(article paru dans le bulletin de l’Inter-réseaux, sous le titre: « Gérer le foncier en Afrique subsaharienne », Grain de sel, n°4 décembre 1996)
En Afrique de l’ouest, la compétition croissante sur la terre et les ressources engendre des conflits. Mais, comme on le comprend de mieux en mieux, la pression sur la terre ne suffit pas à expliquer pourquoi et comment une tension se transforme en conflit. Des règles foncières ne sont rien sans les autorités chargées de la définir et de les mettre en oeuvre. Or, bien souvent, la loi de l’Etat et les règles locales sont en total décalage. Différentes instances de gestion (les autorités coutumières, les autorités administratives, les services techniques) co-existent sans que leurs rapports soient clairement définis. Dès lors, aucun arbitrage durable ne peut être donné, les parties en présence pouvant toujours s’adresser à une autre instance pour solliciter un autre arbitrage, plus en leur faveur.
Il y a aujourd’hui consensus pour reconnaître que la gestion étatique des terres et des ressources a souvent contribué à aggraver la situation. On prône dès lors une gestion locale, plus adaptée aux réalités, tant agro-pastorales que sociales. Mais il y a débat sur le sens à donner à cette « gestion locale », et en particulier sur le partage des pouvoirs entre Etat et populations.
Deux modes de gestion en concurrence
Les logiques de la gestion communautaire
Pour la société rurale, l’accès aux ressources est d’abord fonction de l’appartenance à la communauté (famille, lignage, fraction, etc.). Ce qu’on appelle « logique coutumière » s’appuie sur quelques principes généraux : l’appartenance à la communauté ouvre des droits d’usage sur les ressources qu’elle contrôle, en fonction de son statut; la marque du travail est une forme d’appropriation, etc. Ces principes généraux sont mis en oeuvre par les responsables de la communauté (chef de terre, chef de segment de lignage), selon des règles très souples : ils répartissent les ressources entre les membres de la communauté, et peuvent affecter des droits d’usage à des « étrangers ». Leur autorité se fonde sur des aspects politico-religieux (alliance du fondateur avec les génies du lieux, antériorité d’installation). Organisant les rapports des hommes entre eux à propos de la terre et des ressources, le foncier fait partie intégrante des rapports sociaux qui gouvernent la société locale et est régi par ses autorités coutumières.
Appartenance sociale et accès aux ressources
Dans les logiques des sociétés rurales, l’accès aux ressources (terre, eau, arbres, pâturages, etc.) est essentiellement fonction des réseaux sociaux : chacun, en fonction de son statut et des normes locales, a droit à avoir accès aux ressources (culture, pâturages, cueillette, etc.) contrôlées par son lignage. Membre à part entière, tout migrant qui revient peut réclamer une parcelle. Membres rapportés du lignage, les femmes n’y ont accès qu’à travers la famille de leur époux, et le perdent si elles la quittent (divorce, etc.).
Les rapports entre lignages sont quant à eux directement liés à l’histoire socio-politique locale et au mode d’alliance avec les premiers occupants : familles installées par le lignage fondateur, ayant établi avec lui des alliances matrimoniales et disposant d’une portion de brousse, familles « d’étrangers » arrivées plus récemment et bénéficiant seulement de prêts. L’accès aux ressources dépend donc des jeux d’alliance entre lignages, sachant que chacun peut négocier des prêts de terre. Dans tous les cas, c’est le fruit de rapports socio-politiques, organisés et régulés par les autorités locales (chef de terre, chefs de quartier, de famille, etc.).
A travers les vicissitudes de l’histoire, cette logique d’une gestion locale, fondée sur des rapports politico-religieux, s’est maintenue : les empires ont parfois changé les autorités, ils ont octroyé des domaines fonciers à leurs alliés, mais ne sont pas intervenus directement dans les règles de gestion, ni ne se sont opposés aux principes communautaires.
Une volonté de contrôle étatique des ressources
En Afrique francophone, depuis l’époque coloniale, l’Etat a tenté de prendre un contrôle plus ou moins direct sur les terres et les ressources renouvelables, sous prétexte d’une meilleure mise en valeur, ou d’une gestion plus rationnelle. Importée d’Australie (où elle visant à répartir les immenses espaces vierges entre les colons), la procédure d’immatriculation permet d’affecter des terres à qui peut la « mettre en valeur », en spoliant les ayant-droit locaux. Les politiques forestières ont soustrait l’essentiel des forêts – et parfois même les jachères – du contrôle des paysans, pour les soumettre au contrôle des services forestiers, essentiellement répressifs. Vision étroite de la « rationalité » incapable de comprendre les logiques paysannes et pastorales, volonté de contrôle politique de la paysannerie, souci d’affaiblir le pouvoir des autorités coutumières, se sont conjugués pour déposséder les populations rurales de leur autonomie de gestion.
