2024 – Connaître, reconnaître et réguler les transactions foncières marchandes rurales et péri-urbaines au Sénégal ?

(extrait de l’introduction, et conclusion de
Lavigne Delville, P., 2024,
Les transactions foncières et marchés fonciers ruraux et péri-urbains
au Sénégal. Essai d’état des lieux, Regards sur le foncier, Paris,
Comité technique Foncier & développement/IPAR/Pôle foncier, 39 p.)

Pourquoi s’intéresser aux transactions marchandes et aux marchés fonciers ruraux et péri-urbains au Sénégal ?

Les marchés fonciers ruraux sont un ensemble de transactions marchandes, c’est-à-dire fondées sur un prix, portant sur des droits d’appropriation ou d’usage de la terre (Colin et Bouquet, 2022). Ces transactions peuvent porter sur un transfert temporaire de droits d’usage (locations, métayages, etc.) ou sur un transfert définitif de droits d’appropriation (ventes). Les marchés fonciers ruraux se développent en Afrique de l’ouest, à des rythmes très variés (Colin, 2017; 2021) : ils sont très actifs dans certaines zones, et demeurent inconnus – ou en tous cas peu visibles – ailleurs où l’accès à la terre continue à relever essentiellement de l’héritage et des prêts, voire de l’installation et de la défriche lorsque les terres demeurent abondantes. (…)

La connaissance de ces dynamiques – et de leur diversité – demeure lacunaire, concernant le Sénégal, où cette question est relativement taboue : depuis 1964, les transactions sont légalement prohibées sur les terres du Domaine national, dont relève l’essentiel des terres en milieu rural. Pour cette raison, peu de travaux ont été menés sur ce sujet et le Sénégal est largement resté à l’écart des recherches sur cette question. Pourtant, le cas du Sénégal est particulièrement intéressant, du fait de l’ancienneté de la marchandisation des terres autour de Dakar, de la Loi sur le domaine national, de la diversité des situations agro-écologiques, de l’importance de l’urbanisation et de l’agriculture irriguée, de l’histoire des « accaparements fonciers », etc. On sait qu’il existe, dans certaines régions, un « marché gris », « quasi officiel », mais très dynamique. Différentes études ponctuelles apportent des éclairages. Quelques enquêtes quantitatives sur l’agriculture familiale ont tenté de prendre en compte l’accès à la terre par le marché. Mais, faute de s’appuyer suffisamment sur les acquis de la recherche, les unes et les autres souffrent souvent de limites conceptuelles et de biais méthodologiques qui en limitent la portée. Il manque des recherches solides sur le sujet.

Ce manque est particulièrement problématique car, de ce fait, les débats de politique foncière reposent parfois plus sur des positions de principe que sur une connaissance approfondie et partagée. D’un point de vue politique, les controverses sont en effet vives entre les acteurs qui veulent favoriser l’accès à la terre des investisseurs, via le marché ou des baux accordés par l’Etat (au risque d’accroître la marginalisation de l’agriculture familiale), et ceux qui refusent le marché comme mode de circulation des droits sur la terre (au risque d’entériner ce « marché gris » de la terre, non régulé). Les organisations de la société civile sont elles-mêmes tiraillées entre la promotion d’une « cessibilité encadrée » de la terre pour permettre une mobilité foncière favorisant la création d’exploitations plus viables, une reconnaissance limitée au faire-valoir indirect (cœur des propositions paysannes de 2003-2004-2012, et reprise dans le document de politique foncière de la Commission Nationale de Réforme Foncière d’avril 2016) et le refus du marché de l’achat vente par crainte de dépossessions.

S’intéresser aux transactions foncières et aux marchés fonciers ruraux, c’est interroger la diversité des trajectoires des modes d’accès à la terre et les processus de marchandisation ou de non marchandisation ; prendre acte de l’existence des transactions marchandes et de leur dynamique là où elles existent et des raisons de leur inexistence ailleurs ; et là où elles existent, mesurer leur prévalence, et étudier si, et pourquoi, elles sont sources d’insécurité et d’inégalités.

