15 juin 2017 – L’enjeu d’une régulation des marchés fonciers ruraux en Afrique de l’ouest

(d’après le résumé de Lavigne Delville P., Colin J.-P., Ka I., et al, 2017, Etude régionale sur les marchés fonciers ruraux en Afrique de l’ouest et les outils de leur régulation, Ouagadougou, UEMOA/IPAR, 275 p.)

Les réformes foncières engagées depuis le début des années 1990 sont fondées sur la reconnaissance légale des droits fonciers des producteurs ruraux, dans une perspective de reconnaissance ou de promotion des marchés fonciers, en particulier des ventes de terre. De fait, avec des rythmes très variables, les transactions foncières marchandes se développent, parfois rapidement, dans de nombreuses régions. Les élites urbaines sont aussi des acteurs importants des marchés fonciers, dans une logique d’épargne spéculative ou de développement d’une agriculture de firme.

Les marchés fonciers sont des ensembles de transferts marchands de droits sur la terre. On parle de transfert marchand (ou de transaction marchande) lorsqu’il y a transfert, d’un cédant à un preneur, de droits d’appropriation ou d’usage contre une contrepartie exigible, établie sur la base d’un système d’équivalence : le prix. La notion de prix n’implique pas systématiquement le recours à la monnaie : un accès à la terre contre une partie de la production, ou encore contre du travail, peut être qualifié d’échange marchand.

Le transfert peut porter sur des droits différents, droits d’appropriation, droits d’usage, et donc pas forcément sur la totalité des droits sur la parcelle. Se pose alors la question du devenir des droits éventuels des tiers, celui des autres acteurs (droits de cueillette des femmes, droits de passage des voisins, droit de vaine pâture des éleveurs, etc.) après la transaction.

La dynamique des marchés fonciers ruraux

Les transactions foncières marchandes relèvent de plusieurs grandes catégories : l’achat-vente, qui porte (dans la forme « complète ») sur l’ensemble du faisceau de droits ; les cessions temporaires du droit d’exploiter la terre moyennant une contrepartie non symbolique, qui aboutissent à des situations de faire-valoir indirects (de type location, avec paiement d’une rente fixe, ou métayage, avec partage du produit) ; les contrats de plantation de cultures pérennes, avec partage de la plantation, de la récolte ou de la plantation et de la terre une fois la plantation en production.

Les transactions marchandes prennent place au sein d’une gamme plus large de transferts fonciers, au sein des groupes familiaux ou en dehors. L’héritage, le don, le prêt ou l’installation sans limitation de durée, le prêt à durée limitée, sont d’autres formes de transferts, non marchands, de droits fonciers. Il faut analyser les transferts marchands dans leurs rapports aux autres modes de transferts.

La terre est un bien particulier qui n’est pas produit pour être une marchandise. Elle n’est pas un bien marchand dans de nombreuses régions du monde. En Afrique rurale, une conception du foncier comme patrimoine intergénérationnel a longtemps été, et est encore dans de nombreuses régions, une raison pour refuser les ventes de terre. Parfois anciennes, souvent récentes, les transactions foncières marchandes se développent cependant, marquant des ruptures, plus ou moins fortes, avec ce principe coutumier de non-aliénabilité. Ce principe vise à préserver la terre comme bien commun pour les groupes familiaux élargis. Il permet des ajustements entre la taille des groupes domestiques et les surfaces exploitées, et de garantir un accès à la terre aux membres présents et futurs de ces groupes. Ce qui assure une certaine « protection sociale » dans des contextes où l’Etat n’est pas en mesure d’apporter des solutions face aux risques de l’existence.

