Parfois anciennes, parfois récentes, les transactions foncières marchandes se développent en Afrique de l’Ouest rurale, avec une accélération marquée depuis une vingtaine d’années. La question des marchés fonciers a longtemps été marquée par un clivage fort entre les promoteurs du marché, voyant dans la disparition (spontanée ou devant être provoquée par l’Etat) des régulations coutumières et dans l’individualisation des droits fonciers une condition de développement économique, et ceux qui argumentent que l’individualisation n’est pas une condition de développement économique, et craignent les effets négatifs de l’individualisation et de la marchandisation des terres sur les sociétés rurales. Ce débat, qui demeure vif en termes d’orientations de politiques foncières, a longtemps été biaisé par un manque d’analyses empiriques des processus de changement des rapports fonciers.
Depuis une vingtaine d’années, une série d’études et de recherches ont documenté de façon fine les dynamiques foncières et les processus de marchandisation. Elles ont montré que ces processus étaient à la fois réels et très variés dans leur ampleur et leur dynamique : dans certaines régions, les ventes remontent au début du XX° siècle ; dans d’autres, elles sont apparues et se sont multipliées dans les deux dernières décennies[1] ; dans d’autres encore, le principe coutumier de l’inaliénabilité de la terre demeure. L’extension des transferts marchands n’implique pas automatiquement un « désenchâssement »[2] complet des rapports fonciers, une autonomisation de la terre par rapport aux rapports sociaux[3]. En tous cas pendant un certain temps, on observe des situations de « marchandisation imparfaite »[4], où le marché peut faire l’objet de diverses restrictions, où les « ventes » ne concernent que le droit de planter ou de cultiver et n’entraînent pas nécessairement une aliénation du fond : si « l’acheteur » abandonne la culture, la terre revient au lignage qui en a cédé les droits d’usage. La mise en gage a longtemps permis un contournement de l’interdit de vendre. Les acteurs urbains, les investisseurs, négocient leur accès à la terre selon des modalités variées, où la négociation d’une cession de terre auprès des autorités coutumière – souvent avec l’ambigüité soulignée plus haut sur le contenu des droits cédés – sur continue à jouer un rôle important. Ces achats de terre ont parfois un but productif, parfois ils sont un instrument d’épargne ou de spéculation : faute d’alternatives fiables du côté bancaire, la classe moyenne urbaine tend en effet à investir dans le foncier en péri-urbain. Dans de nombreuses régions, on observe des formes hybrides entre des principes coutumiers de régulation foncière en évolution et des principes marchands.
Les conflits fonciers sur l’agriculture se cristallisent souvent autour des transferts de droits, soit que les évolutions amènent la nouvelle génération à remettre en cause les accords passés par leurs pères, soit que des ventes soient contestées par des ayants droit familiaux qui n’ont pas donné leur accord et s’estiment spoliés. Le contenu de la cession (vente complète ou cession de droits d’usage) peut lui-même être ambigu. Réinterprétations d’accords passés ou ventes de terres familiales sans l’accord des ayants droit sont ainsi des sources fréquentes de conflits, qui témoignent des tensions entre logique coutumière et logique marchande, mais surtout des carences des dispositifs de régulation : n’étant régulées ni vraiment par les normes coutumières, ni vraiment par un dispositif public, les ventes se développent dans un « marché gris » qui autorise coups de force et manipulations, ce que les situations péri-urbaines, où ces contradictions et manipulations sont parfois extrêmes[5], montrent bien.
Alors que les débats de politique et les recherches se sont longtemps polarisés sur la question des ventes, ces études ont également mis en avant l’importance des formes de délégation de droits et de « faire valoir indirect », et leur enjeu tant économique que social[6]. Bien loin de se limiter aux formes classiques de la location et du métayage, elles représentent une diversité d’arrangements institutionnels permettant à un agriculteur d’exploiter des terres qu’il ne possède pas, elles sont adaptées aux spécificités des systèmes agraires, font preuve d’une grande flexibilité face aux évolutions économiques. Bien que plus rarement formalisés par écrit que les ventes, les contrats de délégation de droits semblent plus rarement porteurs de conflits, sauf dans les régions où la pression foncière et les changements de génération amènent autochtones et migrants à chercher à renégocier les accords passés par leurs parents.
