Extrait de Lavigne Delville, P. et Diongue, M., 2025, « Les mobilisations contre les dépossessions foncières en périphérie de Dakar (Sénégal) : configurations locales et revendications de justice sociospatiale« , Justice spatiale/Spatial Justice, n° 19.
À travers l’objet des luttes et leurs revendications, les mobilisations étudiées révèlent différentes facettes des enjeux de justice spatiale liés à l’expansion urbaine contemporaine de la métropole dakaroise. La grille proposée par Perrin et Nougaredes (2020), une géographe et une sociologue, identifie un ensemble de critères de justice, en termes de justice distributive (la répartition des coûts et des bénéfices, des opportunités et des risques entre différents groupes sociaux) comme de justice procédurale (qui concerne l’équité et la transparence des processus de décision) (tab.1), et propose une typologie des perceptions de l’injustice et de leur expression publique (tab. 2).
| Type de justice | Critères |
| Justice distributive | Equité intergénérationnelle |
| Accès aux ressources (terre, valeur des terrains, maisons) pour les différents types d’acteurs parties prenantes | |
| Capabilités[1] | |
| (Re)distribution spatiale des ressources | |
| Justice procédurale | Participation |
| Reconnaissance des différences/inclusivité | |
| Perceptions de l’(in)justice par les parties prenantes |
Tab. 1. Les critères de justice socio-spatiale (Perrin and Nougaredes, 2020 : 3)
| Degré 1 : enjeux de justice invisibles | Enjeux potentiels de justice identifiés par les chercheurs mais pas exprimés par les parties prenantes |
| Degré 2 : sentiments personnels d’injustice | Sentiments d’oppression exprimés par les parties prenantes (en privé dans les interviews) |
| Degré 3 : expression publique des enjeux de justice | Débats publics ou conflits dans lesquels les enjeux de justice ou les sentiments d’injustice sont mentionnés et discutés |
| Degré 4 : appels pour la justice comme moteurs de changement | Changement dans les politiques ou initiative innovante suscités par l’expression d’enjeux de justice sociale |
Tab. 2. Les quatre degrés de perception des enjeux de justice (Perrin and Nougaredes, 2020 : 3)
En termes distributifs, les mobilisations tentent de s’opposer aux dépossessions dont sont victimes les détenteurs de terre, villageois ou acheteurs – mais aussi propriétaires de maisons lorsque celles-ci sont menacées de destruction -, de la part de l’État et des promoteurs. La perte des capacités productives agricoles ou de lots d’habitation, le fait de ne pouvoir revendiquer que des indemnisations pour les investissements – très inférieures à la réelle valeur des terrains – , constitue une réelle source de paupérisation, et de perte de capabilités en termes d’adaptation à la nouvelle situation. Les modalités d’indemnisation sur les terres du Domaine national sont sources d’injustice sociale vis-à-vis des détenteurs de titre foncier.
Ces pertes de terre peu/pas indemnisées sont d’autant plus injustes qu’elles ne sont pas compensées, comme dans les lotissements communaux, par des lots à construire au sein du lotissement, offrant des perspectives d‘accès à l’habitat pour les membres de la famille et/ou des possibilités de vente. Dans les trois cas, les lotissements liés à ces projets, même « sociaux », sont en effet destinés aux classes moyennes ou supérieures, et inaccessibles aux résidents du village. Une ségrégation spatiale se met ainsi en place entre les espaces s’urbanisant par le bas et ceux qui sont objets de ces projets, créant des injustices distributives parmi les nouveaux habitants.
Ces dépossessions induisent aussi, de façon moins explicite, des injustices intergénérationnelles, au sens où la perte de patrimoine foncier réduit dans la durée les moyens d’existence des jeunes et leur avenir au village, d’autant plus que les terres concernées étaient l’objet d’un maraîchage intensif, rémunérateur.
Mais c’est finalement en termes de justice procédurale que l’opposition est la plus radicale, sous le double angle d’une revendication de reconnaissance et de participation aux projets étatiques. Dans nos cas d’étude, les possesseurs fonciers villageois contestent leur exclusion des projets et refusent des dépossessions qui les privent de la rente de l’urbanisation, captée par des intérêts privés. Ils sont choqués par les violences qu’ils ont subies de la part de la force publique, qui a été mobilisée au service d’intérêts privés. De plus, même là où ils ne peuvent pas s’opposer aux projets qui les menacent, les collectifs réclament d’être pris en considération. Pour eux, personne, même l’État, n’a le droit de les priver de leurs terres. C’est à eux de décider s’ils acceptent – certes sous contrainte forte – de les céder, ce qu’ils peuvent faire si l’équilibre entre gains collectifs et pertes individuelles leur semble acceptable. À cette exigence de reconnaissance et de participation, se couple l’exigence d’indemnités acceptables. En manifestant le refus des dépossessions, les collectifs manifestent ainsi une « expression publique des enjeux de justice », et correspondent au degré 3, de perceptions des injustices de la grille (tab.2).