Cela ne signifie pas les valoriser ou prêcher pour un libre développement du marché foncier, bien au contraire. C’est considérer que des connaissances empiriques approfondies, tant qualitatives que quantitatives, partant de l’observation fine des pratiques, sur la dynamique des marchés fonciers, leur prévalence, les formes d’arrangements institutionnels en jeu, leurs effets en termes d’efficacité et d’équité, sont nécessaires, tant pour la connaissance scientifique que pour les débats de politiques foncières. Que de telles connaissances sont un préalable pour débattre des réalités, des problèmes, des différentes options politiques possibles, et donc pour permettre un débat argumenté et permettre aux acteurs des politiques foncières d’affiner leur position. Les grilles conceptuelles et méthodologiques développées par la recherche foncière donnent des outils pour cela, dans une approche non normative, processuelle et compréhensive, attentive à rendre compte des pratiques des acteurs et des logiques et des normes qui les fondent[1].

Pour des recherches qualitatives et quantitatives approfondies, préalables à un débat public informé

L’essai d’état des lieux proposé dans ce texte montre que :

  • la marchandisation des terres au Sénégal est ancienne dans certaines régions, mais absente ou rare dans d’autres,
  • les dynamiques du faire-valoir indirect et celles de l’achat-vente sont très différentes,
  • là où les conditions de leur émergence sont réunies, l’interdiction formelle des transactions ne les empêche pas d’exister, parce qu’elles répondent à des enjeux pour certains au moins des acteurs : ajustement des dotations foncières pour les transactions en zones agricoles ; contraintes de crédit pour l’investissement dans les aménagements ; accès au terrain à bâtir, investissement d’épargne pour le marché foncier péri-urbain, etc.
  • cette existence est connue de tous, y compris de l’Etat, qui maintient la fiction de l’absence de marché, et les communes, qui utilisent la procédure d’affectation pour légaliser des achats pourtant illégaux ;
  • le « marché gris » de l’achat-vente fonctionne largement au détriment des ruraux, et est parfois générateur d’insécurités, de conflits et de spoliations, en particulier en péri-urbain.

Les transactions foncières – et parmi elles certaines transactions marchandes, en fonction des contextes – font ainsi partie intégrante du « droit foncier local » (Le Roy, 1980) qui émerge par transformation des règles coutumières dans un cadre global défini par l’Etat mais en marge des règles officielles. . Il montre aussi pourquoi.

Ces constats ont des incidences fortes pour le débat sur les politiques foncières, avec des questions différentes pour les transferts temporaires et définitifs [2] :

  • Dès lors que les différentes transactions de faire valoir indirect en agriculture (prêts, locations, métayages) jouent un rôle productif important, permettent des ajustements souples et peu conflictuels dans les dotations foncières, et résolvent des contraintes de travail ou de capital, on peut interroger la justification de maintenir ce principe d’interdiction de toute transaction sur le domaine national. Si le constat selon lequel ces transactions jouent un rôle et ne posent guère de problèmes est confirmé, ne faut-il pas les reconnaître ? Lesquelles et comment ? Des régulations sont-elles nécessaires et sur quels aspects problématiques ?
  • Dès lors qu’un « marché gris » de l’achat-vente existe malgré l’interdiction, avec des effets négatifs de cette « semi-formalité », on peut se demander s’il faut conserver et réaffirmer l’interdiction formelle des ventes. Les ventes sont-elles seulement le fruit de la contrainte, ou bien ne sont-elles pas désormais considérées comme normales, dans une partie au moins du monde rural ? Les effets négatifs en termes de concentration foncière, de perte de moyens d’existence pour les ruraux sont-ils aggravés ou limités par ce caractère « semi-formel » ?  Est-il réaliste de vouloir les prohiber réellement ? Si oui, comment le faire ? Réaffirmer la norme de la LDN est-il suffisant ? Quelle autorité serait à même d’assurer le respect de cette norme réaffirmée ? Donner un plus grand contrôle local sur les transactions suffira-t-elle à les limiter ? Peut-on lutter contre les causes qui contraignent les acteurs ruraux à s’engager dans des transactions malgré eux, et comment ? Et quelles formes de transferts des droits pourraient s’y substituer, sachant que ni les communes ni l’Etat ne peuvent prétendre à des interventions équitables sur le foncier ? Si non, ne risque-t-on pas de continuer à entériner le marché gris actuel et avec lui les conflits et abus de pouvoir qu’il favorise ? Reconnaître et légaliser – sous conditions – ne donne-t-il pas plus de prise pour réguler de façon plus efficace ?

