2007 – Anticiper les risques de conflits fonciers dans un aménagement hydro-agricole : l’apport de l’anthropologie

(publié dans Humanitaires, hors série n°4, Automne Hiver 2007)

Introduction

Les bas-fonds sont les parties basses du paysage, les têtes de vallées, où se concentrent les eaux de ruissellement et où la nappe phréatique est peu profonde. Dans les pays du Sahel, ce sont de riches pâturages de saison sèche, avec les rares mares – permanentes ou temporaires – permettant d’abreuver le bétail ; on y cultive du maraîchage. En saison des pluies, c’est un lieu de pêche, parfois de riziculture inondée.

Depuis les sécheresses des années 70 et 80, les aménagements de bas-fonds sont un des thèmes majeurs d’intervention en développement rural et local : mares pour l’abreuvement du bétail, seuils rizicoles pour la culture du riz inondé, digues rechargeant les nappes phréatiques font partie des aménagements demandés par les villageois, pour sécuriser et accroître la production.

Au fil de l’expérience, modèles techniques et démarche d’intervention ont évolué. ONG, bureaux d’études locaux et projets de développement ont acquis un savoir faire certain en la matière. Beaucoup ont cependant connu des projets bloqués, ou des aménagements construits mais non utilisés, du fait de conflits liés à la terre. Malgré leur souci de dialogue avec les paysans, ils n’arrivent pas toujours à repérer ces conflits, ou à les éviter.

1.       Ouvrir la boîte noire des conflits et du foncier, dans une optique opérationnelle

Lors d’un travail de synthèse sur les aménagements de bas-fonds que je coordonnais pour le Gret, cette question est fréquemment revenue dans mes entretiens avec les opérateurs. Contrairement aux cultures pluviales, à l’arbre ou au pastoralisme, il n’y avait guère eu de recherches foncières sur ces espaces humides et inondables, permettant d’éclairer les praticiens. Pour ouvrir cette boîte noire et construire des outils pour les développeurs, j’ai monté avec deux anthropologues spécialistes du foncier (Jacky Bouju et Etienne Le Roy) un projet de recherche appliquée mobilisant quatre équipes opérationnelles expérimentées (Helvétas et le Projet de Gestion de terroirs de Sikasso, au Mali, l’AFVP et le Projet de Développement Rural Intégré Houët Kossi Mouhoun au Burkina Faso). Nos hypothèses étaient les suivantes :

  • les bas-fonds sont des espaces productifs spécifiques, qui relèvent de règles foncières spécifiques, qui sont à identifier. L’anthropologie du foncier est ici indispensable ;
  • l’anthropologie du développement (Olivier de Sardan, 1995), qui analyse les confrontations de logiques et d’intérêts autour des projets, sera très utile. En particulier, pour dépasser la vision communautaire et consensuelle des communautés paysannes et prendre en compte la diversité des « groupes stratégiques » en leur sein, et l’influence d’acteurs externes ;
  • les conflits relèvent sans doute, en majorité, d’un nombre limité de configurations ; dès lors, il doit être possible d’identifier les principaux facteurs de risque, et de mettre au point une grille de caractérisation des enjeux ;
  • le plus opératoire pour avancer, dans une logique d’outils pour l’action, est de permettre à des agents de développement expérimentés de prendre le temps de « revisiter » des aménagements récents sur lesquels ils ont travaillé, avec une grille d’analyse mobilisant anthropologie du foncier et anthropologie du développement.

Mobiliser des étudiants de sciences sociales pour les études de cas aurait sans doute été plus riche en termes de qualité de l’enquête. Travailler avec des agents de développement expérimentés, sur des sites qu’ils connaissent, nous est paru la meilleure façon de démontrer la pertinence de ces questions et de proposer des outils qui soient opératoires, car mis au point avec, et testés par, des praticiens, à partir de leurs pratiques et de leurs représentations.

