Janvier 2024 – Lionel Zinsou a-t-il les moyens d’une enquête solide et indépendante sur les projets de TotalEnergies ?

(contribution collective)

Financier franco-béninois, président du think tank Terra Nova, éphémère premier ministre du Bénin et candidat malheureux à la présidence de la république dans ce pays, Lionel Zinsou a accepté la sollicitation de TotalEnergies de réaliser une « mission d’évaluation »du volet foncier des projets pétroliers Eacop (East African Crude Oil Pipeline) et Tilenga en Ouganda et Tanzanie : « alors que le processus d’acquisition foncière touche aujourd’hui à sa fin, cette mission évaluera les procédures d’acquisitions mises en œuvre, les conditions de consultation, d’indemnisation et de relocalisation des populations concernées, ainsi que le processus de traitement des griefs »(TotalEnergies, dans Le Monde du 4 janvier[1]). « Il faut que les nouveaux projets n’aient plus les caractères de prédation que certains ont pu avoir par le passé », dit-ildans Libération (5 janvier), « j’ai des garanties d’indépendance, le rapport sera publié dans son intégralité et TotalEnergies s’engage à réagir aux propositions qui seront faites »[2].

Chercheurs spécialistes des questions foncières et minières, consultants expérimentés en évaluation ou dans les enquêtes foncières préalables aux investissements miniers, nous nous interrogeons, tant sur la finalité de cette étude, à un moment – la fin des opérations – où elle ne peut plus influencer les pratiques, que sur ses modalités. Les « nouveaux projets » dont parle Mr Zinsou, qui « ne doivent plus être prédateurs », sont-ils ceux en préparation ou bien aussi ceux qui sont évalués ?

« Violations des droits de l’homme », « actes d’intimidation », « harcèlements judiciaires », « immenses risques et incidences » sur les communautés locales, l’environnement et le climat. Jeudi 15 septembre, réuni en séance plénière, le Parlement européen a voté, par une large majorité, une résolution d’urgence, dénonçant les conséquences de mégaprojets pétroliers en Ouganda et en Tanzanie, et tout particulièrement ceux de la multinationale française TotalEnergies, Tilenga et Eacop »[3]. Après enquêtes de terrain, Human Rights Watch a souligné en juillet 2023 que le mégaprojet pétrolier de TotalEnergies en Ouganda est un « désastre » pour la population, « a dévasté les moyens de subsistance de milliers de personnes » et « contribuera à la crise climatique mondiale »[4]. Le risque que cette mission soit une simple opération de communication de Total Energie est évidemment élevé, à un moment où ces projets sont fortement critiqués pour leur coût écologique (en Ouganda, un oléoduc de 1500 km, chauffé, traversant des aires protégées ; en Tanzanie, des forages dans une aire protégée) et social (la plainte déposée par des ONG reproche « notamment à TotalEnergies d’avoir violé plusieurs droits humains en expropriant 118 000 personnes. Les témoignages recueillis font état d’intimidations pour vendre les terres, de menaces ou encore de délais d’indemnisation pouvant aller jusqu’à plusieurs années »[5]). Le profil de Lionel Zinsou, économiste expérimenté, « personnalité reconnue en matière de développement économique de l’Afrique » comme le dit TotalEnergies, mais sans aucune expérience sur ces sujets, augmente évidemment les doutes.

En Birmanie en 2003 avec une mission de 4 jours de Bernard Kouchner en Birmanie, payée 25 000 €[6], et l’an passé au Mozambique avec Jean-Christophe Rufin, Total a déjà fait appel à des personnalités reconnues pour légitimer ses actions. En Birmanie, Bernard Kouchner avait conclu à l’absence de travail forcé, tout en reconnaissant que, au début du chantier du gazoduc, « des villageois avaient été raflés par l’armée pour défricher la forêt et se livrer à d’autres besognes au service des militaires »[7]. A l’issue d’une mission de 4 jours, nécessairement organisée par Total et la junte, il pouvait ainsi affirmer que « les Birmans que j’ai vus sont absolument heureux de la présence de Total, trop à mon avis par rapport au reste de la population. Personne ne connaît les ‘victimes de Total’ à ma connaissance » (souligné par nous).

Au Mozambique, le rapport de Jean-Christophe Ruffin a été critiqué par les organisations de la société civile de la région, car il passait sous silence les situations de violation des droits de l’homme et les importants déplacements de population induits par le projet[8]. Jean-Christophe Rufin a répondu que la question des droits humains n’était pas dans son mandat et que les exactions étaient le fait de l’armée, pas de l’entreprise.

Comment des spécialistes de l’humanitaire peuvent-il prétendre ignorer les liens entre pouvoir politique et militaire et interventions des multinationales ? Comment peuvent-ils accepter d’être ainsi « embarqués » par une multinationale et que la question des droits humains soit exclue de leur mandat ?

C’est précisément dans des stratégies de contrôle territorial renouvelées du fait de la relation entre l’Etat et une compagnie privée, nouée autour de la mise en valeur de la ressource pétrolière, que se joue le renforcement de l’autoritarisme des Etats, les abus de pouvoir des multinationales, directs ou induits, et les processus d’accaparement foncier. Ainsi, dans le cas de l’ouest de l’Ouganda, la formalisation foncière promue dans le contexte de la mise en valeur de la ressource pétrolière constitue en lui-même un outil de spoliation foncière L’enregistrement des terres affecte la pluralité des droits et des accès fonciers, fondamentale dans un contexte rural où les droits d’appropriation peuvent être partagés entre plusieurs groupes d’acteurs ou au sein de groupes familiaux. De nouveaux acteurs parviennent à s’insérer, y compris par simple spéculation pour toucher l’indemnité de compensation pour expropriation.

