Lavigne Delville P., 2015, Aide internationale et sociétés civiles au Niger, Paris/Montpellier/Marseille, Karthala/APAD/IRD, p.151-154.
Les sociétés civiles nigériennes sont enchâssées dans une société clientéliste et néopatrimoniale, où l’accès aux positions de pouvoir dans l’appareil d’Etat donne accès à des sources de rente, où les ressources de l’aide internationale sont elles-mêmes des sources de rente, où le personnel politique et associatif en vue recouvre un nombre réduit de personnes qui sont en relations étroites de rivalité et de cooptations, avec peu de renouvellement en deux décennies. Les critiques sur les dérives de la société civile datent des années 90, en même temps que son explosion. La question de l’auto-régulation de la société civile au Niger est posée depuis au moins le début des années 2000, avec une série d’initiatives, pas toujours coordonnées, et guère couronnées de succès.
Sans pour autant en appliquer tous les principes dans leurs propres organisations, ni sans doute être eux-mêmes totalement indemnes des travers qu’ils dénoncent, un petit nombre de leaders associatifs appartenant au noyau des responsables médiatisés se sont fait les porteurs de ce projet, qu’ils ont tenté à plusieurs reprises de faire avancer, dans le double but de lutter contre certains pratiques (en particulier du point de vue de l’investissement politique), et de se rendre visibles sur ce créneau tout en mobilisant des fonds pour des activités liées à ce thème.
L’enlisement de la démarche volontaire d’élaboration d’une charte, engagée avec l’appui de la CAPED et du PNUD en 2004-2006, puis la polarisation et les clivages liés au Tazartché (le mouvement visant à légitimer le maintien au pouvoir de Mamadou Tandja), ont convaincu les promoteurs de l’auto-régulation que cette voie était une impasse, qu’il fallait un cadre légal. Ils ont saisi l’opportunité de la période de transition et de la nomination d’un des leaders incontestés de la société civile à la tête du Conseil consultatif national pour tenter de relancer ce projet de charte et lui donner une valeur légale. Ils y ont vu une fenêtre d’opportunité pour faire passer un telle charte, du fait que plusieurs textes importants au Niger ont été passés dans des périodes de transition, que le soutien d’une partie des leaders associatifs au Tazartché avait choqué, et que le projet de charte s’intégrait dans un processus plus large de refonte des institutions visant à davantage institutionnaliser les principes démocratiques et à dépolitiser l’administration. Ils sont sans doute sous-estimé la contradiction qu’il y a à vouloir réguler par l’Etat les valeurs de la société civile, ce qui a offert une opportunité aux opposants pour contester sur le principe un projet de charte dont ils ne voulaient pas dans la pratique.
Les promoteurs successifs des projets de charte ont tenté de définir des principes et des règles qui fassent sens pour les sociétés civiles nigériennes réelles et permettent une plus grande différenciation entre la sphère de la société civile et les sphères économique et politique, au sein desquelles elle est largement enchâssée. La virulence des débats, tant lors de l’atelier de 2006 qu’au Conseil consultatif national, témoigne des tensions qui traversent ces organisations, en tous cas la frange la plus médiatisée. L’appel aux valeurs universelles et à la liberté inhérentes à la société civile, les revendications d’un processus endogène malgré l’échec de 2006 recouvrent assez clairement un refus, de la part d’un certain nombre de responsables associatifs, de toute obligation de transparence, de toute forme de contrôle, fût-il mis en œuvre par les pairs. Mais il serait trop rapide de n’y lire que cela. L’analyse plus détaillée des controverses autour des projets de charte révèle aussi des débats de fond, liés à la nature même des « sociétés civiles réelles » au Niger, dans le contexte social, politique et économique contemporain du Niger, et auxquelles les principes de pureté associative, issus d’autres expériences historiques et seulement partiellement respectés dans ces contextes, peuvent apporter des éléments de réflexion mais pas de réponse directe.
En effet, n’est-ce pas la trajectoire même de la société civile nigérienne, dans sa double dimension protestataire et prestataire, dans sa précarité, son extraversion et ses difficultés d’institutionnalisation, qui est finalement en relative contradiction avec l’image idéalisée d’OSC « non partisanes, non lucratif, bénévoles, volontaristes, citoyennes, et aux côtés des populations », telle que mise en avant dans ces projets de charte ? Jusqu’où le concept de bénévolat et de non-lucratif peut-il faire sens dans un contexte de modernité insécurisée, « où tout le monde se cherche » et où la dépendance financière des associations est massive ? Peut-on parler d’auto-régulation sans interroger en même temps les pratiques de financement, tant de la part de l’administration (dans les appels d’offres des projets, etc.) que des bailleurs de fonds, dont l’exigence de transparence et le respect de leurs propres principes varie également grandement et qui appellent à une société civile indépendante et vertueuse tout en finançant des entreprises personnelles et en entretenant la précarité ? La réflexion sur ce que sont les sociétés civiles réelles, dans un Niger post-ajustement, à l’emploi formel sinistré et ancré dans les rentes du développement, et sur les conditions d’un investissement de professionnel associatif ou militant, est-elle suffisamment mûre pour permettre un débat approfondi sur les conditions de possibilités d’associations d’intérêt général fondées sur l’engagement militant, et sur la frontière (forcément poreuse) entre ce qui en relève et ce qui relève d’organisations privées de service, avec ou sans but lucratif (avec les implications éventuelles en termes de respect des normes associatives pour les premières, et de conditions d’accès à la détaxation pour les unes et/ou les autres) ? Entre ce qui témoigne d’une dimension engagée ou militante justifiant un statut associatif et des financements privilégiés, même sans respecter tous les principes idéaux de l’association, sur les modalités de financement permettant l’institutionnalisation d’associations porteuse d’un projet propre, sur les règles du jeu recevables pour les différentes parties (en termes de modalités de gestion, d’investissement des responsables associatifs dans l’activité opérationnelle), etc. ?