Nous avons donc monté un processus de travail, avec :

  • un atelier préparatoire, réunissant chercheurs et agents de développement, pour une première présentation des cas par les agents, et un partage du questionnement et de la méthode de l’enquête de terrain ;
  • une série d’études de cas, pendant lesquelles les agents ont bénéficié d’un appui scientifique in situ de la part des chercheurs ;
  • un atelier de restitution et de synthèse, rassemblant chercheurs, agents de développement, mais aussi responsables des ONG et projets partenaires. Il s’agissait de partager et analyser ensemble les résultats des études, mais aussi de se mettre d’accord sur les conclusions opérationnelles, sur les axes des outils à élaborer et formaliser, en prenant en compte les contraintes opérationnelles : l’avis des responsables, sur la pertinence et la faisabilité des propositions, était indispensable pour que nos résultats soient appropriables ;
  • la rédaction de la synthèse, revue par les différents acteurs puis publiée (Lavigne Delville, Bouju et Le Roy, 2000).

Ce fut un processus passionnant, très productif pour tous, et qui a confirmé la pertinence des hypothèses initiales. J’en présente ici les principaux résultats.

2.       L’aménagement comme enjeu économique et politique : les grandes sources de conflits

D’un point de vue de technicien, un bas-fond est un espace physique ; l’aménagement est une intervention technique qui modifie les flux hydriques pour améliorer la production, en particulier rizicole. Cette vision est juste, mais insuffisante. Un bas-fond est aussi un espace socialisé et approprié :

  • il s’inscrit dans des territoires, sous la responsabilité d’autorités politico-foncières. En Afrique de l’Ouest, ces territoires regroupent fréquemment plusieurs villages, dépendant d’un même village fondateur : certains villages n’ont pas de terroir autonome et donc pas le pouvoir de décider d’aménager ;
  • il fait l’objet d’usages multiples (pâturage, cueillette, vergers, riziculture inondée, maraîchage, pêche, fabrication de briques, etc.). Ces différents usages, faisant chacun l’objet de règles foncières, renvoient à des acteurs spécifiques, avec leurs propres intérêts.

De ce fait, aménager n’est pas seulement modifier les flux physiques :

  • transformer l’espace recompose plus ou moins fortement les usages : des vergers peuvent être inondés, des pâturages supprimés. Cela a des impacts sur les autres acteurs concernés ;
  • l’aménagement induit souvent une opportunité de recomposition des droits d’accès : les femmes perdent leurs droits fonciers au profit d’hommes ; les parcelles sont redistribuées dans l’espace aménagé, spoliant ceux qui possédaient les parcelles auparavant ; de jeunes maraîchers empruntant ou louant les terres en saison sèche peuvent se voir expulsés ou voir le montant du loyer augmenter.

De plus, l’aménagement suscite des enjeux et des opportunités politiques. Parfois, les ressortissants en ville poussent à un aménagement pour les bénéfices politiques qu’ils en tirent, ou les autorités locales acceptent un aménagement proposé par un projet, sans rapport avec les enjeux économiques et la demande réelle des villageois. Un village dépendant en termes fonciers peut vouloir profiter de l’occasion pour affirmer son indépendance par rapport au maître de terre installé dans un autre village, et instrumentaliser l’Ong dans ce but.

Les principales sources de conflits sont là : autour des enjeux politiques de l’aménagement et du pouvoir de décision, d’une part (qui porte le projet et pourquoi ? qui contrôle l’espace à aménager et peut prendre la décision d’aménager ?), autour de ses enjeux économiques d’autre part (qui gagne et qui perd ? quelles impacts des choix en termes d’accès aux parcelles aménagées ? quels sont les impacts sur les autres usages, et donc les autres usagers ?).

Ces enjeux sont inhérents à tout aménagement, voire à toute intervention. Ils ne débouchent pas nécessairement sur un conflit. Les risques sont plus ou moins vifs selon les configurations. Les conflits peuvent aussi être provoqués ou aggravés par l’intervenant, par sa maladresse ou son ignorance de ces enjeux : les manipulations sont d’autant plus aisées que l’on est aveugle sur les enjeux. Ainsi, bien des intervenants ne se posent pas la question de la redistribution des parcelles, ou prennent des décisions dans la complète ignorance des enjeux que cela porte.