Loin de remédier à cette situation, les Etats indépendants l’ont même aggravée : dans tous les pays francophones, la terre a été déclarée domaine national, toute forme d’autorité coutumière étant formellement abolie. Les droits d’usage coutumiers sont eux-mêmes fragilisés, en général tolérés, rarement reconnus formellement. Une situation de libre accès de fait est ainsi créée, où chacun – théoriquement avec théoriquement un permis administratif – peut venir couper du bois, pêcher, etc. Proclamant que la terre appartient à celui qui la travaille, l’Etat a provoqué une course à la terre, des défrichements accélérés, la réduction des prêts et des jachères. Par des lois complètement en décalage avec la réalité, l’Etat a contribué à accélérer la dégradation de l’environnement et à susciter des conflits.
Cette volonté de « rationnaliser » la gestion des terres résulte en partie d’une mauvaise compréhension des pratiques locales, ou d’une surestimation de la capacité des techniciens à gérer des espaces fragiles, à la production très aléatoire. Sur ce point, les connaissances et les idées ont évolué : la rationalité de la jachère, l’efficacité des modes locaux de gestion des pâturages ou des pêches sont de mieux en mieux compris. Mais elle renvoie aussi, et sans doute surtout, à des enjeux politiques et économiques : nier les autorités locales et imposer une gestion étatique est une façon pour l’Etat d’imposer son pouvoir au monde rural; procédure lourde et coûteuse, l’immatriculation sert en fait aux personnages influents, bien insérés dans l’appareil d’Etat, à se faire attribuer gratuitement des domaines; l’accès libre aux forêts permet aux charbonniers, en mêche avec les Eaux et Forêts, d’approvisionner les villes à meilleur prix, sans se préoccuper de la reproduction de la forêt. Les procédures de distribution des terres sur les aménagements permet aux cadres de l’administration de se faire attribuer des parcelles… Bref, l’Etat, ses agents, les élites locales parfois, trouvent leur compte dans une telle situation. Ce qui explique que des législations aussi manifestement inapplicables que les Codes forestiers perdurent jusqu’à aujourd’hui.
Participation ou négociation : quelle gestion locale des ressources renouvelables et du foncier ?
Il y a aujourd’hui consensus pour reconnaître les effets pervers des législations foncières et l’échec de la gestion étatique. Chacun prône une reconnaissance des droits fonciers locaux, et un retour à une gestion locale des ressources. Gestion de terroir, responsabilisation des populations, participation, etc. sont les maîtres-mots. Mais ces mêmes termes peuvent recouvrir des réalités différentes. Reconnaître les droits de culture, acquis par défrichement, héritage, etc. est une chose, mais cela ne recouvre qu’une partie du « coutumier » et ne résoud pas le problème des autorités foncières. Or un des problèmes majeurs est justement cette dualité des instances de gestion : autorités coutumières d’un côté et autorités administratives de l’autre, qu’il faut trouver une façon d’articuler.
En fait, alors même qu’elles continuent à jouer un rôle essentiel, la négociation avec les autorités coutumières sont en général évitées par les projets « participatifs », qui prolongent ainsi la logique historique de l’intervention étatique. Or des « comités de gestion » proposés de l’extérieur n’ont guère de chances d’être légitimes. Constater cela ne signifie pas que, par retour de balancier, il faudrait diaboliser l’Etat et donner un chèque en blanc aux autorité locales ou idéaliser le coutumier : l’Etat est indispensable, comme fixateur de règles, comme arbitre, comme recours. La définition des instances de gestion (comités villageois, commissions foncières, etc.) doit veiller à ce que les droits des groupes vulnérables soient garantis, dans une optique d’équité. Pour trouver une solution durable, il faut imaginer des façons d’articuler autorités locales et Etat, et définir leurs relations.
Dans ce domaine, les choix ne sont pas neutres et portent de réels enjeux sur la répartition des pouvoirs. En particulier, l’Etat – et ses services – sont-ils prêts à renoncer au contrôle direct des ressources ? Est-il prêt à reconnaître les droits locaux, et donc à abandonner son pouvoir d’affectation de terres sans contrepartie, ou à négocier lors de programmes d’aménagements ? Lorsque les populations trouvent des arrangements locaux concernant la gestion des ressources (accords entre agriculteurs et éleveurs sur la largeur des pistes à bétail, etc.), est-il prêt à les reconnaître et leur donner une valeur juridique ?
C’est là un enjeu crucial : vise-t-on une gestion décentralisée, où les populations contrôlent les ressources, en ont la responsabilité juridique et ont la possibilité de définir des règles de gestion (ce qui implique que, d’une manière ou d’une autre, ces règles s’appuient sur les logiques locales de la communauté) ? Ou bien une démarche participative, où on associe les populations à la mise en oeuvre d’actions ou de modèles de gestion, qui ressortent d’abord d’une rationalité technique, inévitablement plus ou moins en décalage avec les logiques paysannes ?
Cela pose certes des questions d’efficacité : comment garantir une gestion durable, qui ne dégrade pas l’environnement ? Mais il ne faut pas oublier que le choix des instances est d’abord un choix politique, qui matérialise le partage des pouvoirs et des responsabilités entre Etats et populations. Ni que les logiques d’intérêt qui ont abouti à la situation actuelle ne disparaissent pas miraculeusement parce qu’on parle de « participation » et qu’il y a de nombreuses réticences à une gestion décentralisée.
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