Décembre 2025 – L’ordre coutumier et les dynamiques de changement. Réflexions

Les publications récentes de Danouta Liberski-Bagnoud, « la souveraineté de la Terre » (Liberski-Bagnoud 2023) mais aussi des articles, offrent l’opportunité d’une réflexion sur l’ordre coutumier et les processus de changement social. A partir des Kasena du Burkina Faso, qu’elle étudie de longue date, l’auteur, ethnologue au CNRS, spécialiste des systèmes de pensée, explique remarquablement comment la société Kasena est et reste fondée sur un ordre symbolique dans lequel l’appropriation privée de la terre est impossible. « Cette relation des hommes au sol est régie par un mode de représentation produit par l’ordre rituel, dont l’objet consiste à assurer non pas la « maitrise » ou la « gestion » ou la transmission, mais la fabrique et le maintien d’un territoire où il est pensable d’habiter en humain » (Liberski-Bagnoud 2019 : 48). « Leur régime « foncier » repose sur deux grands principes fondamentaux : le « don » ou le « partage de terre » et l’interdit majeur de vendre la terre. Le premier principe trouve une expression dans les récits de fondation des communautés villageoises qui mettent en scène un personnage « déjà là » (ancêtre du Gardien de la Terre) faisant acte d’un « don de terre » à chacune des lignées qui désirent se fixer en ces lieux. Ce « don » inaugural de la légende se prolonge dans la réalité empirique par la règle qui interdit de refuser la terre à quiconque la demande, fut-il un étranger (au lignage, au village, au groupe ethnique). Ce principe du « partage » est à entendre au sens d’un partage de l’usage de la terre, le personnage « déjà là » conservant, au-delà du partage, certaines prérogatives et devoirs rituels sur les lots de terre qu’il distribue. Il ne saurait toutefois lui-même être considéré comme « possesseur » ou « maitre » du domaine qu’il a rituellement en charge, encore moins « propriétaire », sans faire mentir les faits et les catégories de langue. A proprement parler, il en est le responsable rituel, le Gardien » (idem : 49).

Face à l’expansion de la marchandisation des terres, appuyées par des politiques de formalisation des droits sur la terre qui y contribuent, face aux conceptions évolutionnistes pour qui les régulations coutumières sont, sinon déjà obsolètes, du moins appelées à disparaître à court terme, Danouta Liberski-Bagnoud rappelle que, loin d’être une survivance, l’ordre coutumier est avant tout une façon de se représenter la société et ses rapports au territoire et aux entités qui le peuple, fondée sur des bases qui s’opposent à l’individu et la propriété privée. Elle en fait, dans différents articles et dans ce livre, une description particulièrement précise en ce qui concerne les Kasena.

Ces rappels et ces analyses sont bienvenus. Il est incontestable – même si cela a pu être trop oublié dans les travaux récents – que l’inappropriabilité de la terre demeure au fondement de nombreuses sociétés rurales, en Afrique et au-delà. La façon dont ils questionnent tant les dynamiques que les politiques foncières contemporaines en Afrique et ailleurs aussi. L’accaparement des terres et la spéculation foncière font des ravages. Les politiques de formalisation des droits sur la terre sont problématiques et les tentatives de promouvoir des démarches de sécurisation (protéger contre les risques d’éviction) qui ne passent pas par la formalisation (la reconnaissance légale de droits individuels et collectifs) peinent à trouver des formes de concrétisation.

Ce qui me pose problème dans cet ouvrage (Lavigne Delville 2025) n’est pas là. Il est dans une conception essentialisante des sociétés africaines et dans une absence d’historicisation et d’analyse des pratiques, qui amène à des généralisations discutables. A partir des Kasena, Danouta-Liberski généralise aux sociétés voltaïques, ou au Burkina Faso (et parfois à l’Afrique tout entière). « Dans l’Afrique subsaharienne précoloniale, nombre de sociétés traditionnelles ont soutenu des façons d’être au monde non fondées sur la propriété de la terre, des rapports des hommes au sol et aux choses non penses exclusivement sous l’égide de l’utilité. Aujourd’hui encore, au Burkina Faso, alors même que le concept juridique de propriété privée foncière est bien implanté au cœur des villes, il se maintient dans les campagnes – et dans les esprits de la plupart des citadins, à l’exception notable des élites affairistes – la conception selon laquelle la Terre est expressément inappropriable. Un interdit fondamental, encore en vigueur dans une grande partie des campagnes, frappe l’acte de vendre la terre » (Liberski-Bagnoud 2019 : 46).