Les recherches ont caractérisé finement les sources d’insécurité liées à ces transactions, mettant en avant le fait que les transactions portant sur des terrains « coutumiers », sans statut juridique, étaient à la fois peu encadrées par des mécanismes coutumiers, et pas du tout par l’Etat qui conçoit son action dans le seul cadre de droits « réels », légalement reconnus. Dans un contexte où la doctrine juridique considère que seules les transactions portant sur des terrains « entrés dans la vie juridique » peuvent être légalement reconnus, la question des terres rurales, dont très peu disposent d’un document juridique, demeure entière. Les politiques de formalisation des droits fonciers locaux peuvent paraître une réponse de ce point de vue, mais elles posent des problèmes pratiques là où les droits fonciers ne relèvent pas d’une propriété de fait[7]. Par ailleurs, elles sont longues et coûteuses à généraliser, ce qui pose la question des solutions intermédiaires.
Face à cette double carence des régulations coutumières et publiques, les acteurs ruraux et les institutions locales ont dans de nombreuses régions mis en place des mécanismes de formalisation des transactions, sur une logique d’affirmation par une autorité administrative ou communale de contrats de vente sous seing privé[8]. Bien que non explicitement reconnus par les textes gouvernant le foncier, le recours à des contrats sous-seing privé est légal au titre du droit des conventions. Ces contrats sont souvent l’objet d’une validation, d’une « affirmation »[9] par les autorités publiques, chefs de village, mais aussi fréquemment administration territoriale déconcentrée ou communes. « Semi-formels »[10] au sens où ils mobilisent des autorités administratives sans toujours de base légale claire, ces dispositifs, méconnus jusqu’il y a une vingtaine d’années, constituent des réponses partielles, réelles mais souvent insuffisantes, aux risques de conflits sur les ventes. Dans certains pays comme le Bénin, ils sont fortement institutionnalisés (imprimés, procédures définie par les communes, etc.). Ils perdurent souvent même lorsque des politiques de formalisation sont mises en place[11], ce qui pose des problèmes de concurrence.
En offrant des cadres institutionnels souples et de proximité, les politiques de sécurisation foncière adoptées au cours de la dernière décennie par quelques pays d’Afrique de l’Ouest cherchent à offrir des réponses, en permettant aux acteurs ruraux de faire reconnaître leurs droits fonciers via des statuts juridiques de type attestation de détention coutumière, certificat foncier, etc., et en définissant des procédures de formalisation des transactions foncières, enregistrées au niveau d’instances décentralisées de gestion foncière. Tout en répondant à une demande pour une reconnaissance juridique des droits locaux, elles reposent souvent sur une simplification de droits fonciers complexes de l’agriculture familiale, au risque de fragiliser la position des ayants droit familiaux (femmes, jeunes). Elles risquent aussi de favoriser la marchandisation des terres, tant parce que les détenteurs de certificats fonciers peuvent se sentir libérés des régulations familiales sur la terre que parce que les acheteurs sont intéressés à acheter des parcelles certifiées, où le risque de conflit ultérieur est réduit. Ces expériences sont encore le plus souvent au stade expérimental ou en début de généralisation, mais il est important d’en documenter les effets.
Le débat sur les marchés fonciers a repris de la vigueur au milieu des années 2000 avec la question de l’agrobusiness et des acquisitions massives de terres. Les acquisitions foncières des cadres urbains ne sont pas nouvelles : dans un but de production, de placement d’épargne, d’anticipation de l’expansion urbaine, les élites et les classes moyennes urbaines ont de longue date acquis ou acheté des terres en périphérie urbaine, dans leurs zones d’origine, dans les régions touchées par les dynamiques de production marchande. La tension entre soutien à l’agriculture familiale et promotion de l’agrobusiness, structurelle dans les débats sur les politiques agricoles, se renforce dans un contexte de libéralisation accrue des filières, de démantèlement des dispositifs publics de soutien à l’agriculture, de compétition internationale accrue. Les crises financières de 2008 et alimentaires de 2010 ont mis en lumière les dynamiques d’acquisitions massives des terres par des entreprises internationales, dynamiques qui suscitent des inquiétudes au niveau des organisations paysannes et suscitent des résistances, voire des conflits. L’absence de statut juridique formel des terres rurales et le fait qu’elles continuent à relever, dans la plupart des pays, du domaine privé de l’Etat favorisent les attributions de droits par l’Etat sans accord des ayants-droit locaux. Les études de terrain sur les grandes acquisitions ont par ailleurs mis en lumière l’accélération, dans plusieurs pays, des achats de terre par l’agrobusiness national, achats qui, en volume, dépassent souvent les acquisitions internationales.
