Depuis près d’un an, l’immigration clandestine fait régulièrement la une de l’actualité : les affrontements sur les grilles de Ceuta et Mellila, la misère des migrants qui essayaient de les franchir ont à juste titre choqué l’opinion publique. Les arrivées de bateaux clandestins en Espagne, après des risques énormes et des pertes nombreuses en vies humaines, semblent quotidiennes. L’Europe cherche à rehausser les grillages, à patrouiller en mer, à multiplier les charters. Les USA veulent construire un mur sur la frontière avec le Mexique. Des deux côtés de l’Atlantique, le durcissement des politiques cache mal l’inanité des réponses uniquement répressives.
L’immigration risque de s’imposer comme thème de campagne comme l’insécurité en 2002, autour d’une même vision émotive, instrumentalisée par les médias, semblant justifier des politiques répressives par une absence d’analyse. N’est-il pas temps de poser sérieusement le débat sur les causes de ces mutations de l’émigration, et de s’interroger, en tant que citoyens et que consommateurs, sur les réponses que nous voulons y donner ?
Tout le monde convient que la France ou l’Europe “ ne peut pas accueillir toute la misère du monde ”. Mais comment ne pas voir que c’est se tromper d’enjeu que de poser la question seulement en termes de contrôle des frontières et de répression sans s’attaquer aux causes profondes de l’accentuation de cette pression migratoire. Tout comme le Rio Grande reste une passoire malgré les grilles et la surveillance policière et les moyens gigantesques mis en œuvre par les Etats-Unis (et le restera malgré 1200 km de mur), les grillages de Ceuta et Mellila, les violences policières aux frontières d’une Europe qui se voudrait forteresse, les tentatives pour sous-traiter le contrôle en amont aux pays limitrophes, et l’aggravation d’une politique répressive en France ne peuvent qu’être vains tant que les causes qui poussent des hommes et des femmes à fuir leur pays et leur famille, à prendre des risques inouïs pour tenter de venir en Europe, ne sont pas traitées.
Quelles sont donc ces causes ? La misère, les guerres et les conflits ? Oui, en partie. Mais d’où viennent-ils ? L’image de pays “ en développement ” condamnés à la misère et aux conflits, en contraste avec un Occident aisé devant se protéger à tous prix de ces hordes barbares est un non-sens. Historiquement, les flux migratoires sont liés aux écarts de développement entre centre et zones pauvres périphériques. Les flux migratoires en provenance du Sud sont direc-tement issus de la colonisation et des besoins de main-d’œuvre de l’industrie et de l’agriculture européenne, dans les années 60 et 70 : Maghrébins et Africains francophones vers la France, Pakistanais, Indiens, Africains anglophones en Grande-Bretagne (auxquels s’ajoutent les Turcs en Allemagne). Comme auparavant avec les Belges, les Polonais, puis les Italiens et les Portugais, des filières de migration, plus ou moins importantes, mais très localisées, se sont mises en place dans les années 70, en provenance de zones rurales difficiles, marginalisées par les évolutions économiques ou les politiques coloniales : le Rif et l’Atlas au Maroc, la région du Fleuve Sénégal en Afrique de l’Ouest, etc. C’étaient des réseaux relativement stables, en provenance de régions précises qui se spécialisaient dans l’exportation de main-d’œuvre et qui vivaient des transferts monétaires de migrants, lesquels acceptaient des conditions de vie difficiles pour soutenir leur famille : des spécialisations régionales historiques, en quelque sorte, qui n’avaient que peu à voir avec le taux de pauvreté dans le pays. S’y ajoutaient des flux plus irréguliers, sociologiquement très différents, dus aux crises politiques et aux répressions des régimes dictatoriaux.
