Juin 2023 – La négociation locale de l’accès à la terre de l’agrobusiness

 extrait de Adamczewski-Hertzog, A., Lavigne Delville, P., Diop, O. (2023). Les « chemins fonciers » de l’agrobusiness dans le delta du Sénégal. Cahiers Agricultures, 32, 22.

Les entrepreneurs installés dans le delta du fleuve Sénégal ont utilisé de multiples voies – légales, informelles, coutumières– et mobilisé différents intermédiaires, pour négocier un accès aux terres. Ils ont suivi des « chemins fonciers » variés, originaux et bricolés, impliquant une diversité d’acteurs (collectivités, intermédiaires, acteurs privés et publics…). Les procédures d’accès au foncier sont hétérogènes, et varient en fonction des dotations de l’entrepreneur en capital financier et en capital social. Pour autant, on observe certaines constantes que l’analyse comparée de ces chemins fonciers permet de faire émerger et d’éclairer.

Quel que soit le chemin, la négociation et la construction d’alliances et de soutiens, à des niveaux variés, sont au cœur du processus. Elles sont d’autant plus indispensables que le cadre légal et institutionnel est incomplet, et que la gouvernance foncière est fortement politisée et personnalisée. Ceci augmente les coûts et les incertitudes pour les investisseurs, tant au niveau des contreparties attendues en termes de Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) que des arrangements, éventuellement corruptifs, avec les élus communaux et les représentants de l’État impliqués.

La majorité des chemins passent par des accords négociés localement, et contractualisés par les communes à travers une convention et une affectation des terres par le conseil communal (voie 2), ou bien sous forme de contrats directs avec les détenteurs fonciers (voie 3). Or, selon la LDN, toute transaction foncière est interdite sur les terres de culture, et l’attribution de terres à une entreprise était illégale jusqu’au nouveau décret 2022-2307 de décembre 2022. Ces pratiques sont cependant largement tolérées y compris par l’administration. Elles offrent des réponses pragmatiques aux carences du cadre légal, mais posent de nombreuses questions. Tout d’abord, sur le rôle des investisseurs, qui se substituent à l’État et/ou aux communes dans le financement d’équipements, et sur celui des communes où certains élus se soucient plus d’objectifs financiers personnels que de l’avenir des territoires en question. Ensuite, les accords se centrent principalement sur l’accès à la terre et les compensations (avec en plus une négociation fiscale pour la voie étatique) : les composantes techniques des projets, notamment la question de l’accès à l’eau pour le projet agricole, sont très rarement mentionnées. La question de la continuité de l’accès aux ressources pour les anciens usagers est également rarement prise en compte. Ainsi, les éleveurs, sédentaires, transhumants ou nomades, qui voient leur accès aux pâturages se restreindre, et parfois même leur accès au fleuve ou à un de ses défluents se compliquer du fait des aménagements, sont souvent tenus à l’écart des processus de négociation et n’obtiennent guère de compensations. Or, avant les aménagements hydroagricoles, le delta était avant tout un espace d’élevage où l’agriculture était très marginale.

Toutefois, certains investisseurs ont négocié avec les communes concernées et un collectif d’éleveurs (éleveurs « locaux » et transhumants), afin que la perte d’usage pastoral des terres puisse être elle aussi compensée. Des accords-cadres ont ainsi été signés précisant que les éleveurs pourraient bénéficier des résidus de cultures de l’entreprise, et également de la production de fourrage, mis à disposition en période de soudure. Mais de tels accords demeurent exceptionnels.

Enfin, même négociés, les accords ne sont pas toujours équitables, notamment du fait des rapports de force mettant les investisseurs ou les décideurs politiques locaux au cœur des négociations, et laissant parfois les plus impactés, les populations locales, en marge des négociations. Ici comme ailleurs (Vermeulen et Cotula, 2010), les conditions d’un consentement éclairé ne sont pas toujours réunies ; des pressions diverses, des biais dans l’information des acteurs concernés, sont fréquents. Bien plus, l’affectation des terres à l’entreprise implique que les détenteurs fonciers renoncent à leurs terres, moyennant des contreparties qui sont le plus souvent collectives au niveau villageois (emploi, infrastructures), et ne compensent donc pas spécifiquement la perte de leurs propres droits fonciers.  Les rapports de force entre protagonistes influent fortement sur le degré de prise en compte des détenteurs fonciers, par l’État ou les investisseurs (Tafon et al, 2019). Lorsque l’investisseur négocie directement avec les paysans individuels, ceux qui acceptent de céder leurs terres, volontairement ou suite à des pressions, reçoivent une compensation pour les terres auxquelles ils renoncent. Mais cet accord entérine néanmoins une perte de patrimoine.

Bibliographie

Tafon R, Saunders F. 2019. The Politics of Land Grabbing: State and corporate power and the (trans) nationalization of resistance in Cameroon. Journal of Agrarian Change 19 (1) : 41-63. https://doi.org/10.1111/joac.12264.

Vermeulen S, Cotula L. 2010. Over the heads of local people: consultation, consent, and recompense in large-scale land deals for biofuels projects in Africa. The Journal of Peasant Studies 37 (4): 899-916. https://doi.org/10.1080/03066150.2010.512463.

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3 réflexions sur “Juin 2023 – La négociation locale de l’accès à la terre de l’agrobusiness

  1. Toujours un plaisir de vous lire, vous avez une analyse très fine des pratiques foncières dans le contexte Africain. Vu la complexité des ces pratiques qui ont tendance aujourd’hui à s’inspirer à la fois des coutumes et d’autres facteurs exogènes, vous faites preuve d’une recherche très approfondie comme le révèlent vos publications.
    J’ai fait une étude ethnographique sur l’accès des jeunes au foncier à Diogo, au début j’étais parti avec une approche rural, mais je me suis finalement rendu compte que les enjeux étaient encore beaucoup plus complexes à cause des dynamiques fonciers, ainsi mon angle d’analyse a beaucoup évolué avec les pratiques de terrain. Actuellement, je suis toujours motivé par cette envie d’explorer et de découvrir les tendances qui se développent sur la question foncière.
    Merci beaucoup vos partages nous nous font un très grand plaisir.
    TINE Abdoulaye_ socio-anthropologue_ chercheur junior_Stagiaire Chargé d’études_LESCORES/UCA.

  2. Le problème de l’accès des femmes africaines au foncier était posé par Jacques FAYE dans sa thèse il y a 40 ans….
    Y a-t-il des raisons de penser que des évolutions ont eu lieu ?

    • Bonjour Jean, il faut distinguer accès à des droits de culture, et accès à la possession. Et pour celle-ci, les situations avec et sans marché foncier… il n’y a pas d’obstacle coutumier à l’achat de terre par des femmes, lorsque le marché foncier existe. Le problème tient au droit des filles à l’héritage. La compensation matrimoniale est censée compenser cette absence de droit à l’héritage, dont la logique est de conserver le patrimoine dans la lignée, les femmes la quittant pour rejoindre celle de leur mari. Dans un contexte où le repli sur les terres familiales est la seule forme « d’assurance sociale » face aux risques de l’existence, cette logique continue à avoir ses raisons. Les évolutions sont liées à la progression du droit islamique, qui garantit une demie-part aux femmes.

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