Largement oubliées dans la décennie précédente, la question des inégalités foncières, de la concentration et de l’exclusion, et de leurs impacts économiques et sociaux reviennent sur le devant de la scène. Là où la recherche économique considère que des marchés fonciers fluides devraient permettre de coupler équité et efficacité économique, en favorisant une agriculture familiale efficiente, la réalité de l’environnement économique, les problèmes d’accès au crédit et aux filières, les asymétries de moyens financiers entre paysans pauvres et acheteurs urbains, les défaillances du marché de l’assurance, aboutissent souvent au contraire à favoriser les transferts de droits sur la terre à des acheteurs dotés de ressources financières, mais pas forcément les plus productifs. Le modèle entrepreneurial mobilisant des capitaux pose de plus la question de la part de valeur ajoutée restant dans le pays (une fois déduits les importations d’engrais, de matériel, etc.) et donc de l’intérêt économique. La capacité du marché foncier à conduire à une distribution de la terre tout à la fois plus efficiente et plus équitable est questionnée par la recherche économique[12], dans des contextes de fortes imperfections sur les autres marchés. Ce qui, en retour, interroge les priorités de politique foncière et les conditions pour favoriser une répartition « socialement désirable »[13] des terres dans le contexte des pays d’Afrique de l’Ouest, globalement marqués par de fortes imperfections de marchés et souvent par une politisation de l’accès à la terre.
La question des marchés fonciers ruraux se caractérise donc par :
- des réalités très variables d’une région à l’autre, et d’un pays à l’autre en fonction des politiques agricoles et foncières en vigueur ;
- la coexistence de plusieurs dynamiques différentes mais imbriquées : marché de l’achat-vente et marché du faire-valoir indirect et des droits délégués ; transactions entre acteurs locaux et transactions mettent en jeu des acteurs urbains, voire internationaux ;
- de fortes asymétries de capacité financière entre agriculture paysanne et acheteurs urbains et de fortes défaillances dans l’environnement économique et institutionnel, risquant de susciter des dynamiques de spéculation et de concentration au détriment de l’agriculture familiale et des acteurs les plus vulnérables ;
- une absence ou une faiblesse des dispositifs et des procédures de vente, aboutissant à de multiples conflits et remises en causes, pour partie dues à des ventes jugées non légitimes, réalisées sans l’accord des ayants droit familiaux ;
- des interrogations croissantes sur les effets, tant économiques que sociaux, de l’extension non régulée des transferts marchands, dans des contextes de fortes asymétries de capital financier, humain et social.
Issu de la recherche et de l’expertise, un ensemble de connaissances assez éprouvées est disponible, tant sur les dynamiques des marchés de l’achat-vente que sur celui de la location et des droits délégués. Mais ces connaissances ne sont pas systématisées (les recherches ont été concentrées dans certains pays, sur certaines zones. Les connaissances sur d’autres pays sont beaucoup plus lacunaires). Bien que cruciale pour la réflexion sur les politiques, la question des inégalités et de leur impact sur la productivité demeure assez peu traitée en Afrique de l’Ouest, même s’il existe des références ailleurs.
Si les carences institutionnelles dans la gestion foncière ont été bien mises en évidence, la question de la régulation des marchés fonciers a peu fait l’objet de travaux d’étude et de recherches. Les premiers suivis des nouveaux dispositifs de régulation foncière donnent de premiers éléments d’analyse sur leur effectivité. Des tentatives de réguler le marché lui-même existent (interdiction coutumière ou communale, seuils de surface), mais elles sont assez dispersées et ont peu été documentées.
La question de la régulation des marchés fonciers dépasse donc celle de la sécurisation des transactions foncières. Celle-ci est indispensable, et l’Etat doit mettre en place des dispositifs fiables, de proximité, de formalisation des transactions foncières sur des terres non légalisées, assurant que les cessions sont légitimes et qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur le contenu des droits cédés. Mais la question est aussi celle des conséquences du « libre » jeu du marché, lorsqu’il met en relation des acteurs en forte asymétrie, lorsque les ventes sont des ventes de détresse, lorsque les achats ne sont pas des investissements productifs, ou lorsque l’agrobusiness n’a guère d’impact économique et social positif pour la société, et les risques politiques et sociaux que contiennent en germes les processus d’exclusion, de marginalisation qu’induit ce « marché » très fortement asymétrique et inégalitaire.
Les connaissances actuelles sont donc à la fois nombreuses, dispersées, incomplètes et insuffisamment organisées par rapport aux questions de politique publique et au contexte actuel d’accroissement de la compétition sur les terres. Elles n’ont encore été que partiellement diffusées dans les cercles de la réflexion sur les politiques foncières et au niveau des organisations paysannes. Un état des lieux des connaissances est donc nécessaire, prenant la pleine mesure de la compétition croissante sur les terres et des asymétries de ressources entre acteurs du marché, et organisé autour de la question de la régulation.
