2011- Pour une socio-anthropologie des dispositifs délibératifs

(extraits de Lavigne Delville Ph., 2011, « Du nouveau dans la « participation »  au développement ? Impératif délibératif, populisme bureaucratique et participation cachée », in Jul-Larsen, E., Laurent, P.-J., Le Meur, P.-Y., Léonard, E. (Eds.), Une anthropologie entre pouvoirs et histoire. Conversations autour de l’oeuvre de Jean-Pierre Chauveau, Paris/Marseille/Uppsala, Karthala-IRD-APAD, pp.160-187.

L’approche participative peut donc rompre avec la figure du populisme bureaucratique,
à la double condition que, du point de vue de la théorie,
le « populisme méthodologique » soit clairement distingué du « populisme idéologique »
et que, du point de vue de l’action, l’intervention de développement
soit dissociée de la croyance positiviste en l’ingénierie sociale (Chauveau, 1994 : 54)

La question de la « participation » a été structurante dans les débats sur le développement des années 80-90 : les discours mettant en avant les capacités propres de paysans et valorisant des démarches « participatives » sont devenus progressivement hégémoniques ; l’ensemble des institutions du développement a semblé converti au principe des « paysans d’abord » (Chambers 1983 ; Chambers et al, 1989) ; tous les projets de développement ont été rebaptisés « participatifs » et ont modifié leur démarche, de façon plus ou moins sensible. On a assisté à une multiplication de méthodologies plus ou moins sophistiquées et systématiques pour promouvoir une telle « participation ».

Quinze à vingt ans après, la « bulle participationniste » est retombée. Le principe est acquis dans les discours, même si les pratiques n’ont pas toujours beaucoup changé dans les projets. Il s’est diffusé à de nouveaux espaces, en particulier le débat sur les politiques : depuis les Stratégies de réduction de la pauvreté, tout processus d’élaboration ou de revue de politique publique se doit d’être « participatif », avec de nombreuses questions sur le contenu, les modalités et les impacts de cette « participation », qui demeure souvent largement instrumentale.

Cependant, loin du fusionnel des années 80 (des communautés paysannes unies au service desquelles devaient se mettre les techniciens), une partie du discours contemporain du développement sur la participation met en avant l’importance de la délibération, de la confrontation de points de vue, de la coproduction des diagnostics et des décisions. De façon plus ou moins construite et raisonnée, un certain nombre d’expériences tentent de partir de la reconnaissance de la diversité des acteurs et de leurs logiques et recherchent, avec plus ou moins de succès, des procédures aptes à organiser leur confrontation de façon productive.

En remettant les discours participatifs dans leur histoire, en montrant les liens entre participation et bureaucratie, en insistant sur « l’économie politique locale de l’exclusion » au sein de laquelle se déroulent les démarches participatives, les écrits de Jean-Pierre Chauveau des années 90 constituent une déconstruction en règle des conceptions naïves de la participation. Ils sont incontournables. Je voudrais ici poursuivre la réflexion, par rapport aux débats contemporains sur le renouveau de la participation, entre instrumentalisation néo-libérale et émergence de nouveaux rapports entre État, citoyens et experts/techniciens.

« Impératif délibératif » et processus négociés : pour une socio-anthropologie des dispositifs délibératifs

Au-delà de la déconstruction

Tant l’analyse historique de la culture du développement que l’analyse sociologique des jeux d’acteurs autour des dispositifs participatifs proposées par Jean-Pierre Chauveau constituent une déconstruction en règle des « participationnismes naïfs », dans lesquels des acteurs externes semblent découvrir les acteurs locaux et s’illusionnent sur la possibilité d’un dialogue transparent dans un contexte d’asymétrie structurelle des positions, des intérêts et des pouvoirs, ou instrumentaux, ainsi que de la rhétorique que leurs promoteurs utilisent pour légitimer la prétendue nouveauté de leur approche.

Cela doit-il disqualifier toute démarche participative, et donc rendre inutile toute recherche nouvelle sur ce thème ? Le risque de la déconstruction, comme le souligne Chauveau, est de tomber dans une « rhétorique réactionnaire » (Hirschmann) et de « conclure à l’inanité, à la perversité, ou même aux dangers de l’approche participative quant aux objectifs fondamentaux du développement » (Chauveau, 1994 : 30).