Poser ces questions ne signifie pas promouvoir les marchés fonciers comme solution, c’est de prendre acte qu’ils existent dans certaines régions, et que l’interdiction de toute transaction par la LDN est largement fictive, et a aussi des effets pervers. L’absence de régulation officielle de ces marchés aboutit à une situation où les règles les concernant sont « fabriquées » par les acteurs eux-mêmes et sont différentes d’une commune à l’autre, ce qui n’est pas de nature à renforcer la sécurité juridique autour de ces transactions foncières.

En somme, trois questions fondamentales se posent : tout d’abord, « est-il aujourd’hui justifié d’interdire tout ou partie des transactions marchandes existantes ? ». Si la réponse est positive, alors « comment réellement prohiber celles qui sont rejetées ? ». Si elle est négative, alors « quelles règles, quels contrôles, quels dispositifs mettre en œuvre pour les réguler et que les transactions favorisent un intérêt général » ? Les réponses à ces questions peuvent légitimement varier selon les acteurs et leurs préférences, mais aussi selon les contextes et les types de marchés (terres agricoles, terrains à bâtir, etc.). Un débat informé, fondé sur des analyses plus complètes, est nécessaire pour tenter de construire un consensus politique.

Si la réponse à la première question est positive, se pose la question de la possibilité concrète de mettre en œuvre les mesures souhaitées, vu que leur interdiction légale n’a pas empêché leur développement, en tous cas dans certains contextes, voire même encourage la confusion. Et celle des avantages et des risques liés aux différents arbitrages possibles. La situation actuelle est en effet marquée par la contradiction entre l’interdiction légale de tout transaction et des marchés fonciers parfois très dynamiques, non régulés, et souvent très déséquilibrés. En particulier, le relatif tabou autour de l’existence de ventes formellement illégales mais en pratique légalisées par l’instrumentalisation du cadre légal, dans un contexte de forte spéculation foncière, peut être considéré comme entérinant ces asymétries et entretenant la spéculation.

Si la réponse est négative à la seconde question, l’enjeu en termes de politique foncière n’est-il pas plutôt de prendre acte de l’existence de cette diversité de transactions marchandes et des rôles qu’elles jouent, pour mieux les réguler. Cela ne signifie pas faire une confiance aveugle en une illusoire auto-régulation du marché foncier dans des contextes de fortes asymétries entre acteurs, encore moins le promouvoir là où il n’existe pas et où les acteurs locaux n’en veulent pas. C’est déplacer le débat de l’interdiction vers la question de la régulation : qu’est-ce qui est problématique dans les dynamiques actuelles des différents marchés fonciers et comment y remédier ? Comment éviter – ou tout au moins réduire – les conflits et les spoliations liées aux carences de l’encadrement des achats-ventes ? Comment empêcher – ou tout au moins limiter – les ventes non souhaitées et leurs effets négatifs du marché en termes d’équité ?

Les transactions foncières portent sur des droits sur la terre et non sur la terre elle-même, elles ne supposent pas que la terre soit objet de propriété privée. Une gamme d’instruments, directs (qui définissent ce qui est autorisé et à quelles conditions, ce qui est prohibé) et indirects (qui modifient les intérêts et les capacités de négociation des acteurs), permettent de réguler les marchés fonciers. On peut reconnaître une propriété foncière paysanne constituée « par le bas », avec ou sans droit de vendre, en consolidant les droits octroyés par une affectation ; il peut exister des marchés de droit d’usage, sans propriété privée ; certaines transactions peuvent être interdites, sur certains espaces ou pour certains acteurs ; les procédures de vente peuvent être différentes selon que la parcelle est un propriété individuelle ou familiale, la décision devant être collective dans le second cas ; la vente complète peut être réservée aux terrains à construire. Des instruments indirects peuvent offrir des alternatives à la vente et permettre de rééquilibrer les rapports entre acteurs dans les transactions.