Ces nouveaux conflits périurbains sont significatifs de l’évolution de la conflictualité foncière au Sénégal, liée au redéploiement de l’accumulation en périphérie, en particulier à travers des grands projets : ils ne traduisent plus un refus des déguerpissements de quartiers dit « informels » intégrés dans la ville, ou la revendication d’accès aux services dans les zones périphériques, documentés jusqu’ici dans les travaux sur les conflits fonciers urbains (Bertrand, 2015) mais une accélération de la course aux terrains ruraux dans les périphéries (Bertrand and Bon, 2022), dans des contextes où de multiples processus d’urbanisation prennent place, portés par l’État, les entreprises privées et les habitants (Meth et al, 2021). Ceux-ci sont parties prenantes des processus d’urbanisation (Sreule et al, 2020) et la perte de leurs terres leur interdit de bénéficier des rentes de l’urbanisation.
Plus que l’opposition entre légalité et légitimité, droit de l’État et droit coutumier, formel et informel à laquelle les conflits fonciers en Afrique sont souvent limités, ce qui est en jeu dans ces conflits périurbains est l’opposition entre la légitimité de pratiques foncières locales hybrides, relevant d’un « droit de la pratique » (Hesseling et Le Roy, 1990) et mobilisant partiellement des dispositifs étatiques (et donc en partie « formelles »), et les « normes pratiques » (Olivier de Sardan, 2015) étatiques en matière de foncier, souvent bien éloignées des textes (et qui sont donc en partie « informelles »). Aggravées par une forte informalisation et désinstitutionnalisation de l’administration foncière liées aux stratégies d’accumulation impulsées par le président Abdoulaye Wade (Diop, 2013 : 31-33) depuis le début des années 2000, ces pratiques bureaucratiques instrumentalisent, au profit de l’appropriation privée des terres par les élites bureaucratiques et leurs alliés, un droit – celui de l’immatriculation – conçu historiquement pour être au service de l’État et non de la société et une loi (la LDN) dont l’objectif était de limiter la propriété privée.
Bien que conçue dans d’autres contextes, les critères proposés par la grille utilisée s’avère opératoire, tant en termes distributifs ou procéduraux, que d’expression de l’injustice. Malgré la participation de leaders de mouvements sociaux nationaux à la marche de Dougar, on n’observe pas – pas encore ? – de constitution d’alliances autour de revendications qui dépassent les configurations locales, ni d’appels à la justice comme moteurs du changement (degré 4) revendiquant des changements dans la politique et la gouvernance, appuyés sur l’expression publique des enjeux de justice sociale. Les formes locales de mobilisation contre les dépossessions demeurent – pour l’instant – largement déconnectées des contestations politiques et des luttes pour la citoyenneté menées par les mouvements sociaux à l’échelle nationale. En interrogeant de façon plus approfondie les critères de justice mobilisés dans les discours des différents groupes d’acteurs partie prenante des collectifs, les recherches en cours approfondiront cette question des conditions de passage de l’expression publique de l’injustice aux appels politiques à plus de justice.
Références
Bertrand M. (2015) « Mobilisations foncières à Bamako: des défis de la gouvernance à ceux de la citoyenneté », in Brunet-Jailly, J., Charmes, J. & Konaté, D. (éds.) Le Mali contemporain, Marseille/Bamako, IRD Editions/Editions Tombouctou, p.159-186.
Bertrand M. et Bon B. (2022) «Négocier la terre en attendant la ville: marchés fonciers et gouvernance périurbaine en Afrique subsaharienne », Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études africaines, DOI: 10.1080/00083968.2021.2023359.
Diop M.-C. (2013) Le Sénégal sous Abdoulaye Wade. Le Sopi à l’épreuve du pouvoir. Sénégal (2000-2012), Paris, Karthala.
Hesseling, G. et Le Roy, E (1990) « Le droit et ses pratiques », Politique africaine, 40, p.2-11.
Meth, P., Goodfellow, T., Todes, A., et al (2021), « Conceptualizing African Urban Peripheries », International Journal of Urban and regional research, https://doi.org/10.1111/1468-2427.13044.
Olivier de Sardan, J.-P. (2015) « Practical norms: informal regulations within public bureaucracies (in Africa and beyond) », in De Herdt, T. & Olivier de Sardan, J.-P. (éds.) Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa: The game of the rules, London, Routledge, p. 19-62.
Perrin C. et Nougaredes B. (2020) «An analytical framework to consider social justice issues in farmland preservation on the urban fringe. Insights from three French cases », Journal of Rural Studies, 93, p.122-133.
Sreule M., Karaman O, Sawyer L., Schmid C. (2020), “Popular Urbanization: Conceptualizing Urbanization Processes Beyond Informality”, International Journal of Urban and Regional Research, 44(4), p.652-672.
[1] Définies par les auteurs de l’article, suivant Amartya Sen comme “the capacity to transform resources into valuable activities (or ‘functionings’)” (p.123).

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L’expropriation sous diverses formes dans un contexte de dynamique urbaine est malheureusement un phénomène qui accentue la vulnérabilité les populations rurales en terme de moyen de subsistance via la perte des terres agricoles, perte de la maitrise du foncier. Donc un défis majeur pour le XXIe siècle. Cette situation nécessite des solutions durables afin de préserver les droits fonciers et de renforcer la résilience communautaire.