Or, tant au Nord qu’au Sud, les démarches participatives sont nécessairement ambigües, la force et la faiblesse de cette notion tenant précisément, pour Blondiaux (2008 :10) « à son indétermination, à sa capacité à s’inscrire dans les stratégies et les registres de légitimation politique les plus disparates ».

Le fait que les démarches participatives ne puissent pas faire la « révolution » des « paysans d’abord » promise par leurs promoteurs ne veut pas dire qu’elles n’aient jamais d’effets, même partiels, sur les rapports entre acteurs et/ou la pertinence des actions dans des situations données. De bons animateurs, un minimum au fait des enjeux de pouvoir, utilisent les outils des MARP de façon stratégique, en fonction de leur compréhension des enjeux[1]. Mais surtout, comme on l’a déjà souligné, les événements participatifs peuvent être une opportunité pour des acteurs d’en bas, dans des stratégies de « participation cachée » trop rarement analysées de façon systématique.

Depuis une dizaine d’années, le paysage institutionnel du développement a assez fortement évolué. Là où les « projets » (publics ou d’Ong) mettaient en face à face des équipes censées maîtriser les techniques et contrôlant les décisions de financement, et des « villages », les dispositifs de développement sont de plus en plus des dispositifs institutionnels complexes, associant communes, organisations locales et pouvoirs publics, où les décisions sur les réalisations locales se font dans des instances partagées voire sont transférées à des instances locales. La concentration du pouvoir entre les mains des équipes projets est théoriquement plus faible, obligeant ces dernières à davantage négocier avec les acteurs locaux.

Enfin, tous les promoteurs de la participation ne partagent pas ces mêmes postulats[2]. Sans avoir nécessairement formalisé leur approche, de nombreux praticiens expérimentés, consultants nationaux ou internationaux, ont une analyse assez réaliste des rapports entre acteurs, prennent acte de la diversité des positions et des logiques d’acteurs, et tentent de construire et négocier des dispositifs institutionnels et des procédures visant à réduire les effets des asymétries de pouvoir, tant au sein des espaces locaux qu’entre acteurs locaux et populations. Alors que la majorité des nouveaux dispositifs d’intervention sont conçus dans logique fonctionnaliste, sans remise en cause des logiques globales de l’aide, et sont mis en œuvre de façon routinière et bureaucratique, certains acteurs tentent de promouvoir des dispositifs fruits de stratégies explicites prenant en compte les asymétries et les rapports de force, dans des contextes qui demeurent bien sûr marqués par les enjeux politiques de la participation, les rapports de pouvoir entre pouvoirs locaux et populations, et les rapports de domination inhérents au système d’aide.

Pour ces trois raisons, il semble utile de rouvrir le dossier de la participation, et d’analyser s’il s’agit seulement « de vin nouveau dans de vieilles outres »ou bien si ces dispositifs – dans certains cas au moins – permettent une certaine ouverture, un certain déplacement des équilibres, en faveur de qui, et à quelles conditions. Il semble en particulier utile de s’intéresser explicitement aux cas conçus et mis en œuvre par des « artisans de la participation » ayant une réflexion structurée et cherchant à prendre en compte les asymétries de relations : la recherche en sciences sociale[3] a finalement plus critiqué les applications naïves de la participation qu’analysé de façon fine si des processus conduits (à peu près) intelligemment avaient ou non des effets, et dans quelle mesure. En décrivant et analysant de façon plus fine et systématique la diversité des dispositifs et des stratégies, en analysant plus finement les jeux d’acteurs et leur participation tant « directe » que « cachée » dans leur définition et leur mise en œuvre, de telles recherches portant sur des processus réfléchis renouvelleraient les analyses sur la participation, tout en contribuant à identifier si elles remplissent, au moins partiellement, les conditions de ruptures avec le populisme bureaucratique, telles que Chauveau les a explicitées (citation en exergue).