Les grands facteurs de marchandisation sont la pression foncière, l’insertion dans l’économie de marché, les changements techniques, les changements de normes sociales, les politiques publiques. Mais aucun ne joue mécaniquement. Certaines régions ne connaissent pas de marché foncier alors que les conditions semblent réunies. Inversement, un marché foncier de l’achat vente peut se développer là où les conditions locales ne s’y prêtent pas a priori, du fait de l’intervention d’acteurs externes (migrants, retour de ressortissants, acheteurs urbains). L’intervention d’acheteurs urbains, dans un but spéculatif ou d’investissement productif, est un facteur majeur de marchandisation, en périphérie urbaine (sur des profondeurs parfois importantes) et dans certaines zones, peu densément peuplées, bien connectées aux marchés. Dans les aménagements hydro-agricoles réalisés par l’Etat ou les projets de développement, les attributaires disposent de droits d’usage, non cessibles, ce qui n’empêche pas le développement d’un marché foncier, répondant aux besoins d’ajustement des surfaces cultivées, et alimenté par les difficultés de certains paysans à payer la redevance hydraulique.

L’extension des transferts marchands n’implique pas automatiquement un « désenchâssement » complet des rapports fonciers, c’est-à-dire une autonomisation des droits sur la terre par rapport aux rapports sociaux. Bien souvent, on observe des situations de « marchandisation imparfaite », où le marché peut faire l’objet de diverses restrictions, où les « ventes » ne concernent que le droit de planter ou de cultiver et n’entraînent pas nécessairement une aliénation du fond. La mise en gage a longtemps permis un contournement de l’interdit social de vendre.

Alors que le développement des locations ou des contrats de plantation ne suscite pas de problème majeur, les ventes sont beaucoup plus conflictuelles :

  • elles représentent une perte de patrimoine pour les cédants, contreviennent souvent aux normes sociales locales, et se font alors sous le manteau, ou dans un « marché gris », ni complètement occulte, ni véritablement assumé ;
  • il peut y avoir ambigüité – ou réinterprétation ultérieure – sur le contenu de la transaction (vente complète ou cession de droits d’exploiter sans aliénation du terrain) ;
  • dans le cas de parcelles familiales, la vente peut avoir lieu sans l’accord des ayants droit et susciter des contestations ultérieures ;
  • des ventes de détresse faute d’alternative en cas de besoin financier urgent, des ventes opportunistes face aux capacités financières d’acheteurs externes, et parfois les pressions à la vente de la part de ces acheteurs, font que le marché de l’achat-vente avec des acheteurs externes à l’espace local peut être particulièrement asymétrique ;
  • l’absence de dispositif efficace d’enregistrement des ventes rend possible les remises en cause, voire les manœuvres frauduleuses.

Les marchés fonciers ruraux : efficacité, équité

Les impacts des marchés fonciers ruraux dépendent fortement des contextes, de l’importance des autres modes d’accès à la terre, des acteurs présents (côté cédants et côté preneurs), des inégalités et des rapports de force. Des analyses contextualisées sont donc nécessaires.

Hors systèmes de production mécanisés, il y a peu « d’économies d’échelle » [2] en agriculture et l’agriculture familiale est en général la plus productive. Ceci devrait orienter les marchés fonciers en faveur de l’agriculture familiale, conciliant ainsi efficience et équité. Mais l’environnement économique et institutionnel se caractérise par de nombreuses « imperfections » qui handicapent l’agriculture familiale. Dans de tels contextes, les marchés fonciers tendent à opérer en faveur des acteurs les mieux dotés en capital, qu’ils soient productifs ou non, avec donc une dynamique allant ou non vers plus d’efficience, mais certainement pas vers plus d’équité.

Lors de la vente, les droits des tiers sont souvent ignorés, contribuant à leur exclusion. Le marché de l’achat vente est très largement biaisé en faveur des acheteurs externes, la plupart du temps urbains, du fait de leurs capacités monétaires, que ceux-ci soient dans une logique spéculative (placement d’épargne, anticipation de l’augmentation du prix de la terre) ou dans une logique productive. Très fréquents, les achats improductifs réduisent les surfaces disponibles pour l’élevage pastoral, et le développement futur de l’agriculture familiale. Dans le cas d’investissements productifs, la rentabilité de l’investissement du point de vue de l’entrepreneur ne garantit pas que son mode d’exploitation soit le plus performant du point de vue de l’intérêt national (valeur ajoutée nette par hectare ; emploi et distribution de revenus à la population ; contribution à la sécurité alimentaire ; risques environnementaux, etc.).