SI on lit bien, cet ordre se maintient « aujourd’hui encore » dans « les campagnes » au Burkina Faso. Tel quel, donc et partout. Mais l’interdit sur la vente n’est en vigueur que « dans une grande partie des campagnes », pas partout donc… C’est là qu’est le flou dans la thèse de l’auteure, et c’est là que se situe la controverse centrale. Non pas dans une quelconque querelle de chapelle, comme elle l’affirme dans son droit de réponse à ma recension (Liberski-Bagnoud 2025), mais dans la généralisation du propos, qui traverse le livre. Différentes recherches approfondies, au Burkina Faso et ailleurs en Afrique subsaharienne, ont en effet travaillé sur les processus de changement social et les répercussions sur les rapports fonciers, et en particulier en termes de changements dans les règles d’héritage, d’individualisation relative des droits sur la terre (entendus non pas au sens juridique, mais de « action socialement autorisées »), parfois de marchandisation partielle. Loin de succomber aux lectures téléologiques voyant dans la propriété privée individuelle le futur nécessaire de toute société, elles se sont interrogées sur les processus de changement en cours. Elles ont montré, dans certaines régions, des processus de marchandisation qui ne devaient que peu aux interventions de l’Etat et aux politiques de formalisation foncière. Ainsi, dans l’ouest cotonnier du Burkina Faso, dans un contexte de forte pression foncière, de nombreuses recherches ont montré comment la marchandisation, par la location d’une part, l’achat d’autre part, avait résulté des tensions entre autochtones et migrants, ou plus exactement entre fils de ceux qui avaient conclu une génération avant les pactes d’accueil (Baud 2001; Paré 2001; Paré et Tallet 1999; Zongo et Mathieu 2000). Les jeunes autochtones, accusant leurs pères d’avoir dilapidé le patrimoine foncier, cherchaient à expulser les migrants, ou en tous cas à renégocier le contrat avec eux et transformer l’accueil avec attribution de droits de culture sans limitation de durée en location génératrice d’une rente foncière. De leur côté, les fils de migrants tentaient de résister à cette mise en cause et les mieux dotés cherchaient à acheter la terre qui leur avait été octroyé pour se protéger de toute revendication des lignages qui avaient accueilli leur père. Plus au Sud, une partie des Burkinabé chassés de Côte d’Ivoire par la crise politique et la contestation de leurs droits sur la terre se sont installés dans la province de Mangodara, aux terres largement disponibles et, pour éviter tout futur risque de mise en cause, ont insisté pour acheter les terres, suscitant une brutale et massive marchandisation (Audouin et Gonin 2014).

Il est bien sûr tout aussi faux de généraliser à partir de ces deux exemples que de celui des Kasena. Mais ils montrent en tous cas que l’ordre coutumier fondé sur l’inappropriabilité de la terre et l’interdit de la vente n’est plus universel. L’intérêt de ces recherches est d’échapper à la dichotomie opposant l’ordre de la coutume et celui du marché individuel, et aux deux lectures généralisantes qu’elles suscitent. Il existe une diversité de configurations et de dynamiques. Des régions où l’ordre coutumier (le terme est sûrement mauvais) continue à régir la société et les rapports fonciers, d’autres où il a connu des changements d’ampleur variée. Il faut être capable de rendre compte de cette diversité. Ce que montrent aussi ces recherches, c’est que les moteurs du changement sont variés : conversions religieuses, insertion dans l’économie marchande, migrations, influences urbaines, évolutions des aspirations des jeunes, demande de terres par des élites urbaines, interventions étatiques, etc. sans qu’aucun ne soit à lui seul déterminant. Ce sont des combinatoires spécifiques qui dessinent des trajectoires variées. C’est aussi que, en pratique, ce ne sont pas des représentations du monde qui s’affrontent, mais des acteurs situés dans des enjeux concrets et que, du coup, la mise en cause de l’ordre coutumier, là où elle existe, ne produit ni basculement brutal dans le marché et l’individualisme, ni l’anomie. Mais des situations hybrides, où les conversions religieuses fragilisent les régulations rituelles fondées sur le rapport à la Terre sans entrainer d’effondrement de la société, où les changements dans les règles d’héritage aboutissent à une certaine fragmentation des patrimoines familiaux, mais sans aller jusqu’à l’individu, où la marchandisation peut exister tout en étant partielle (Chauveau et Colin 2010; Chimhowu et Woodhouse 2005).