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[1]. Mathieu P. et Lavigne Delville P., 2003, Sécuriser les transactions foncières dans l’ouest du Burkina Faso, IIED/GRET/IED/UERD, 36 p. ; J.-P. et Woodhouse P., 2010, « Introduction: interpreting land markets in Africa », Africa, vol 80 n° 1, pp. 1-13
[2]. Chauveau J.-P. et Colin J.-P., 2011, « Customary transfers and land sales in Côte d’Ivoire: revisiting the embeddedness issue », Africa, vol 80 n° 1, pp. 81-103.
[3]. Colin J.-P. et Woodhouse P., 2010, « Introduction: interpreting land markets in Africa », Africa, vol 80 n° 1, pp. 1-13.
[4]Le Roy E., 1997, « La sécurité foncière dans un contexte africain de marchandisation imparfaite de la terre« , in Blanc-Pamard C. et Cambrézy L., ed., Terre, terroir, territoire, les tensions foncières, Paris, Orstom, pp. 455-472.
[5]. Adjahouhoué L., 2013, Dynamiques sociales autour du foncier péri-urbain de Cotonou au Bénin : logiques des acteurs et vulnérabilité sociale, doctorat en sociologie du développement, Université d’Abomey-Calavi, Abomey-Calavi, 292 p.
[6]. Lavigne Delville P., Toulmin C., Colin J.-P., et al, 2001, L’accès à la terre par les procédures de délégation foncière (Afrique de l’ouest rurale) : modalités, dynamiques et enjeux ; rapport final de la recherche « droits délégués d’accès à la terre et aux ressources », Paris/Londres, GRET/IRD/IIED, 207 p.; Lavigne Delville P., Toulmin C., Colin J.-P., et al, 2001, Sécurisation des droits fonciers délégués en Afrique de l’Ouest, Dossier Zones Arides, Londres, IIED, 32 p.
[7]. Colin J.-P., Le Meur P.-Y. et Léonard E. ed., 2009, Les politiques d’enregistrement des droits fonciers. Du cadre légal aux pratiques locales, Paris, Karthala; Lavigne Delville P., 2014, Competing conceptions of Customary Land Rights Registration (Rural Land Maps PFRs in Benin), Methodological, policy and polity issues, Cahiers du Pôle Foncier n° 5, Montpellier, Pôle Foncier, 24 p. ; Lavigne Delville P. et Mansion A., 2015, La formalisation des droits sur la terre dans les pays du Sud. Dépasser les controverses, alimenter les stratégies, Paris, Comité technique foncier et développement.
[8]. Lavigne Delville P., 2002, » When Farmers Use “Pieces of paper” to Record Their Land Transactions in Francophone Rural Africa : Insights into the Dynamics of Institutional Innovation » », European Journal of Development Research, vol 14 n° 2, pp. 89-108 ; Lavigne Delville P., 2002, Les pratiques populaires de recours à l’écrit dans les transactions foncières en Afrique rurale. Eclairages sur des dynamiques d’innovation institutionnelle, Montpellier, IRD-UR REFO, 22 p.
[9]. S’appuyant sur le décret de 1906 sur les conventions entre indigènes, « l’affirmation » consiste pour une autorité administrative à apposer sa signature et son cachet sur un contrat, lorsque les deux protagonistes sont venus ensemble le demander, affirmant ainsi que le contrat a bien eu lieu. Mais cela ne dit rien de la légitimité du contrat : le vendeur a-t-il le droit de vendre ? Les autres ayants-droits sont-ils d’accord ?
[10]. Mathieu P., Paré L. et Zongo M., 2003, « Monetary Land Transactions in Western Burkina Faso: Commoditisation, Papers and Ambiguites « , in Benjaminsen T. A. et Lund C., ed., Securing land rights in Africa, London/Bonn, Franck Cass/EADI, pp. 109-128 ; Zongo M. et Mathieu P., 2000, « Transactions foncières marchandes dans l’ouest du Burkina Faso : vulnérabilité, conflits, sécurisation, insécurisation« , Les interactions rural-urbain : circulation et mobilisation des ressources. Bulletin de l’APAD, vol 19, pp. 21-32.
[11]. Boué C. et Colin J.-P., 2015, Formalisation légale des droits fonciers et pratiques informelles de sécurisation des transactions dans les Hautes Terres malgaches, Cahiers du Pôle Foncier n° 9, Montpellier, Pôle Foncier, 20 p.
[12]. Binswanger H. P., Deininger K. et Feder G., 1993, « Power, distorsions and reform in agricultural land markets », in Chenery H. B., Srinivasan T. N. et Behrman J. R., ed., Handbook of Development Economics, Amsterdam, Elsevier Science, pp. 2659-2772.
[13]. Deininger K., 2003, Land Policies for Growth and Poverty Reduction, World Bank Policy Research Report, Washington D.C., The World Bank, p. 133 ss.
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