Dispositifs participatifs et « impératif délibératif »

En travaillant sur les modalités institutionnelles de l’intervention, sur la structuration des lieux de décision, sur les modes de communication et de mise en débat, ces expériences souhaitent améliorer la pertinence des décisions, des projets et des politiques, tout en contribuant – le temps des démarches ou plus durablement – à un rééquilibrage au moins partiel des rapports entre acteurs. Elles ne prétendent pas révolutionner les rapports entre acteurs locaux et dispositifs d’interventions, et/ou entre populations et pouvoirs locaux (en particulier dans le cadre de la décentralisation) ou nationaux (dans la négociation des politiques publiques), mais utiliser les procédures, les règles, les dispositifs pour produire des déplacements partiels, et ouvrir des espaces de débat au profit de certains acteurs.

Une diversité de logiques, entre instrumentalisation néo-libérale et projet de démocratie participative

De ce point de vue, et malgré leur faible théorisation[4], ces expériences se rattachent au renouveau international de la question de la participation. Ce renouveau à la fin des années 90, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays émergents ou en développement, en Amérique Latine en particulier, est largement souligné par de nombreux chercheurs, qui cherchent à en comprendre l’émergence et à en analyser les conséquences politiques et pratiques, à partir d’analyses approfondies à l’échelle nationale (Barthe, 2002 ; Blatrix, 2002, etc.) et internationale (Bacqué et al., 2005 ; Neveu, 2007).

Dans les pays industrialisés, cette nouvelle vague (Blondiaux, 2008) émerge pour partie des insatisfactions des citoyens et de la crise du politique (revendications environnementales), de débats sur l’approfondissement de la démocratie et la remise en cause de la « double délégation » du pouvoir des citoyens et des usagers aux politiques et aux experts (Callon et al., 2001), mais son succès découle aussi de tentatives du système politique de refonder sa légitimité à travers une meilleure écoute des citoyens, dans une logique assez instrumentale. Dans les pays du Sud, elle renvoie pour partie au discours sur la (bonne) gouvernance, dont la participation est partie intégrante (Gaudin, 2002), mais aussi aux tentatives de refonder les rapports entre Etat et populations par une décentralisation participative, en particulier en zones indigènes d’Amérique latine (Recondo, 2007).

Au-delà de la grande diversité des démarches et des contextes, trois registres d’argumentation, porteurs d’une signification politique différente, légitiment la participation contemporaine : une volonté d’améliorer la gestion et de moderniser l’administration locale, une ambition de changement des rapports sociaux, une volonté d’étendre la démocratie au-delà de la démocratie représentative (Bacqué et al., 2005 : 31). Dans tous les cas, et dans des configurations et des rapports de force variés, « le détour par l’écoute des citoyens se donne comme une figure obligée de l’action publique et comme nouvel art de gouverner » (Blondiaux, 2008 : 6) ; la multiplication des procédures participatives et délibératives valorise le débat et l’écoute et vise à modifier les modalités et le contenu des décisions : elles ont pour effet attendu d’« augmenter ce que nous proposons d’appeler leur discutabilité, c’est-à-dire le degré auquel ces décisions sont susceptibles d’être soumises à un régime de discussion publique » (Barthe, 2002 : 61). Bref, même si « l’espace de la participation se trouve aujourd’hui largement déconnecté de l’espace des problèmes et de la décision » (Blondiaux, 2008 : 87), un « impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer, 2002) structure le débat politique contemporain.

A l’échelle internationale, les expériences actuelles de participation recouvrent un vaste ensemble (Bacqué, Rey et Sintomer, 2005 ; Neveu, 2007), entre instrumentalisation néo-libérale, où le dialogue direct avec les citoyens et le transfert de morceaux de responsabilités sert un projet de marginalisation de l’Etat et de renforcement des logiques managériales du social (Abrahm, 2007 ; Jaglin 2005), contournement du politique et des mouvements sociaux par un système politique soucieux de reconstruire sa légitimité par des consultations de façade, et expérimentation tâtonnante de nouveaux rapports entre Etat, société et marché à travers l’implication de citoyens organisés.

Certains chercheurs en ont une vision assez négative : pour Catherine Neveu, les processus participatifs mis en œuvre par les Ong ou les instances étatiques ou internationales induisent « délégitimation accélérée ou impuissance croissante des instances, substitution à une légitimité issue de l’ancrage dans les mouvements sociaux d’une légitimité fondée sur la visibilité publique, accroissement des tensions entre groupes sociaux ou socio-ethniques, ouverture d’une nouvelle niche pour des pratiques clientélistes que la participation visait notamment à affaiblir » (Neveu, 2007 : 16).