Les pratiques de faire-valoir indirect sont en général plus équilibrées, et permettent de concilier plus facilement efficacité productive, équité et intérêt pour la société dans son ensemble. Ils évitent la dépossession des cédants. Mais des cas de concentration foncière sur base de droits d’usage, dans les configurations de « tenure inversée », peuvent se développer au sein de l’agriculture familiale et plus encore avec des entrepreneurs, y compris extérieurs au milieu rural (tenure inversée faisant référence à la cession de terre en FVI par des petits propriétaires[3] ou possesseurs, au bénéfice de preneurs plus aisés).

L’ampleur des phénomènes de concentration foncière (tant en termes de propriété que de droits d’usage) est très mal connue. Dans l’espace UEMOA, le cas de la Guinée-Bissau est particulièrement caractéristique d’accaparements largement improductifs, sur base de concessions. Des recherches approfondies sont urgentes pour documenter ces dynamiques et mesurer les inégalités foncières et leurs impacts économiques et sociaux.

Les politiques foncières face aux marchés fonciers ruraux

Rompant avec le statut généralement peu clair des droits coutumiers dans les législations foncières des Indépendances, les réformes foncières engagées depuis le début des années 2000 dans de nombreux pays de la région, ouvrent la possibilité d’une reconnaissance juridique des droits coutumiers, par une simplification des procédures d’immatriculation, ou la mise en place de procédures complémentaires à l’immatriculation (certificat foncier individuel ou collectif, attestation de possession foncière, etc.). Les différents pays ont cependant choisi des orientations variées : les uns recherchent des compromis entre sécurisation des droits coutumiers et reconnaissance du marché, quand d’autres choisissent des politiques clairement orientées vers la propriété privée et la promotion du marché. La question de la régulation ou du contrôle des marchés est encore peu posée, essentiellement en termes de seuils de surface complexes à mettre en œuvre et susceptibles d’une instrumentalisation clientéliste.

Les réformes sont à des degrés d’avancement variables. Là où le dispositif légal et réglementaire existe, sa mise en œuvre sur le terrain demeure faible du fait de la complexité des nouvelles instances à mettre en place, et d’un déploiement sur le terrain dépendant des financements internationaux.

L’accès aux dispositifs de formalisation des droits coutumiers demeure donc à l’heure actuelle très limité, et le restera très probablement pendant une certaine durée. Par ailleurs, les procédures établies et leur coût les rendent, dans plusieurs pays, en pratique inaccessibles aux paysans, en particulier dans les démarches à la demande.

Pour ces différentes raisons, la grande majorité des transactions marchandes continuent à l’heure actuelle à se dérouler en dehors du cadre légal, via les dispositifs « semi-formels » mis au point par les acteurs ruraux et les administrations locales pour répondre aux besoins nés du développement de ces transactions. La majorité des ventes (et parfois des locations) est ainsi formalisée par des contrats écrits, mobilisant des témoins, et légalisés auprès de l’administration locale ou des collectivités territoriales.

Plus ou moins institutionnalisés selon les pays, ces dispositifs semi-formels représentent une tentative de réponse à l’absence d’une offre publique structurée en matière de formalisation et de sécurisation des transactions. Ils n’empêchent pas les conflits, pour différentes raisons :

  • ils ne traitent pas la question du droit à vendre du cédant, qui est une cause majeure de contestation, surtout dans le cas de terres familiales ou villageoises, mais aussi dans le cas des ventes frauduleuses ;
  • ils ne traitent pas toujours la question du contenu de la transaction ;
  • ils n’offrent pas de réponse aux situations d’entre deux, induites par des paiements fractionnés. Ainsi, il n’est ni précisé quand la vente est déclarée actée, ni ce qu’il se passe en cas de défaillance de l’acheteur avant paiement complet ;
  • ils ne sont pas enregistrés à date certaine.