3.       Comprendre pour agir : les implications méthodologiques

Considérer le bas-fond comme un espace socialisé et approprié, et prendre en compte les enjeux politiques et économiques de l’aménagement : cela a des incidences directes sur les démarches d’intervention. D’abord sur les principes : ne pas identifier et traiter ces enjeux en amont, dans le processus de préparation et de négociation locale est prendre le risque qu’ils émergent en cours, trop tard, parfois de façon violente. Cela implique de reconnaître les usages et les droits existants ; d’expliciter les impacts probables pour les différents groupes d’acteurs ; d’organiser une négociation locale sur la distribution des impacts de l’aménagement et la façon de la gérer ; de prendre au sérieux la question du choix politique sur la décision d’aménager et de vérifier le consensus sur l’aménagement et ses choix. La pertinence technico-économique de l’aménagement est un critère de décision incontournable, mais non suffisant.

Ensuite sur les méthodes. Savoir identifier les enjeux doit faire partie du savoir-faire d’un agent de développement. A partir de la connaissance acquise sur le foncier des bas-fonds, et sur les enjeux, nous avons proposé une démarche pratique de caractérisation des enjeux : inscription du bas-fond dans les maîtrises territoriales ; identification des porteurs du projet et de leurs motivations ; identification des usages et des usagers. Il s’agit bien de caractériser, pas d’un diagnostic exhaustif : l’objectif est de permettre à l’agent de situer le projet d’aménagement dans son contexte, de mieux comprendre ce qui se joue dans les débats locaux, d’identifier a priori les situations potentiellement risquées, sur lesquelles il faudra être particulièrement vigilant, ou bien demander l’appui de spécialistes.

Conclusion

Du fait de leur formation technique et de la culture développementiste, les agents de développement ont souvent une vision d’abord technique des aménagements, et une lecture consensuelle de la vie villageoise. Même si leur expérience en milieu paysan leur donne accès à une connaissance empirique des rapports sociaux, ils ne savent pas nécessairement l’articuler avec leur culture professionnelle et la mobiliser dans leur démarche.

L’intérêt d’une collaboration entre agents de développement et anthropologues n’est pas de vouloir transformer chaque agent en anthropologue. Il est de leur permettre de positionner leur métier et leur pratique dans une vision sociologiquement plus réaliste, et de leur donner des outils. Pour cela, il faut pouvoir mettre à leur disposition une façon de voir les objets sur lesquels ils interviennent, construite à partir de leurs préoccupations, mais faisant sens d’un point de vue sociologique. Il faut aussi pouvoir décliner cette façon de voir en repères stratégiques et en outils pour l’action. Pas en termes de recettes ou de méthode clé en main, mais en termes de repères mobilisant leur savoir-faire. L’apport de l’anthropologie est ici double : critique, en questionnant les schémas de pensée des développeurs, constructif en travaillant avec eux à définir des cadres d’analyses plus pertinents et des outils opérationnels.

Bibliographie

Lavigne Delville Ph., Bouju J. et Le Roy E., 2000, Prendre en compte les enjeux fonciers dans une démarche d’aménagement, stratégies foncières et bas-fonds au Sahel, coll. Etudes et Travaux, Gret, 128 p.

Olivier de Sardan J.P., 1995, Anthropologie et développement, essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, APAD/Karthala.

Voir aussi

avigne Delville Ph., 2002, « Aménager les bas-fonds : l’exemple de l’Afrique de l’Ouest », in CIRAD-GRET, Mémento de l’Agronome, Paris, CIRAD-GRET-MAE, pp. 297-317.

Lavigne Delville Ph., 1998, « Logiques paysannes d’exploitation des bas-fonds en Afrique soudano-sahélienne » in Ahmadi N. et Teme B. eds., Aménagement et mise en valeur des bas-fonds au Mali, bilan et perspectives nationales, intérêt pour la zone de savane ouest-africaine, CIRAD, pp. 77- 93.

Lavigne Delville Ph. et Boucher L. 1998 « Dynamiques paysannes de mise en culture des bas-fonds en zones forestières d’Afrique de l’Ouest » in Leplaideur A. et Cheneau-Loquay A. dir. Quel avenir pour les rizicultures de l’Afrique de l’Ouest ? actes du colloque CIRAD-CA/REGARDS, Bordeaux, 4-7 avril 1995, CD-ROM CIRAD, pp. 365-376.

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