultures maraîchères pour le marché urbain et de vastes propriétés pour l’horticulture d’exportation. Les cultures de rente (café, thé, ananas) perdurent grâce à des subventions de certains comtés. Dans ces territoires, ce sont plutôt les terres non irriguées avec des activités agropastorales qui sont convoitées par les investisseurs et spéculateurs. Ces ajustements et recompositions vivrières font l’objet de nombreuses publications dans divers contextes africains (Kuusaana et Eledi, 2015 ; Thornton, 2008).

Maintien d’une agriculture urbaine interstitielle et spécialisée

À l’échelle des agglomérations, il n’y a pas forcément une disparition de l’agriculture mais une transformation et une adaptation, par intensification de certaines productions, déplacements de certaines exploitations et sécurisation de certaines parcelles. Ces parcelles deviennent entourées de zones bâties, comme le montrent les recherches empiriques localisées, par exemple, à Bobo Dioulasso, Saint-Louis, Manille (Robineau et al., 2014) et Antananarivo (Defrise et al., 2019).

L’agriculture déploie sa fonction alimentaire sur des espaces réduits, et vise des produits demandés par le marché urbain. C’est ainsi que Antananarivo-ville produit entre 95 et 100 % de la demande de la ville en cresson, malgré des interrogations en matière sanitaire (Aubry, 2013).

Des stratégies hybrides combinant agriculture, vente de terres et/ou promotion foncière et immobilière.

Ces stratégies hybrides reposent sur les rentabilités différenciées des terres et les contraintes et opportunités du milieu. Ainsi, certains agriculteurs vendent une partie de leurs terres et adoptent des pratiques culturales plus intensives sur d’autres. Les travaux au Togo (Bawa, 2017) soulignent l’intensification des cultures maraîchères ou des plantations de cocotiers du fait de la demande urbaine, concomitante avec un accroissement des subdivisions et de ventes de plantations peu rentables. Des ventes de parcelles pour en racheter plus loin et investir dans du matériel agricole, l’irrigation, les intrants ou les produits phytosanitaires sont constatées au Bénin et au Togo par exemple. En somme, des itinéraires techniques plus coûteux imposés par la demande urbaine peuvent conduire à mettre en vente une partie des terres pour financer les investissements.

Les multiples registres des ventes de terres rurales : ventes de détresse, dépossessions potentielles et officielles, commerce de parcelles

Les contraintes de liquidités ou le besoin urgent d’argent pour faire face à des dépenses de santé ou à des événements familiaux (funérailles, mariage, études) constituent un élément déclencheur de vente extrêmement fréquent dans les zones de marchandisation du foncier coutumier. Les ventes d’urgence et de détresse sont documentées depuis les années 1980-1990 en Afrique de l’Ouest par exemple (Colin, 2017). Elles prennent de l’ampleur avec la banalisation de la vente des terres et l’augmentation des prix dans les franges urbaines métropolitaines, comme cela est constaté au Kenya, en Tanzanie ou au Bénin. Dans un contexte de pluralisme juridique et de reprise en main du foncier par l’État pour des grands projets, les détenteurs de terres rurales peuvent se sentir menacés de perdre leur terre ou de se voir expropriés pour cause d’utilité publique avec de faibles compensations, comme le soulignent Lavigne Delville et Sow (2023) ou Dato (2020). Cette insécurité peut pousser à vendre la terre tant qu’elle peut être vendue à un prix jugé satisfaisant, plutôt que de tout perdre ultérieurement.

L’insécurité foncière peut aussi émerger des conflits fonciers intrafamiliaux. Au Bénin (Adegbinni, 2015) ou à Madagascar (Defrise et al., 2019), les enquêtes de terrain montrent que la peur de perdre leur terre par des revendications internes aux familles pousse certains détenteurs à vendre rapidement dès l’héritage acquis. C’est le cas par exemple des femmes qui héritent de terres sans que cela fasse parfaitement consensus au sein des familles.

Dans le contexte d’une crise agricole, comme à Bahour en Inde (Denis, 2023), les conversions et les ventes de terres rurales font l’objet d’une faible résistance : ces terres qui étaient considérées comme le grenier à blé de villes voisines, des terrains de riziculture avec trois récoltes par an, connaissent aujourd’hui des problèmes d’accès à l’eau et de coût de la main-d’oeuvre et d’intrants qui encouragent les agriculteurs à se séparer de leur bien foncier. Enfin, des acteurs ruraux s’engagent pleinement dans le « commerce de parcelles » (expression empruntée aux acteurs béninois) dans la perspective d’en retirer des gains financiers, sans que ce soit une activité principale ou officielle. Il s’agit alors d’acheter et de revendre des domaines ou des lots au fil de l’augmentation des prix fonciers dans les franges urbaines. Les agriculteurs, les possesseurs coutumiers et les héritiers peuvent également s’engager dans le commerce de parcelles (Bénin), la promotion immobilière (Inde), ou comme intermédiaires (Côte d’Ivoire).

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[1] Pour l’Afrique subsaharienne, voir l’état des lieux de Colin (2017).

[2] Les marchés fonciers sont « des ensembles de transferts marchands de droits sur la terre. Le concept de transfert marchand (ou transaction marchande) désigne le transfert de droits d’appropriation ou d’usage contre une contrepartie exigible, établie sur la base d’un système d’équivalence : le prix. La notion de prix n’implique pas systématiquement le recours à la monnaie : un accès à la terre contre une partie de la production, ou encore contre du travail, correspond à un échange marchand » (Colin, 2017, p. 6, d’après Colin, 2004). Le transfert peut porter sur des droits différents, droits d’appropriation, droits d’usage, et donc pas forcément sur la totalité des droits sur la parcelle.

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