Ils doivent cependant être pris très au sérieux car ils témoignent des besoins liés au développement des marchés fonciers.

Les risques liés au développement actuel des marchés fonciers ruraux

La question des marchés fonciers ruraux se caractérise par :

  • des réalités très variables d’une région à l’autre, et d’un pays à l’autre en fonction de l’histoire agraire et des politiques agricoles et foncières en vigueur ;
  • la coexistence de plusieurs dynamiques différentes mais imbriquées : marché de l’achat-vente et marché du faire-valoir indirect ; transactions entre acteurs locaux et transactions mettant en jeu des acteurs urbains, voire internationaux ;
  • de fortes asymétries de capacité financière entre agriculture paysanne et acheteurs externes plus aisés, et de fortes défaillances dans l’environnement économique et institutionnel;
  • une absence ou une faiblesse des dispositifs et des procédures de vente ;
  • des interrogations croissantes sur les effets, tant économiques que sociaux, voire environnementaux, de l’extension non régulée des transferts marchands, dans des contextes de fortes asymétries de capital financier, humain et social.

Le développement des marchés fonciers peut représenter une opportunité pour certains groupes dont l’accès à la terre est limité dans les normes coutumières. Ainsi, les femmes qui ont les moyens nécessaires peuvent, par le marché, accéder à la propriété foncière. Si elle ne repose pas sur des contrats courts et/ou trop onéreux, mettant le locataire en situation précaire, la location peut être une réponse à la remise en cause des installations sans limitation de durée entre autochtones et migrants, par les enfants de ceux qui les ont conclus.

Pour autant, les modes actuels de développement des marchés fonciers non régulés induisent des risques économiques et sociaux majeurs :

  • les risques de conflits liés aux ventes illégitimes, réalisées sans l’accord des ayants droit familiaux, à des contrats non respectés, bref aux défaillances du cadre institutionnel de régulation des transactions ;
  • les risques sociaux et économiques liés à la marginalisation foncière des autochtones et à la renégociation non régulée des accords antérieurs ;
  • les risques de spéculation foncière de la part d’acteurs externes mieux dotés financièrement, au détriment de l’agriculture familiale et des acteurs les plus vulnérables
  • les risques d’exclusion par le marché, d’autant plus fort que les ménages ruraux n’ont pas d’alternative en cas de besoin urgent d’argent, et que des acheteurs urbains contribuent à faire monter les prix ;
  • les risques d’inefficacité économique découlant de marchés fonciers biaisés par de fortes « imperfections » dans l’environnement économique et institutionnel de l’agriculture ;
  • les risques en termes d’emploi, de revenu et de sécurité alimentaire liés aux modèles agro-entrepreneuriaux, lorsqu’ils sont orientés vers l’exportation, ou que les modes (direct ou indirects) d’exploitation sont dépendants d’intrants importés et que leur valeur ajoutée nette pour l’économie nationale (une fois déduits les matériels, les équipements, les intrants importés, et les éventuels rapatriements de bénéfices) est faible ;
  • les risques qu’une conception exclusive de l’achat, faisant fi des droits des tiers, ne prenant pas en compte les couloirs de passage du bétail ou les besoins de circulation, fait porter sur les usagers des ressources naturelles et en premier lieu sur les pasteurs.