C’est tout cela que, en mettant en avant les systèmes de pensée et non les pratiques, en étendant le propos à partir des Kasena parfois aux sociétés voltaïques voisines, ou au Burkina Faso, en ignorant les recherches menées ailleurs, Danouta Liberski-Bagnoud refuse de voir ou ne peut pas voir. On peut reprocher aux travaux sur les processus de changement de peut-être sous-estimer l’importance des rituels et des continuités culturelles : ils se sont fondés sur la mise en question de l’essentialisation de la coutume. Mais cela n’annule pas l’existence de changements, dans les représentations comme dans les pratiques, ni le fait qu’ils ne suivent pas ces dichotomies discutables entre le rural et l’urbain, ou entre le peuple et les « élites affairistes ». Le reconnaître n’est en rien valoriser le marché. Il est urgent dans ce monde de penser en dehors de la propriété privée et la « leçon sur l’habiter » des Kasena est importante. Mais celle-ci n’avait besoin ni de ces généralisations discutables ni de cette ignorance des autres recherches.

Références

Audouin S. &  Gonin A., 2014, « L’anacarde: produit de la globalisation, moteur de la territorialisation, l’exemple du Sud du Burkina Faso », EchoGéo, (29)

Baud J., 2001, Transactions et conflits fonciers dans l’ouest du Burkina Faso (le cas des départements de Bama et Padéma), Grafigéo n° 13, Paris, 110 p.

Chauveau J.-P. &  Colin J.-P., 2010, « Customary transfers and land sales in Côte d’ivoire: revisiting the embeddedness issue », Africa, 80 (1): 81-103.

Chimhowu A. &  Woodhouse P., 2005, Vernacular land markets and the changing face of customary land tenure in Africa, Forum for Development Studies, Taylor & Francis: 385-414.

Lavigne Delville P., 2025, « Recension de Liberski-Bagnoud Danouta, La Souveraineté de la Terre. Une leçon africaine sur l’habiter », Journal des africanistes, 95 (138-143).

Liberski-Bagnoud D., 2019, « La face inappropriable de la terre. Une autre façon d’instituer le rapport au sol et aux choses (Afrique de l’Ouest) », Revue juridique de l’environnement,  (HS18): 43-54.

Liberski-Bagnoud D., 2023, La Souveraineté de la Terre: Une leçon africaine sur l’habiter, Seuil.

Liberski-Bagnoud D., 2025, « Droit de réponse à Lavigne Delville 2025, Recension de Liberski-Bagnoud Danouta, La Souveraineté de la Terre. Une leçon africaine sur l’habiter », Journal des africanistes, 95 (1): 144-151.

Paré L., 2001, Negotiating Rights: Access to Land in the Cotton Zone, Burkina Faso, London/Paris, IIED/GRET.

Paré L. &  Tallet B., 1999, « D’un espace ouvert à un espace saturé. Dynamique foncière et démographique dans le département de Kouka (Burkina Faso) », Espace, Populations, Sociétés, 17 (1): 83-92.

Zongo M. &  Mathieu P., 2000, « Transactions foncières marchandes dans l’ouest du Burkina Faso: vulnérabilité, conflits, sécurisation, insécurisation », Bulletin de l’APAD,  (19): 21-32.

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