Mais pour Bacqué, Rey et Sintomer, qui proposent des typologies très utiles, la diversité des expériences ne peut être réduite à une grille d’interprétation unique, en particulier aux lectures en termes d’instrumentalisation néo-libérale : « En fonction des dispositifs mis en place, des contextes sociopolitiques et des dynamiques à l’œuvre, la tendance lourde au développement de la participation que nous connaissons à l’échelle internationale prend des significations différentes » (2005 : 295). Blondiaux souligne aussi que « partout, ces approches co-existent, à l’exemple des Etats-Unis, où les versions les plus « marketing » de la participation côtoient les expériences les plus avancées, ou du Brésil, où la version néo-libérale du projet participatif est également présente » (Blondiaux, 2008 : 20) à côté des expériences de budget participatif.

Les règles du débat, entre instrumentalisation et espaces de contestation

L’ambivalence structurelle des dispositifs participatifs permet les récupérations et instrumentalisations les plus évidentes, au Nord comme au Sud : en invitant les citoyens à se prononcer à une échelle ou les décisions ne se prennent pas ou sur des enjeux mineurs, en sélectionnant les participants en évinçant les acteurs contestataires, en restreignant l’accès à l’information et aux éléments du débat, en définissant de façon unilatérale les règles du jeu, en maîtrisant à la fois le calendrier et l’agenda, en contrôlant l’organisation des débats ou l’élaboration des conclusions, etc., les autorités qui organisent les processus participatifs disposent de différentes techniques pour maîtriser « le risque politique qu’instaure de la participation » (idem : 75). De fait, de nombreux dispositifs participatifs ne suscitent guère de mobilisation, tant ils paraissent verrouillés. La volonté de « faire participer » suscite souvent résistance et méfiance, voire ironie de la part des acteurs d’en bas (Barbier, 2005). « Aux frustrations des citoyens happés par la chose publique, se mêlent les critiques adressées cette fois par les militants associatifs, soupçonneux a priori à l’égard de dispositifs qui visent parfois à les concurrencer et dont la position envers les procédures oscille en permanence entre une stratégie d’entrisme et la crainte d’être instrumentalisés en retour par le pouvoir » (Blondiaux, 2008 : 34-35). Une mobilisation suppose deux conditions : un véritable enjeu, et une confiance dans les procédures, et «la question se pose de savoir si ce ne sont pas précisément les conditions dans lesquelles la participation est organisée et gérée qui expliquent cette absence d’intérêt » (idem : 33).

Mais si le flou du terme de participation permet toutes les instrumentalisations (et les cas sont nombreux), il rend aussi possible leur contestation. Le consensus affiché sur le principe du débat permet le débat sur ses formes et ses modalités : il n’y a jamais assez de participation, les conditions ne sont jamais assez bien remplies, tous les groupes n’ont jamais été associés… Dans les pays industrialisés, de nombreux travaux montrent que, sans bien sûr renverser radicalement les rapports de force et les asymétries, l’impératif délibératif ouvre des espaces de jeu et de négociations (Barthes, 2002). L’organisation de débats publics ne supprime pas les autres modes de contestation mais élargit le répertoire d’action des groupes contestataires, ou permet une « division du travail » entre associations (Blatrix, 2002); l’expertise acquise par des associations ou groupes de citoyens ne peut être niée par les promoteurs d’infrastructures, d’autant moins que les premiers acquièrent à la pratique une expérience de la communication et du lien aux médias (idem).

Le débat se construit autour d’une série de scènes, formelles ou informelles, de nature différentes. S’intéresser à l’ensemble du processus de décision et à l’ensemble des débats, controverses et contestations, aux différentes formes de participation cachée « conduit à une appréciation beaucoup plus nuancée des effets du débat » (Barthe, 2002 : 84) que ce qu’une simple description du contrôle de la procédure par les défenseurs du projet pourrait laisser croire. « Le débat gagne à être appréhendé comme un enchaînement de lieux et d’actions dont l’issue n’est jamais fixée une fois pour toutes. (…) On observe ainsi une grande capacité des acteurs à s’approprier les procédures, à les détourner de leurs fonctions premières ou à s’en détourner quand elles leur paraissent par trop orientées » (Blatrix, 2002 : 101).