Les inquiétudes et les attentes des professionnels et des organisations de producteurs

Face à ces développements et à ces risques, les responsables des politiques foncières rurales oscillent entre valorisation du marché et de l’agrobusiness et inquiétudes. Les organisations professionnelles agricoles prennent acte de l’existence et du développement des marchés fonciers mais revendiquent une régulation, pour que ceux-ci ne jouent pas au détriment de l’agriculture familiale. Elles veulent promouvoir la location plus que les ventes, sensibiliser les producteurs aux risques des ventes, protéger l’espace nécessaire au développement de l’agriculture familiale. Au Sénégal, elles refusent le principe de la vente de terre, au profit d’une « cessibilité encadrée » limitée au faire-valoir indirect. Les organisations pastorales sont particulièrement inquiètes du développement des achats de terre par les élites urbaines, qui amputent encore un espace pastoral en restriction, et coupent les trajets de circulation du bétail.

La question de la régulation des marchés fonciers ruraux : finalités et types d’instruments

Dans de nombreuses régions du monde, la terre n’est pas considérée comme une marchandise, ou en tous cas pas comme une marchandise comme les autres, et le foncier a longtemps été – et est parfois encore – maintenu à l’écart des rapports marchands, en tous cas de l’achat-vente. Là où les marchés fonciers se sont développés, les Etats ont cherché à les contrôler pour éviter les processus de concentration foncière ou d’exclusion jugés socialement et politiquement risqués, ainsi que pour favoriser les groupes sociaux dont ils défendaient les intérêts ou les producteurs jugés les plus efficaces compte tenu des choix en matière de développement agricole et économique. Ils ont aussi cherché à corriger les effets du marché en termes d’inégalités par des réformes agraires redistributives, en particulier visant à corriger des injustices historiques.

On appelle « régulation des marchés fonciers », l’ensemble des mesures qui, à une échelle ou une autre, visent à influer sur ces marchés pour les orienter dans un sens voulu, et donc contrecarrer, en partie au moins, les effets jugés négatifs ou anticiper des dynamiques en cours. A travers la régulation, l’Etat (ou les collectivités locales) intervient sur les marchés pour en corriger les dysfonctionnements et orienter l’évolution de l’économie et de la société, en fonction de finalités politiques. Agir pour rééquilibrer ou transformer les structures foncières est une œuvre de longue haleine, qui suppose une volonté politique dans la durée et des institutions efficaces qui internalisent les objectifs de la politique foncière. Une intervention publique mal ciblée sur les marchés est susceptible de conduire à des distorsions économiques marquées et/ou au développement de transactions informelles.

La mise en place de régulations correspond à des conjonctures politiques spécifiques, à une volonté politique forte de corriger des dynamiques jugées négatives. Elle s’oppose donc aux intérêts des acteurs qui bénéficient de ces dynamiques et chercheront à s’opposer à ces mesures ou à les neutraliser ou les détourner. Une forte mobilisation des organisations professionnelles est souvent une condition d’effectivité. Les politiques de régulation doivent être ajustées périodiquement, en fonction des évolutions, de leur succès ou de leurs difficultés. En fonction des pays et des moments, une large gamme d’instruments de régulation ont été mise en place, avec des finalités diverses et des résultats variés.

Deux grandes familles peuvent être distinguées. Les instruments directs interviennent sur les transactions foncières elles-mêmes :

  • en définissant qui peut y participer et qui ne peut pas, quels sont les preneurs privilégiés ;
  • en déterminant quelles transactions sont autorisées ou non dans tel ou tel espace ;
  • en apportant des informations sur les prix ;
  • en régulant les contenus de la transaction (prix, seuils de surface, durée pour les locations, etc.) ;
  • en choisissant les conditions de formalisation des transactions.

Les instruments indirects modifient l’environnement économique de l’activité agricole, et les capacités des différents acteurs. A travers cela, ils rééquilibrent des rapports de force, augmentent la capacité de négociation des acteurs prioritaires, réduisent les intérêts des autres à participer aux marchés fonciers. Les interventions peuvent porter sur l’accès au crédit, sur la force de travail, sur le marché des produits. Elles peuvent aussi passer par la fiscalité, une fiscalité foncière annuelle, éventuellement différentielle, étant un outil puissant pour favoriser les producteurs efficaces, la fiscalité sur les transactions pouvant promouvoir ou décourager les transactions.