En Ouganda et en Tanzanie, comme en Birmanie ou au Mozambique et plus largement dans les pays postcoloniaux, l’accès aux procédures légales est en pratique impossible pour la majorité des acteurs locaux dont les droits d’usage sont pourtant établis : en particulier, les femmes, les jeunes et les populations considérées comme migrantes par ceux qui se définissent comme autochtones. Ainsi l’application de la loi devient fréquemment un instrument de spoliation. On ne peut ignorer ces acquis de la recherche.

Plus fondamentalement encore, les enquêtes de terrain sont soumises à de multiples risques de biais ou d’interprétations problématiques. Même dans une logique de recherche, des visites rapides peuvent être manipulées, dans un sens ou un autre, par les intérêts des uns ou les espoirs des autres. Le fait de ne pas être indépendants dans l’accès aux sites d’enquête, d’être « embarqués » par une des parties, est un piège dont il n’est pas si facile de se protéger. Des enquêtes de terrain de durée suffisante, permettant de rencontrer des acteurs variés, dans des conditions favorables à une prise de parole libre, en maîtrisant la langue ou avec des interprètes formés et indépendants, sont indispensables. Nous avons vu de trop nombreux cas où les « projets de développement local » ne sont que des décors pour les visiteurs de passage. Où les interlocuteurs de l’expert subissent pressions et menaces pour donner l’image attendue, quand ils ne sont pas purement et simplement sélectionnés pour jouer un rôle.

L’évaluation de projets est un exercice complexe, dont la portée est fréquemment limitée voire biaisée par ses conditions mêmes : restriction du questionnement via les termes de référence ; durée limitée incompatible avec la possibilité d’un accès indépendant aux diverses parties prenantes. Pour nous, l’enjeu n’est pas dans le fait que le rapport de l’évaluation soit publié – ceux de Kouchner et Rufin l’ont été – , mais dans la solidité de son contenu, qui dépend directement de la façon dont l’évaluation est menée, pendant combien de temps, dans quelles conditions, avec quelle équipe. Il est impossible de mener sérieusement une telle évaluation en quelques jours ou même quelques semaines sur place, ce qui oblige à passer l’essentiel du temps auprès d’acteurs institutionnels ou même d’ONG au détriment des enquêtes locales.

Ce sont les termes de référence et les modalités pratiques de la mission d’évaluation confiée à Lionel Zinsou qui déterminent sa capacité à être réellement indépendante et pas seulement une nouvelle opération de communication de Total, utilisant comme pour d’autres avant lui sa notoriété et – disons-le – son absence de compétences sur un tel sujet. Dès lors, s’il a réellement obtenu des garanties d’indépendance, et s’il souhaite vraiment que son travail soit crédible, Mr Zinsou ne devrait-il pas, dans un premier gage d’indépendance et de crédibilité, rendre publics les termes de référence de son travail et l’organisation pratique de sa mission (équipe, durée) ?

Signataires

Raphaëlle Chevrillon-Guibert, chargée de recherche en sociologie politique à l’Institut de Recherche pour le Développement, spécialiste des ressources minières et des conflictualités liées à leur exploitation.

Anna Dessertine, géographe travaillant sur les mutations socio-spatiales des espaces miniers (Guinée, Maroc), chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le développement.

Jean-Pierre Chauveau, socioanthropologue, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement, spécialiste des liens entre foncier et conflits violents.

François Doligez, économiste spécialiste de l’évaluation de projets et politiques de développement, expert dans un bureau d’étude associatif, enseignant-chercheur associé Iram-Prodig.

Lauriane Gay, politiste, consultante « foncier » dans un bureau d’étude en études d’impact social et environnemental.

Mehdi Labzaé, politiste, chargé de recherche au CNRS, spécialiste des rapports entre Etat et dépossessions foncières en Ethiopie.

Philippe Lavigne Delville, socio-anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, spécialiste du foncier et des interventions de développement, membre du Comité technique Foncier & développement.

Constance Perrin-Jolly, sociologue, maîtresse de conférences à Sorbonne Paris Nord, directrice de l’IFSRA (association de recherche en sciences sociales basée au Burkina Faso).


[1] Projets contestés en Ouganda et en Tanzanie : TotalEnergies lance une évaluation du volet foncier, Le Monde, 4 janvier 2024.

[2] TotalEnergies lance un audit en Ouganda et en Tanzanie sur ses projets pétroliers controversés, Libération, 5 janvier 2024.

[3] Deux méga projets pétroliers de TotalEnergies en Ouganda dénoncés par le Parlement européen, Le Monde, 15 septembre 2022. Voir le texte complet : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/RC-9-2022-0409_EN.html

[4] Le projet de Total en Ouganda, un « désastre » pour la population locale, selon Human Rights Watch, Le Monde, 10 juillet 2023.

[5] TotalEnergies lance un audit en Ouganda et en Tanzanie sur ses projets pétroliers controversés, Libération, 5 janvier 2024.

[6] « Travail forcé » en Birmanie : Bernard Kouchner au côté de Total, Le Monde, 13 juin 2011.

[7] Kouchner fait écran Total sur le travail forcé en Birmanie, Libération, 10 décembre 2003.

[8] Au Mozambique, TotalEnergies prêt à relancer son mégaprojet gazier malgré la menace djihadiste, Le Monde, 6 juillet 2023.

Photo : https://www.monitor.co.ug/uganda/oped/letters/oil-project-will-increase-uganda-s-vulnerability-to-climate-change-1899466

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