Bref, l’ambiguïté de la position des initiateurs ne suffit pas à conclure que les processus participatifs sont nécessairement totalement instrumentalisés par eux. Une analyse empirique fine des jeux d’acteurs et des processus est nécessaire. A cet égard, tant la réflexion des praticiens que l’analyse scientifique mettent en avant l’enjeu de deux dimensions corrélées : d’une part, les procédures des dispositifs participatifs, d’autre part, la sociologie des professionnels de la participation. L’organisation et les procédures d’un dispositif participatif ne suffisent certes pas à renverser un contexte politique peu favorable, mais ils structurent assez fortement la façon dont se déroulent les débats et favorisent ou au contraire freinent les instrumentalisations par les promoteurs :

« Dans des contextes similaires, les processus participatifs auront une signification différente selon qu’ils se baseront sur des comités de quartier ou sur des budgets participatifs, selon que la délibération sera organisée ou non selon des règles claires, selon que des savoir-faire sur la participation ou l’organisation de la discussion y seront ou non mobilisés » (Bacqué et al., 2005 : 294).

De même, le profil des « professionnels de la participation » influe sur leur conception des finalités de la participation et leur volonté ou non de tenter de jouer sur les rapports de pouvoir et d’ouvrir l’espace du débat, tant dans la conception et la négociation des dispositifs, que dans leur mise en œuvre. Se distinguent ainsi, sous réserve de typologies plus fines, les acteurs engagés (en France, souvent d’anciens militants politiques « reconvertis » dans la mise en œuvre de démarches participatives) et les structures de consultation qui trouvent là un marché (Carrel, 2007 ; Blondiaux, 2008 : 22-24). Alors que les seconds se contentent de remplir une commande, en référence exclusive à leur client, les premiers tentent de négocier les règles du jeu et de peser sur les choix réalisés.

Conclusion

En Afrique, les expériences participatives et délibératives se déroulent dans des contextes où les rapports sociaux sont fondés sur des logiques de clientélisme et de patronage, où la volonté politique est faible ou ambiguë, où les configurations des arènes politiques locales sont porteuses de fortes asymétries et exclusions dans la prise de parole, où les logiques développementistes dépolitisantes sont fortes, et où la capacité de la société civile à les subvertir ou à mobiliser les médias pour peser sur les processus est faible. Le clientélisme est au cœur des logiques sociales, comme des enjeux de la participation (Jobert, 1983) ; la légitimité de la parole des « gens d’en bas » est peu garantie, voire contestée pour les acteurs en situation de dépendance statutaire ; le populisme bureaucratique du système d’aide et ses logiques instrumentales sont particulièrement forts. On est bien loin de l’idéal habermassien (lui-même assez loin d’être réalisé dans les pays industrialisés), et il ne saurait donc être question de postuler que les nouveaux dispositifs participatifs cités ci-dessus produisent des évolutions significatives. Le pessimisme méthodologique et l’attention à l’économie politique locale de l’exclusion, prônés par Jean-Pierre Chauveau, demeurent indispensables.

Il me semble cependant que ces expériences interpellent la recherche en sciences sociales sous deux angles :

–         d’une part, celui de la diversité des dispositifs participatifs, et de leur signification politique (conceptions sous-jacentes de la démocratie, de la délibération et de la décision) pour ceux qui les promeuvent ou les mettent en œuvre. Les typologies récentes peuvent aider à décrire et qualifier les différents dispositifs rencontrés, dans leur diversité, et à sortir de visions trop englobantes ou postulant une instrumentalisation (développementiste ou néo-libérale) sans se donner la peine de les interroger sérieusement ;

–         d’autre part, celui des processus participatifs eux-mêmes et de leurs effets sociaux. Sans perdre de vue le pessimisme méthodologique, les mises en perspectives internationales évoquées ci-dessus invitent à mettre davantage l’accent sur les différentes formes de participation cachée, aux pratiques des acteurs d’en bas, aux ruses, aux mises en scènes, condition pour une analyse fine des processus évitant les conclusions mécaniques. « Le schème de l’action manipulatrice sous-estime le caractère « exploratoire » de ce type de procédures [délibératives], lesquelles ne sont jamais totalement contrôlées par une seule catégorie d’acteurs. Leur possible instrumentalisation n’étant pas réservée aux gouvernants ni aux promoteurs des projets, elles peuvent produire des effets inattendus même si ceux-ci, il est vrai, sont souvent décalés dans le temps ». (Barthe, 2002 : 59-60).