A l’échelle internationale, la plupart des instruments, directs ou indirects, ont été expérimentés. Intervenir ex post sur des répartitions très inégalitaires de la terre, par la réforme agraire, est complexe. Les mesures autoritaires décalées avec les réalités productives comme l’interdiction des transactions ont peu d’effets. Les stratégies les plus efficaces combinent différents instruments, directs et indirects, au service d’une volonté politique claire, et mettent l’accent sur la prévention des concentrations foncières injustifiées. Les mesures indirectes modifiant l’environnement économique de la production en faveur de l’agriculture familiale peuvent avoir des effets importants.

Les priorités pour une régulation des marchés fonciers ruraux en Afrique de l’Ouest

Les politiques foncières rurales poursuivent (ou devraient poursuivre) à la fois des objectifs sociétaux, en termes d’inclusion sociale, et des objectifs économiques, au service des politiques agricoles. Les choix de régulation dépendent nécessairement des orientations spécifiques à chaque Etat, des rapports de force entre catégories d’acteurs, des négociations sur les politiques publiques. Des enjeux sont néanmoins communs. En fonction des priorités de développement agricole, et donc des modèles d’exploitation privilégiés, et des enjeux de paix sociale, il s’agit d’orienter la répartition des terres vers une « répartition socialement désirable » des droits sur la terre, « une utilisation des terres conforme à l’intérêt général », bref, vers des formes qui assurent paix sociale, efficacité économique en termes de valeur ajoutée pour les acteurs directement concernés, mais aussi pour la société (distribution de revenus, sécurité alimentaire).

Dès lors que la dynamique des marchés ne produit pas cette répartition socialement désirable – ce qui, nous l’avons vu, est le cas le plus fréquent –, des mesures de régulation sont indispensables.

Quatre axes majeurs de régulation émergent :

–       Sécuriser les transactions ;

–       Différencier les règles selon les espaces et les acteurs ;

–       Rééquilibrer les rapports entre acteurs des marchés fonciers, pour mieux conjuguer équité et efficacité économique ;

–       Décourager les achats improductifs et spéculatifs.

Pour chacun de ces quatre axes d’intervention, on peut identifier une série de mesures, directes ou indirectes, potentiellement susceptibles d’y répondre. Il n’y a pas de solution unique. Un même problème (par exemple les achats improductifs) peut être abordé par des voies différentes (par le contrôle réglementaire, la fiscalité, etc.). Chaque mesure est susceptible de rencontrer des difficultés de mise en œuvre, des blocages, voire de générer des effets pervers. C’est à chaque pays, à chaque type d’acteur des politiques foncières, de mener sa réflexion en la matière et d’identifier les mesures les plus pertinentes et les mieux adaptées à sa situation et à ses priorités.

Les transactions marchandes sur les terres coutumières ne sont véritablement organisées et encadrées, ni par la coutume, ni par les dispositifs étatiques. Les acteurs locaux sont laissés à eux-mêmes face aux implications de ces transactions, aux risques d’opportunisme ou de malversation qu’elles permettent. Il y a là une carence institutionnelle de la part de l’Etat, que les dispositifs semi-formels ne comblent qu’en partie.

La première priorité, en termes de régulation des marchés fonciers, est de mettre en place des dispositifs simples, opératoires, fiables, de formalisation et de validation des transactions sur la terre, qui sécurisent cédants et preneurs face aux risques d’opportunisme ou d’interprétation des contrats. L’enjeu premier est la sécurité des contrats, c’est-à-dire la protection des cédants comme des preneurs face aux risques de réinterprétation du contrat ou de non-respect de ses clauses. Les modes « semi-formels » de validation offrent des réponses de proximité, relativement pragmatiques, aux risques de remise en cause liés aux transactions, mais ne constituent pas des réponses suffisantes. Les Etats doivent mettre à disposition de leurs citoyens des dispositifs fiables, accessibles. Les procédures doivent traiter le problème du droit à céder, en particulier pour les terres familiales ou communautaires.

