A propos de « La grande désillusion », J.E.Stiglitz, Fayard, 2002, 324 p.
« Aujourd’hui, la mondialisation, ça ne marche pas. Ça ne marche pas pour les pauvres du monde. ça ne marche pas pour l’environnement. ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale ». L’auteur de ces lignes ? Le professeur Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie 2002, ancien conseiller de Bill Clinton, ancien économiste en chef et vice-président de la Banque Mondiale, qui a démissionné en novembre 1999 de son poste, dans un livre réquisitoire qui vient de sortir en français (avant même sa version anglaise).
L’analyse ne surprendra pas ceux qui suivent l’actualité internationale. Fondé sur un mélange d’économie dépassée et de croyance naïve dans les vertus du marché, cachant à peine des intérêts privés, la façon dont la mondialisation est organisée par les institutions internationales, FMI, Banque Mondiale, OMC, vise avant tout à défendre les intérêts des pays développés, et plus précisément les intérêts financiers, appuyés par les Ministres des Finances de ces pays, qui contrôlent le FMI, et en particulier le Trésor américain, au détriment de l’intérêt des pays pauvres, et même de l’intérêt général des pays développés.
C’est plus particulièrement le FMI, qu’il a eu à de nombreuses reprises l’occasion de voir à l’œuvre et de s’y confronter, qui fait l’objet des critiques à la fois féroces et argumentées de Stiglitz. Loin de contribuer à la régulation de l’économie mondiale, loin d’aider les pays en développement ou en transition à construire une économie de marché performante, l’intervention du FMI a été largement un échec, accentuant la sensibilité des économies à la fluctuation des capitaux, aggravant les crises financières par des mesures inadéquates visant avant tout à garantir les créanciers d’un remboursement, produisant une dégradation du niveau de vie, contribuant à détruire le tissu économique local. Gestion de la crise asiatique, gestion de la transition dans les pays de l’Est, gestion de la libéralisation financière des pays en développement et des privatisations : très pédagogique tout en étant appuyée sur une argumentation économique solide, l’analyse est impitoyable. Sur tous ces thèmes, le FMI a fait preuve d’un mélange de dogmatisme, de naïveté, et plus encore d’une incroyable incapacité à accepter ses erreurs : Stiglitz n’a pas de mots trop durs pour le FMI et ses pratiques, dont les effets dramatiques pour les populations et les capacités futures des pays, ont surtout permis d’exonérer les institutions financières du Nord de leurs responsabilités, leur permettant de se rembourser des prêts hasardeux, d’attirer sur leurs places financières les fuites de capitaux qui ruinent les pays tout en enrichissant de façon scandaleuse une minorité d’autocrates, d’acquérir à bas prix les entreprises des pays en crise.
La mondialisation peut pourtant être profitable au plus grand nombre, si l’on met un accent prioritaire sur la construction progressive d’un environnement institutionnel, avec une attention forte aux revenus et au filets de sécurité des populations et non pas seulement à l’équilibre budgétaire et à l’inflation, si l’on permet aux pays de gérer leurs transitions de façon progres-sive, en se protégeant en partie des fluctuations de capitaux de court terme, si l’on a cons-cience que la déstructuration sociale et les violences qu’elle génèrent sont difficilement réversibles et qu’une approche graduée, progressive, vaut mieux qu’un « traitement de choc ». Cela demande certes des régulations internationales, car la stabilité financière et l’appui à la gestion des crises financières sont des « biens publics mondiaux », mais selon une logique qui reprenne le fondement initial du FMI, tel que Keynes l’avait défini, et non pas cette logique de défense des intérêts financiers que le FMI a progressivement adopté sans quelle soit jamais explicitée. Protéger contre les fluctuations, gérer de façon totalement différente les crises en introduisant une procédure de faillite qui donne le temps aux pays de se restructurer sans être étranglés par des remboursements de dette et fasse payer aux créanciers leur part de responsa-bilité dans les bulles financières, sont quelques-unes des mesures urgentes. De même que l’annulation de la dette, la construction de filets sociaux au sud, la réforme de l’OMC. Cela demande une réforme radicale des institutions internationales, peu probable il est vrai. Stiglitz lui même s’y est cassé les dents. Imposer une modification des droits de vote, une plus grande transparence, sont des étapes nécessaires. La pression citoyenne en est une condition.
On croirait entendre un militant de base d’Attac, sauf que la position de l’auteur, sa reconnaissance universitaire, son prix Nobel d’économie récent, son expérience pratique à la Banque donnent à une telle analyse une tout autre portée : quand il dit que le FMI est dogmatique, qu’il impose des potions fondées sur une mauvaise économie, ce sont des choses qu’il a vu et qu’il décrit. Bien sûr, on peut penser que Stiglitz dirige trop ses flèches sur le FMI, et que la Banque Mondiale, par exemple, aurait mérité une analyse un peu plus approfondie : après tout, même si elle a fait de nombreux travaux de recherche sur lesquels s’appuie Stiglitz, même si elle a évolué, elle fait partie intégrante de ce Consensus de Washington, comme l’on nomme cette vision fondée sur l’ajustement structurel et la libéralisation économique à tous crins. Et s’il en a démissionné (sans que son livre l’évoque, on aurait bien aimé qu’il nous dise pourquoi), c’est bien par incapacité à y faire entendre sa voix. On pourrait trouver aussi que son livre parle bien peu de l’Afrique et, plus généralement, que la théorie selon laquelle la mondialisation économique peut être un avantage pour tous demanderait à être étayée par des exemples d’économies sans guère d’avantages comparatifs.
Il n’empêche. Ce livre donne des arguments de poids à tous ceux qui pensent qu’une réforme radicale des institutions internationales est indispensable. Arguments d’autorité, et aussi ar-guments économiques, car les raisonnements économiques présentés sont à la fois clairs et incontournables. Ils confirment que le clivage essentiel n’est pas entre les économistes et les militants anti-mondialisation libérale, mais entre une fraction d’économistes, encore domi-nants académiquement et politiquement, et dont la vision exclusive du marché renvoie exactement aux intérêts des groupes financiers, et tous les autres : en l’occurrence, prendre en compte les imperfections de marché (hélas, oui, le monde est imparfait, et les marchés le sont au moins autant !), les asymétrie d’information, les réactions des acteurs aux structures d’incitation fournies par le cadre économique et institutionnel, les articulations entre macro-économie et micro-économie, les irréversibilités (bref, tout ce sur quoi travaille l’économie institutionnelle, dès lors que l’on sort de l’illusion que le marché se suffit à lui-même) permet, au sein d’un cadre néoclassique, d’aboutir à ce diagnostic.
Dès lors, il faut lire Stiglitz, et surtout le faire lire à tous ceux qui auraient tendance à considé-rer que seule une poignée de militants gauchistes idéalistes et bruyants trouvent à redire à la mondialisation telle qu’elle se produit. A tous ceux qui ignorent les mécanismes internationaux.