On a aujourd’hui tendance à penser que le modèle du « projet » mis en œuvre par une Ong ou une Unité de gestion de projet, et agissant principalement par « faire faire » (c’est-à-dire par multiplication du recours à la sous-traitance) est la forme normale de l’intervention de développement. Or c’est en fait une modalité qui s’est mise en place depuis les années 1990.
Les objectifs donnés aux les projets de développement et la forme des dispositifs d’intervention sont étroitement liés au contexte politique et idéologique du moment. S’appuyant sur la périodisation proposée par Fraser[1], le tableau suivant propose une lecture croisée de ces contextes et des types de dispositifs.
[1] Fraser A., 2009, « Aid-Recipient Sovereignty in Historical Context », in Whitfield L., ed., The Politics of Aid, Oxford, Oxford University Press, pp. 45-73.
Date | Périodisation internationale | Formes d’intervention |
1955-60 | Colonialisme tardif, pré-Indépendances. Mise en place de dispositifs de financement type FIDES | Développement par l’Etat
Projets urbains, industriels, agricoles sur espaces « utiles », logique d’enclave et d’archipel, complétant une administration faible |
1960-1975 | Rivalité est-ouest, idéologie de la construction des nouveaux Etats indépendants.
Aide internationale orientée vers le renforcement des Etats, qui ont besoin de capitaux et de ressources humaines. |
Développement par l’Etat modernisateur
Parenthèse de l’animation (dispositif national) Multiplication des grands projets de modernisation (industrie, irrigation, etc.) financés sur prêt. Début de multiplication des bailleurs Maillage du territoire par des projets intégrés et des Offices publics ou para-publics, parallèles à l’administration (enclaves) |
Années 75-80 | Campagne pour un Nouvel ordre économique international, explosion du prix des matières premières.
Renforcement du pouvoir des Etats du Sud, inquiétude des pays occidentaux sur un risque de « dépendance inversée » vis-à-vis des pays possédant des matières premières. |
Mise en cause des grands projets techniques
Multiplication des bailleurs Début de remise en cause des grands projets techniques. Emergence des Ong (sécheresse) et des micro-projets ; renouveau des discours participatifs |
1980s | Crise de la dette
Ajustements structurels visant à redresser le cadre macro-économique. Le FMI « s’invite à la table ». |
Remise en cause Etat
Remise en cause des Offices et des projets intégrés Suppression ou restructuration des Offices Multiplication des micro-projets Ong Accroissement des dons |
1990-2000 | « Ajustement après la guerre froide »
Accroissement des conditionnalités, promotion de la bonne gouvernance et des réformes de l’Etat. Promotion de la démocratie et de la société civile. Contournement de l’Etat. « Fatigue de l’aide », débats sur la sélectivité, baisse des volumes. |
Contournement de l’Etat, dispositifs externalisés et contrôlés par les bailleurs
Disparition des derniers grands projets. Multiplication des sources de financement, démultiplication désordonnées d’interventions Accent sur microprojets, social, sur « société civile » et Ong Multiplication des projets de développement local, pilotés par des Unités de Gestion de Projets autonomes de l’administration ou par Ong : renforcement de l’éclatement et de l’absence de coordination. Cellules sectorielles dans les ministères |
2000 – ? | Renouveau de l’aide, avec focus sur l’Afrique, dans un contexte de tension sur les matières premières
« Les nouvelles modalités de l’aide » : DSRP, puis Déclaration de Paris Volonté affichée de s’aligner derrières les politiques nationales, de se coordonner. Mais poursuite du cadrage néo-libéral et ambigüités de la conception de « l’ownership ». |
Réhabilitation de l’Etat dans les discours
Dispositifs contrôlés par les bailleurs, logés dans l’Etat Objectifs de plus en plus sociaux et politiques (gouvernance, genre, etc.) et de moins en moins économiques Réduction des projets qui restent mode d’action dominant, avec extension du « faire-faire » Renforcement progressif des procédures de management de projet, inspirés du management de projet industriels et du New Public Management, pour tenter de contrôler les actions de projets pluri-acteurs et institutionnellement complexes. Glissement partiel vers aide budgétaire liée ou non, avec débats vifs entre promoteurs de l’aide budgétaire et promoteurs des projets Développement des programmes (avec ou non basket funding) Programmes sectoriels logés dans les Ministères, mais avec logique verticale et dispositifs spécifiques (ex Santé) Contrôle accru des Etats sur la mise en œuvre des financements, financement des Ong nationales de plus en plus dans le cadre d’appels d’offres nationaux avec risque de perte d’autonomie |
Merci pour cette description chronologique des événements et différentes formes connues par les projets de développement. De 2000 à nos jours on a de nouveaux slogans (comme déclaration de Paris; Les nouvelles modalités de l’aide) tout ceci dans un contexte de nouvelle convoitise et de pressions des occidentaux sur les matières premières. les conséquences sont connues sur ce continent.
Bref, je me demande si les projets de développement sont réellement la clé pour le développement de l’Afrique.
La déclaration de Paris est elle réellement mise en application? ce sont autant d’interrogations.