Les rapports entre contexte socio-politique, volonté des commanditaires et des animateurs, et procédures sont au cœur d’une telle analyse, visant à comprendre les modalités, les enjeux et les effets des dispositifs participatifs. En particulier, les procédures de participation ou de débat public ont un enjeu important, que l’on retrouve dans les trois champs de recherche proposés, et mériteraient d’être plus explicitement prises en compte. Dans cette perspective, s’intéresser aux dispositifs et aux procédures n’est pas succomber à une croyance positiviste dans l’ingénierie sociale, c’est se donner les moyens de comprendre, d’une part la façon dont les règles du jeu structurent en partie les processus et les jeux d’acteurs, et d’autre part la façon dont le contexte politique (qu’il fait évidemment analyser finement) conditionne les marges de manœuvre dans la définition de ces règles, et finalement les négociations et conflits autour de la définition, la mise en œuvre, la contestation voire la subversion des règles du jeu.

Distinguer entre pessimisme méthodologique et idéologique dans l’analyse de la participation suppose ainsi de prendre au sérieux les tentatives raisonnées, celles qui, comme le souligne Chauveau, tentent de rompre avec le populisme idéologique et la croyance naïve dans l’ingénierie sociale. Non pas pour postuler leur efficacité, mais pour interroger simultanément :

–         les acteurs qui les portent et leur trajectoire ;

–         la façon dont elles s’inscrivent dans des modes de gouvernance ou des rapports de pouvoir préexistants (l’économie politique de l’exclusion), et dans des rapports entre initiateurs/décideurs et populations ;

–         la façon dont le processus permet ou non d’ouvrir des espaces de jeu, même limités, dont certains acteurs (et pas tous) se saisissent ou non ;

–         les jeux d’acteurs autour de ces dispositifs, pour les subvertir ou les neutraliser, du côté des dominants comme des dominés (la « participation cachée »).

De telles recherches contribueraient à une meilleure compréhension de la diversité des expériences participatives et de leur signification sociale dans un contexte de crise du modèle post-colonial et de « modernité insécurisée » (Laurent, 2008), entre outils du néo-libéralisme et recherche d’un nouveau contrat social plus inclusif, entre enjeux sociaux macro (dans les rapports entre Etat, élus, experts et citoyens) et enjeux sociaux micro dans les arènes locales. Enfin, au-delà de ces apports à la compréhension des dynamiques politiques contemporaines, de telles recherches permettraient d’identifier les conditions minimales en deçà desquelles les démarches participatives relèvent de l’instrumentalisation complète, donnant ainsi aux acteurs engagés de la participation des repères tant pour construire des dispositifs qui aient du sens, et aux acteurs dont on réclame la participation des repères pour lutter contre les instrumentalisations les plus grossières.

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[1] Cf. Floquet et Mongbo, 2000, pour un exemple.

[2] Cf. Castellanet et Jordan (2002), pour un exemple de recherche formation développement, négocié entre une organisation paysanne et une équipe de recherche au Brésil.

[3] Y compris l’ouvrage que j’ai co-dirigé sur les enquêtes participatives (Lavigne Delville, Mathieu, Sellamna dir, 2000).

[4] La faiblesse de l’élaboration conceptuelle et théorique sur la participation dans le système d’aide peut-être considérée comme révélatrice de la logique essentiellement instrumentale qu’elle y prend.

2 réflexions sur “2011- Pour une socio-anthropologie des dispositifs délibératifs

  1. Philippe, bonjour,
    J’ajouterais à la réflexion l’hyper développement de la concertation, nouvel avatar de la participation.
    On y rencontre les mêmes approximations, mauvaises utilisations ou mises en œuvre, et nouvelles dérives.
    J’avais fait réfléchir les AT du secteur rural au Mali en 2004 sur les deux concepts, mais je ne retrouve plus mes fichiers.
    On en parle à l’occasion..

  2. Pingback: Introduction à l’ubulogie clinique – Ubulogie clinique

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