Fondamentalement, je ne suis pas contre une charte de la société civile, mais je suis contre une charte qui va être sous l’autorité de l’Etat. J’ai encouragé à ce qu’il y ait une charte si vraiment c’était nécessaire, comme une charte déontologique des pairs. (…) Au Bénin, ils ont pu élaborer cette charte. Mais cette charte a été faite à la suite d’un forum national de la société civile (…) Quand j’ai vu le projet au conseil consultatif, j’ai demandé simplement qu’on modifie et mette à jour l’ordonnance portant régime des associations qu’il faut maintenant modifier et mettre à jour. (…) Chaque organisation a un dossier reconnu au ministère de l’intérieur, où il y a les contacts de toutes les personnes. Il y a un répertoire. Il faut mettre en place un comité pour faire la mise à jour (…). Aujourd’hui le ministère de l’intérieur peut faire ce travail, répertorier toutes les associations qui n’ont plus de répondants, où les présidents sont morts, où ils ont abandonné les associations, déclarer qu’elles n’existent pas et les dissoudre conformément à la loi. (responsable d’ONG, secteur santé)
Certains des opposants au projet de charte du Conseil Consultatif National (instance de transition mise en place pendant la transition militaire suivant le coup d’Etat de 2010) renvoient aussi l’Etat à ses responsabilités, et prônent une articulation entre une charte volontaire, et une refonte de l’ordonnance de 1984 couplée à un nettoyage du secteur par l’Etat. Mais le projet de charte de 2006, qui relevait de cette logique interne aux OSC, a été torpillé. Vu l’ampleur des pratiques dénoncées, et dans le contexte particulièrement clivé et conflictuel de la société civile nigérienne (en tous cas au niveau des leaders les plus médiatisés), il semble difficile qu’un projet consensuel de charte puisse aboutir au niveau de l’ensemble de la société civile, et plus encore qu’une charte volontaire, sans mécanismes de contrôle et de sanction, puisse avoir un quelconque effet sur les pratiques. Par ailleurs, il semble peu probable que l’Etat s’engage dans des dissolutions massives, initiative qui susciterait évidemment de violents levers de boucliers de la part des OSC. On peut donc s’interroger sur le réalisme politique de ces propositions, et sur les forces qui pourraient y pousser.
La « Déclaration de Niamey », proclamée à l’issue de la table-ronde OSC- Etat – PTF organisée par l’Etat et des OSC avec l’appui du PASOC en septembre 2011 a bien à son tour remis sur la table la question de la régulation. Mais les Assises Nationales qui devaient suivre pour approfondir le dialogue tripartite n’ont jamais été organisées, faute d’intérêt au départ, puis – semble-t-il – du fait de détournement du financement par les OSC censées les organiser… Un processus de préparation d’une réforme de l’ordonnance de 1984 a de son côté été lancée par le PASOC II (2nde phase du « projet d’appui à la société civile) mais, entre une conception très technocratique de la réforme portée par le consultant et la réticence des OSC, son aboutissement reste incertain.
Reste alors l’hypothèse qu’un groupe d’OSC convaincu de la nécessité éthique et politique d’une plus grande éthique au sein de la société civile, décide de se doter, pour elles-mêmes, d’une telle charte et de mécanismes d’autocontrôle, et démontrent qu’ils la respectent, espérant que l’adhésion à la charte et à ses mécanismes de contrôle finisse par devenir un passage obligé, ou en tous cas un élément de valorisation. Les difficiles débuts de l’ONIMED (office d’autorégulation des médias), dont le président a été violemment pris à partie dans la presse par les premiers organes épinglés pour leurs manquements à la déontologie, montrent en tout cas que la voie de l’auto-régulation est étroite. Le fait que, jusqu’ici, les réseaux ou collectifs ne se soient guère investi sur le sujet pour leurs propres membres, que les leaders qui mettent en avant l’exigence de redevabilité ou de respect des textes n’en sont pas toujours des modèles, ne rend pas très optimiste… tout comme le fait que bon nombre d’acteurs, tant étatiques qu’associatifs, trouvent des intérêts à la « gestion de la confusion ».
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photo : Afrikapress (https://www.pressafrik.com/Niger-manifestation-antigouvernementale_a162038.html)