Bonjour, Les projets de développement ne sont sûrement pas « la clé », ce sont tout au plus des moyens, qui posent le problème d’une action publique éclatée dans l’espace (des zones sont couvertes, d’autres non) et dans le temps (il y a des moments où il y a des ressources, d’autres non), avec une concentration de moyens qui suscitent des opportunismes, et le sentiment qu’on ne peut rien faire sans projet… Un projet (une concentration de moyens dans un temps donné pour des objectifs donnés) se justifie pour des finalités ponctuelles (des infrastructures lourdes), pas pour des choses qui relèvent du fonctionnement normal ou quotidien des services publics et des institutions.
Mais encore une fois, ce ne sont que des moyens. La « clé » (s’il y en a une), ne serait-ce pas plutôt un projet politique inclusif porté par les élites ? La négociation d’une position moins asymétrique dans les marchés mondiaux ? La mobilisation de ressources autonomes au service des infrastructures et des services à la population, et donc l’acceptation de ressources fiscales internes, rendant moins dépendant de « l’aide » extérieure ? Ne serait-ce pas aussi une société qui exige plus de ses élites, est capable d’organiser des mouvements sociaux pour exiger des services de qualité, et donc (puisque c’en est une condition) une gestion plus rigoureuse des deniers publics, des politiques fiscales ?
Bonjour
Merci votre description chronologique m’a été d’une grande importance.
Je suis entrain de rédiger un ouvrage, qui est une réflexion, sur l’efficacité des projets de développement dans l’amélioration, durable, des conditions des vies en république démocratique du congo.
Mon constat, à la base de cette réflexion, est l’incapacité, pour la plupart des projets, de se pérenniser par manque des finances dans la partie ex-post. (incapacité de couvrir des charges engendrées). N’est il pas important, aujourd’hui, de promouvoir des projets de développement mettant plus l’accent sur la rentabilité financière à long terme? car nous constatons, surtout pour des projets ayant trait aux infrastructures médicales et financières, que les livrables trop grands ne tenant ni compte de la taille des communautés bénéficiaires ni de leurs pouvoirs d’achat, ce qui a pour conséquence la détérioration rapide des ces ouvrages alors que si les mêmes budgets étaient mis à la disposition des entrepreneurs, ces derniers monteraient des projets rentables et ceux-ci sauraient se pérenniser vu le soin qu’ils accordent à la rentabilité financière à long terme et au retour sur investissement. les projets entrepreneuriaux de développement en lieu et place des projets de développement ne seraient -ils pas indiqués dans ce contexte?
Bonjour, Il est clair que la question de la pérennité n’est pas la préoccupation première. Les politiques et les bailleurs de fonds voient d’abord l’infrastructure et le court terme. Le dimensionnement, comme vous le soulignez, n’est que rarement cohérent avec les capacités. Par contre, est-ce que « mettre les mêmes budgets à la disposition des entrepreneurs » serait plus efficace ? En quoi auraient-ils plus intérêt à se situer dans le moyen long terme ? Il est clair que, dans les secteurs productifs, les logiques entrepreneuriales ont du bon ! Sur les services marchands, rémunérés par le paiement d’une prestation, cela peut être plus efficace, mais pas forcément : une santé privatisée comme aux Etats Unis est à la fois beaucoup plus coûteuse et beaucoup plus inégalitaire qu’une santé largement mutualisée par les cotisations sociales comme en France. En France, les partenariats publics privés sur les hôpitaux aboutissent plus à des loyers énormes pour le budget public, et un véritable racket pour tous les travaux de maintenance. Par ailleurs, la question de la pérennité, dans le secteur des services sociaux, des secteurs non marchands, tient aussi aux transferts publics. Si les Etats africains (ou les collectivités territoriales) avaient une politique fiscale sérieuse, n’auraient-ils pas plus de ressources pour financer l’éducation, la santé, etc. ? Bref, la question n’est-elle pas d’abord celle d’une cohérence entre les objectifs et les moyens (et l’on peut ajuster l’un à l’autre et réciproquement) dans les politiques publiques, et ensuite celle des cadres institutionnels qui font que les acteurs responsables ont intérêt à internaliser des objectifs de long terme, et de pérennité. Pour parler comme les économistes, il y a des « state failures », des situations où l’Etat est inefficace, mais il y a aussi des « market failures », des « community failures ». A mon expérience, aucun type d’institution n’est naturellement vertueux. C’est une question d’environnement institutionnel, de normes, de contre-pouvoirs aussi. Et là, s’il y a des raisonnements économiques et institutionnels qui sont utiles, la question est avant tout liée au contexte : vu ce que sont l’Etat, les capacités associatives, les logiques des entrepreneurs en RDC, qui est le mieux (ou le moins mal…) à même d’assurer des fonctions d’intérêt général/au plus grand nombre, à l’heure actuelle ? ou plus probablement, quelles règles du jeu, quelles formes originales d’articulation entre régulations marchandes, communautaires et étatiques sont, sur un service donné et dans un contexte donné, les mieux à même d’assurer un niveau acceptable de service ? ça ne se décrète pas, ça se construit par essai/erreurs, comme le dit Elinor Ostrom, il faut « façonner les institutions ».