Dans un contexte où une infime minorité des acteurs ruraux a accès à la reconnaissance légale de leurs droits, et où cette situation ne peut que perdurer malgré les efforts actuels, le principe selon lequel il ne peut y avoir de transactions légales sur des parcelles qui ne sont pas « entrées dans la vie juridique » maintient la grande majorité des transactions foncières marchandes dans l’illégalité. Même si ceci rompt avec ce principe juridique, et induit des solutions qui semblent imparfaites, il est important de trouver des procédures pragmatiques pour sécuriser les transactions sur des parcelles non légalisées. Les procédures doivent être à la fois simples et efficaces, car portant sur les problèmes clés, sans formalisme juridique excessif. Mieux vaut des procédures rustiques, accessibles, qui apportent une solution à 80 % des cas et laissent les instances de résolution des conflits traiter les 20 % restant, que des procédures complexes, coûteuses, qui excluent 80 % des cas, ouvrent la voie à des incertitudes et des opportunités de corruptions à la moitié des 20 autres…

Exiger un procès verbal (PV) du conseil de famille autorisant la cession et donnant mandat explicite à une personne pour engager la transaction à des conditions définies est une piste de solution, même si les conseils de famille n’ont pas d’existence légale. Cela ne garantit pas que l’ensemble des ayants droit soient présents ou représentés, en particulier lorsque certains d’entre eux ne résident pas sur place (un accord écrit de leur part peut alors être demandé). Mais une telle disposition permet de séparer deux conflits actuellement indissociables : le conflit portant sur l’existence ou la légitimité de la vente (qui met l’acheteur en insécurité) et le conflit intrafamilial sur les modes de décision ou le partage du montant de la vente : dès lors que le PV existe, que la majorité des ayants droit (ou ceux dont le poids social est le plus important) a donné son accord, il est plus difficile de contester la légitimité d’une vente, et il est plus aisé à des instances d’arbitrage de qualifier le conflit d’intrafamilial, et non de conflit sur la vente elle-même.

Toute vente devrait faire l’objet d’un contrat écrit et être enregistré auprès de l’institution chargée de l’administration foncière locale, sous peine de nullité. Le contrat devrait expliciter que le cédant renonce à tout droit sur la parcelle, pour lui et ses descendants. Pour les faire-valoir indirects, le recours à la formalisation écrite devrait être encouragé, en particulier pour les baux à long terme, sur la base de contrats définis autour des arrangements locaux et de leurs clauses essentielles. Les différents contrats doivent prendre acte des droits des tiers, de leur devenir, des éventuels dédommagements lorsque leur maintien est impossible. Les contrats portant sur de grandes surfaces, et engageant une ou plusieurs « communautés » et non seulement un groupe familial, posent ces questions de façon accrue.

Au-delà, les mesures prioritaires portent :

–       sur les règles de gestion foncière, aux échelles locale, communale et intercommunale, qui définissent les espaces, les usages possibles, les transactions possibles ou interdites (en ayant conscience des contournements alors possibles) et les conditions à prendre en compte (par ex. respect des chemins et des couloirs de passage du bétail), en cohérence avec les politiques d’aménagement régionales, nationales et communautaires (circulation du bétail) ;

–       des mesures de rééquilibrage du marché, en améliorant l’environnement économique de l’agriculture familiale de façon à ce que les agriculteurs familiaux soient en meilleure capacité et que les marchés fonciers conjuguent mieux efficacité économique et équité. Hors configurations de tenure inversée, la promotion de la location en alternative à la vente (location pluriannuelle avec paiement anticipé pour éviter les ventes de détresse ou les mises en gage avec remboursement du capital, baux de moyenne/longue durée etc.) fait partie de ces mesures ;

–       le traitement des acquisitions improductives et les mesures décourageant ce type d’acquisition.