Ce schéma a été profondément bouleversé depuis une vingtaine d’années. Les migrants qui tentent de franchir les grilles de Ceuta et Mellila, qui s’embarquent dans des embarcations de fortune avec un risque élevé de noyade, ne viennent plus seulement des bords du fleuve Sénégal. Ils sont d’origines bien plus diversifiées : urbains et plus seulement ruraux, ils viennent du Sénégal, mais aussi du Ghana, du Cameroun voire d’Angola, et arrivent là après des trajets longs, harassants. L’aggravation des crises économiques au Sud, la marginalisation croissante des territoires ruraux, les crises urbaines, les déceptions liées aux transitions démocratiques avortées ou à leurs effets médiocres en termes économiques, ont produit une génération de jeunes qui se voient sans avenir chez eux, dans les zones rurales comme en ville, et sont prêts à prendre des risques insensés pour venir en Europe.
C’est bien là qu’est la source de l’aggravation de la pression migratoire, et de sa transformation : dans un monde de plus en plus polarisé, aux inégalités croissantes, entre les pays et en leur sein ; dans des dynamiques économiques mondiales qui marginalisent une part croissante des espaces sociaux mondiaux, et qui fait que l’envie de partir, de fuir, n’est plus liée à quelques histoires régionales spécifiques, mais devient la seule perspective que se voit offerte une jeunesse nombreuse. La cause en est dans les effets de la mondialisation libérale, qui a accentué de façon massive ces inégalités depuis 20 ans.
Par quels mécanismes ? C’est en fait très simple. La libéralisation des marchés agricoles marginalise les espaces ruraux qui ne sont pas “ compétitifs ” (c’est-à-dire l’essentiel des économies paysannes de la planète, vu les écarts gigantesques de productivité entre agricultures). Elle ruine des centaines de millions d’agriculteurs, qui voient leur production concurrencée par l’agriculture intensive et subventionnée du Nord, ou subissent une pression à la baisse des prix et la dégradation des termes de l’échange pour les productions d’exportation. La capacité de régulation est faible ou inexistante, face aux oligopoles qui tiennent le commerce international des produits agricoles. Les politiques d’ajustement structurel ruinent les capacités des Etats à réguler leur économie, et laminent ce qui existait de classes moyennes en émergence. Les petites entreprises ou industries locales, employeuses de main-d’œuvre, sont laminées par les importations, ou voient au mieux se substituer à elles des industries de main-d’œuvre à haute intensité en capital, employant comparativement peu de main-d’œuvre, à des salaires faibles. En dehors d’une petite minorité intégrée dans les filières “ compétitives ”, s’enrichissant fortement pour ceux qui la contrôlent, mais vivant chichement de revenus de misère pour tous les autres, l’accès à l’emploi et au revenu est devenu aléatoire. Une frange croissante de la jeunesse, qui représente 30 à 50 % de la population, se sent sans avenir chez elle, désespérée, prête à tout : les instrumentalisations politiques les plus sordides et xénophobes, les fuites les plus insensées vers les mirages du Nord.
Cette absence d’espoir est encore renforcée par le verrouillage politique des élites des pays du Sud, trop souvent soutenues par les pays du Nord pour des enjeux financiers, au détriment des aspirations démocratiques des peuples, le Togo en étant le dernier exemple criant.
Cet accroissement de la pression migratoire n’a donc rien d’un hasard, pas plus qu’il ne résulte de la misère naturelle des pays pauvres. C’est la conséquence logique de politiques de libéralisation économique à l’échelle mondiale, mettant en concurrence des économies de niveau très différent, et aggravant la marginalisation de tous les territoires qui ne sont pas “ compétitifs ”, pour le double profit des entreprises contrôlant les filières, et des consommateurs du Nord (ceux qui ont un emploi au moins) qui ont accès à des produits à prix dérisoire. L’insertion dans l’économie internationale ne peut pas être une solution, dès lors que les modalités de cette insertion induit une pression permanente sur les prix des produits et de la main-d’œuvre, produisant un sous-prolétariat aux limites de la survie, avec des conséquences sociales dramatiques. Comment imaginer que, dans un monde aux écarts de développement si forts, la libéralisation brutale des mouvements des capitaux et des produits n’aient pas d’effets aggravants, suscitant des mouvements de main-d’œuvre inverses ?