Deux points sont ici importants :

  • les dispositifs de régulation sont au service d’objectifs politiques, pour favoriser une certaine répartition des droits sur la terre entre les acteurs ;
  • toute régulation s’oppose à des intérêts constitués et suppose une volonté politique et la construction de coalitions d’acteurs qui la portent et la mettent en œuvre, et une forte vigilance sur les conditions institutionnelles et politiques de son effectivité

Les grilles d’analyse sur la régulation des marchés fonciers ruraux en Afrique de l’ouest permettent d’ouvrir des pistes de réflexion, à ancrer dans les contextes spécifiques – tant socio-économiques qu’institutionnels – du Sénégal[3]. Mais une telle réflexion suppose que les acteurs des politiques foncières partagent une connaissance suffisante de la réalité de ces transactions et de ces marchés fonciers. Le travail mené dans le cadre de l’école-chercheurs et cette brève synthèse ne fait qu’ouvrir le chantier.

En tout état de cause, des recherches approfondies sont nécessaires, tant qualitatives que quantitatives, dans différentes régions du pays, pour mieux comprendre, dans leurs variétés régionales :

  • les trajectoires diversifiées de la marchandisation comme de la non-marchandisation des terres, et leurs causes,
  • l’ampleur des transactions marchandes dans les modes actuels d’accès à la terre et celle de la concentration foncière,
  • les arrangements et leurs dynamiques,
  • leurs effets en termes d’équité et d’efficience,
  • les pratiques de formalisation et de gestion de l’information foncière,
  • les tentatives de contrôle et de régulation des transactions, à différentes échelles, et leur bilan,
  • les conflits et les modes de résolution.

Pour jouer leur double rôle de production de connaissance scientifiques rigoureuses et d’information du débat public, ces recherches devront s’appuyer sur l’état des savoirs, en particulier en termes conceptuels et méthodologiques, et dépasser les études rapides ne faisant que survoler des réalités complexes.

Bibliographie

Colin, J.-P., 2017, Emergence et dynamique des marchés fonciers ruraux en Afrique sub-saharienne. Un état des lieux sélectif, rapport de recherche, Cahiers du Pôle Foncier, Dakar/Montpellier, IPAR/IRD, 121 p.

Colin, J.-P., 2021, « La marchandisation de l’accès à la terre dans des contextes ruraux ouest-africains », Le Mouvement Social, vol 2021/4 n° 277, p. 117-132.

Colin, J.-P. et Bouquet, E., 2022, « Les marchés fonciers. Dynamiques, efficience, équité« , in Colin, J.-P.,  Lavigne Delville, P. et Léonard, E., ed., Le foncier rural dans les pays du Sud. Enjeux et clés d’analyse, Marseille, IRD Editions, p. 471-540.

Colin, J.-P., Lavigne Delville, P. et Jacob, J.-P., 2022, « Le foncier rural. Droits, accès, acteurs et institutions« , in Colin, J.-P.,  Lavigne Delville, P. et Léonard, E., ed., Le foncier rural dans les pays du Sud. Enjeux et clés d’analyse, Marseille, IRD Editions, p. 43-92.

Lavigne Delville, P., Colin, J.-P., Ka, I., et al, 2017, Etude régionale sur les marchés fonciers ruraux en Afrique de l’ouest et les outils de leur régulation. Volume I, rapport de recherche, Ouagadougou, UEMOA/IPAR, 198 p.

Le Roy, E., 1980, « L’émergence d’un droit foncier local au Sénégal », in Conac, G., ed., Dynamiques et finalites des droits Africains. Actes de Colloque de L’Universite de Paris I sur la Vie du Droit en Afrique, Paris, Economica, p. 109-140.

Merlet, M., 2024, La régulation des marchés fonciers ruraux. Pourquoi réguler et comment faire ?, rapport de recherche, Des fiches pédagogiques pour comprendre, se poser de bonnes questions et agir sur le foncier en Afrique de l’Ouest, Paris, Comité technique Foncier et développement.


[1] Voir Colin, Lavigne Delville et Jacob (2022) pour une présentation de l’approche processuelle et compréhensive.

[2] La question se pose de façon très différente pour les contrats agraires entre paysans, pour les transferts de droits entre paysans et entrepreneurs agricoles, petits ou gros, pour le marché foncier des terres à bâtir en péri-urbain. Les enjeux sont différents, les rapports de force aussi.

[3] Voir Lavigne Delville, Colin, Ka et al. (2017: 153 ss) et la fiche pédagogique (Merlet, 2024).

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