Une taxe annuelle sur les terres, d’un montant suffisant, est sans doute la meilleure façon de décourager les acquisitions spéculatives improductives : à partir du moment où il est coûteux de conserver des terres non productives, le propriétaire va être incité à les mettre en location, ou à les revendre. Une telle fiscalité suppose une forte volonté politique et une capacité administrative pour être effective, mais elle rapporte de l’argent et pourrait plus que compenser son coût. Elle peut porter, en priorité, sur les terres achetées et enregistrées, avec éventuellement des différentiels en fonction des surfaces, ou du statut juridique de la parcelle (une fiscalité plus lourde sur les titres fonciers que sur les certificats étant la contrepartie de la sécurité juridique apportée par l’immatriculation). Elle ne doit pas peser sur les réserves foncières villageoises, prévues pour faire face aux futurs besoins de l’agriculture familiale. Lorsque la volonté politique est forte et que les conditions de mise en œuvre sont claires, des mesures de préemption en faveur de catégories d’acteurs bien identifiées peuvent compléter le dispositif.

Une condition d’efficacité : des dispositifs pragmatiques, simples, ancrés dans les réalités et cohérents avec les capacités institutionnelles

Réguler les marchés fonciers suppose d’affronter des intérêts particuliers, au nom d’un intérêt général. Cela suppose une forte volonté politique, appuyée par la pression de ceux qui réclament une telle régulation parce qu’ils y ont intérêt ou qu’il y va de leur survie. Cela suppose aussi de choisir des instruments réalistes, possibles à mettre en œuvre, et une très forte vigilance pour éviter que les intérêts qui se sentent lésés, les intérêts corporatistes des professions concernées et les dysfonctionnements des dispositifs de mise en œuvre, n’aboutissent à vider les mesures de leur sens, ou à les détourner.

Les références internationales éclairent la réflexion et aident à baliser le champ des possibles, donner des pistes. Mais l’enjeu premier est l’effectivité des régulations dans leur contexte agraire, politique et institutionnel. C’est bien en fonction des enjeux spécifiques que doivent se réfléchir les objectifs en termes de régulation. Et c’est en fonction des contextes des différents pays d’Afrique de l’Ouest, et des capacités institutionnelles de leurs Etats, de leurs organisations paysannes, de leurs collectivités locales, que doivent se réfléchir les instruments, les dispositifs, les façons de faire.

Des besoins de connaissance

Enfin, cette étude révèle de nombreux manques en termes de connaissances, qu’il serait nécessaire de combler pour alimenter la réflexion :

  • les analyses approfondies sur la dynamique des transactions marchandes sont très inégalement réparties géographiquement ; quelques régions ont été très étudiées, sur d’autres – voire sur des pays entiers – les recherches publiées sont très rares ;
  • si l’on connaît assez bien les processus de marchandisation, le contenu des transactions, la question des effets induits de ces marchés fonciers en termes de concentration des droits sur la terre, de différenciations entre exploitation, de surfaces concernées, sont très lacunaires. Il y a un fort enjeu à pouvoir documenter de façon rigoureuse les liens entre marchés fonciers, dynamique des structures foncières et inégalités ;
  • partout où des acteurs externes à l’espace local sont preneurs de terre, des acteurs se spécialisent sur une fonction de courtage, d’intermédiation entre demandeurs et cédants. Il serait utile de mieux comprendre qui sont ces intermédiaires, et quels rôles – positifs ou négatifs – ils jouent dans les marchés fonciers.

******

[2] Une économie d’échelle correspond à la baisse du coût unitaire d’un produit lorsque la quantité produite augmente.

[3] Dans ce texte, le terme de « propriétaire » est utilisé par commodité pour désigner les vendeurs ou les cédants en FVI, même dans les situations où ceux-ci ne maîtrisent pas l’ensemble du faisceau de droits définissant une propriété privée.

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