Non, décidément, il ne saurait y avoir de réelle réponse à la question migratoire dans ce cadre. Ne traiter que les effets de ces politiques, en renforçant les grillages de Ceuta et Melilla, construisant un mur entre Etats-Unis et Mexique, aggravant les politiques restrictives et répressives, au prix de violations croissantes des droits de l’homme et d’un illusoire “ immigration zéro ”, est une impasse.
L’accroissement de l’aide au développement, le co-développement, sont souvent mis en avant par les hommes politiques, comme réponse. L’aide est indispensable. Bien utilisée, elle peut avoir des effets considérables, sur des territoires donnés, je peux en témoigner à travers les nombreuses études d’impact et d’évaluations que nous menons dans l’Ong où je travaille. Mais elle est à la baisse malgré tous les beaux discours. Et surtout, elle ne peut en aucun cas suffire à inverser ces logiques. Seule une action volontariste et ambitieuse sur les causes profondes de cette mutation des logiques migratoires peut avoir un impact, à moyen terme. Seules des politiques économiques internationales, permettant à tous de vivre décemment sur leurs territoires, pourront réguler les flux migratoires. Il faut réguler l’économie mondiale, pour que le monde soit vivable, pour tous, partout.
Comment le faire ? les solutions sont bien connues : accepter que des zones à fort écart de développement régulent leurs relations commerciales, supprimer les “ distorsions de concurrence ” par lesquelles les politiques agricoles du Nord ruinent une partie des agricultures du Sud ; garantir des prix décents à l’agriculture familiale, au lieu de cette pression permanente à la baisse des prix ; garantir des salaires et des conditions d’emploi décents dans les industries de sous-traitance ou intégrées dans les filières internationales ; assurer un contrôle démocratique sur les contrats passés entre Etats et multinationales sur les matières premières. Bref, construire des échanges commerciaux équilibrés, donner des marges de manœuvre économiques aux pays du Sud dans leurs rapports commerciaux avec le Nord, garantir aux acteurs de ces filières un accès au revenu leur permettant de vivre décemment (ce qui aura des effets d’entraînement internes considérables).
C’est-à-dire accepter, pour offrir un avenir décent à l’essentiel de la jeunesse de ces pays, et rendre le monde vivable, qu’une part plus importance de valeur ajoutée reste dans les pays du sud, pour y développer une économie locale dynamique. Et organiser, de façon volontariste, les relations commerciales internationales (OMC, accords de partenariats économiques entre l’UE et les pays en développement) dans ce sens et non pas au profit principal des acteurs économiques puissants. C’est alors qu’une aide au développement, centrée sur l’accompagnement de ces dynamiques économiques et sur l’appui à la démocratisation, prendra tout son sens.
Utopie ? bien sûr, rien de tout cela n’est très simple à mettre en œuvre. Et cela s’oppose à de puissants intérêts. Mais avons-nous le choix dès lors que la poursuite des dynamiques actuelles nous mène tout droit dans le mur ?
Et puis, quand on sait que la main-d’œuvre locale représente tout juste quelques pourcents du prix de vente d’une chaussure de sport de marque, ou du prix du paquet de café acheté au supermarché, il est clair que doubler ou tripler la valeur ajoutée locale serait d’un coût dérisoire pour les consommateurs du Nord et pour les résultats des entreprises multinationales.
Oui, il est grand temps de sortir du dogme de la libéralisation sans contrôle, qui marginalise des régions entières et produit une jeunesse sans avenir. De redonner des marges de manœuvre économiques aux pays pauvres, et de soutenir ceux qui, dans ces pays, veulent promouvoir un débat démocratique interne sur l’usage des richesses locales. Il est temps, si l’on veut une véritable politique de l’immigration, d’exiger une régulation de l’économie mondiale, pour rendre le monde vivable, en sachant que cela aura un (faible) prix à payer pour nous.
(billet rédigé en octobre 2006, au moment des affrontements sur les grilles de Ceuta et Mellila)