(Lavigne Delville Ph. 1997 «Le désengagement de l’Etat au milieu du gué » in Lavigne Delville Ph. et Lonsway K. (éd.), 1997, Les conditions d’une gestion paysanne de l’irrigation en Afrique de l’ouest, actes du séminaire de Niamey, Inter-réseaux/IIMI , pp.9-13)
(photo : http://senews.net/nord-du-senegal-une-region-cle-pour-lautosuffisance/)
Lancée au milieu des années 80, sous la pression des bailleurs de fonds et des institutions internationales, la thématique du “ désengagement de l’État ” fait aujourd’hui partie du paysage. Ses principes ne sont plus guère remis en cause, au moins ouvertement : recentrage de l’État sur ses fonctions de définition de politique et de service public, libéralisation de la filière et transfert aux privés de l’amont et l’aval de la production, transfert de la gestion des aménagements aux organisations paysannes.
1. De profondes transformations, une situation ambivalente
Dix ans après, les filières irriguées se sont profondément transformées, à des degrés divers selon les aménagements et les politiques nationales :
- les Offices se sont restructurés, et ont considérablement réduit leur personnel ;
- des structures de crédit, autonomes des Offices, ont vu le jour dans certains cas, avec plus ou moins de succès (mais il faut rappeler que la crise de la CNCAS au Sénégal, ne doit que peu aux aménagements SAED) ;
- la libéralisation – plus ou moins complète – des filières a vu l’émergence d’opérateurs privés pour la commercialisation et la transformation, et a marqué la faillite, sans doute définitive, des grosses rizeries, au profit des petites unités, et surtout des décortiqueuses, qui permettent aux producteurs de conserver une partie de la valeur ajoutée;
- les organisations paysannes se sont différenciées et affirmées, restant parfois à l’échelle locale (les AV de l’Office du Niger), ou se fédérant à différents niveaux, avec une dimension syndicale affirmée, comme au Sénégal. Face aux nouvelles responsabilités qu’on leur confiait, parfois bien malgré elles, elles ont tenté de faire front et de se réorganiser (évolution des structures, renouvellement des responsables, redéfinition des règles internes, etc.), de façon d’autant plus marquée que le “ challenge ” était fort (au Sénégal);
- la représentation des producteurs dans les lieux de débat sur la filière s’est renforcée (contrat plan, comité paritaire de gestion de la redevance, au Mali; participation aux débats sur la filière à travers le CNCR – Conseil national de coordination des ruraux au Sénégal) ; mais on peut s’interroger sur leur poids réel dans les décisions;
- des instances autonomes de conseil aux producteurs et leurs organisations ont parfois pu voir le jour (le centre de prestations de services de Niono, au Mali) ; d’autres, sous formes de structures paritaires, sont en cours de mise en place (au Sénégal);
- grâce aux réhabilitations (mais pas seulement à elles), les rendements ont cru de façon spectaculaire. On fait aujourd’hui la moue devant des rendements moyens de 5 t/ha, oubliant déjà que, dans la première moitié des années 80, les rendements n’étaient souvent que de 2 t/ha !
Quand on prend la mesure du changement, en une décennie, l’ampleur des évolutions est assez spectaculaire. Face aux difficultés qui subsistent, et sont nombreuses, et par rapport aux ambitions initiales, on oublie trop vite quelle était la situation il y a à peine dix ans. On oublie que la police économique de l’Office du Niger n’a été supprimée qu’en 1985, que l’évaluation de la filière riz au Sénégal, en 1982, faisait le diagnostic d’une situation complètement bloquée, sur tous les registres. Mais un tel constat ne doit pas faire penser que le processus est achevé et stabilisé. Les interventions lors du séminaire le montrent bien. La situation actuelle est pour le moins contrastée, et fait l’objet d’évaluations assez divergentes selon les acteurs, comme l’illustrent les textes de ce dossier. De tels changements ont été difficiles, douloureux même, pour les cadres des Offices comme souvent pour les paysans, qui ont eu le sentiment, pas toujours injustifié, qu’on leur transférait plus les problèmes (les fonctions non rentables) qu’un réel pouvoir, plus les coûts que les ressources.
Ces changements ont suscité de nombreuses résistances, de tous ordres, et en suscitent toujours. Sommés de se restructurer par les bailleurs, les Offices l’ont souvent fait de mauvaise grâce, et il n’est pas rare d’entendre les responsables paysans se plaindre du refus de collaborer de cadres censés les conseiller. Peu ou pas préparées, peu ou pas accompagnées dans des transferts de responsabilités qui se sont faits trop vite, les organisations paysannes connaissent de multiples faiblesses (que ces mêmes cadres ne se privent pas de souligner, oubliant que leurs Offices n’avaient pas fait mieux en 30 ans), et n’ont pas toujours su ou pu s’inventer de nouveaux modes d’organisation.
Les besoins en appui ont considérablement évolué mais les dispositifs et la qualification de leur personnel ont rarement suivi, ou en tout cas insuffisamment. La fragilité persistante, quand ce n’est pas une crise ouverte, des systèmes de crédit maintient une épée de Damoclès permanente sur la filière. Au Niger, mais surtout au Sénégal, la dévaluation a largement renforcé la crise économique de la filière.
2. Les difficultés d’un processus “ par le haut ”, le poids du passé
Une des caractéristiques des processus de transfert de responsabilité, en Afrique et à Madagascar, est en effet qu’ils ont été impulsés par les bailleurs, et non à la demande des producteurs (contrairement aux cas de Colombie et du Vietnam, présentés lors du séminaire). Personne n’était vraiment préparé, et les prévisions de l’époque (désengagement sur 5 ans de la SAED, etc.) témoignent qu’on n’avait pas vraiment pris la mesure de l’ampleur des changements en jeu, ni surtout de la somme des conditions nécessaires pour aboutir à une situation stabilisée. Dix ans après, on voit bien que seule une partie du chemin a été faite, et qu’il reste bien du travail.
Ce n’est toutefois pas la brutalité du désengagement en soi qui est critiquable : dans la situation que connaissaient alors les filières, où chacun campait sur ses positions (les Offices pour justifier leur omniprésence, les paysans pour réclamer des suppressions d’arriérés de crédit), il fallait bien marquer la rupture, faire la preuve que les choses avaient réellement changé. Mais, avec le recul, on prend mieux conscience qu’il est difficile de faire passer des aménagements conçus pour une gestion centralisée / étatique à une gestion paysanne, tant pour des questions d’attitudes des différents acteurs, d’apprentissages multiples et complexes, que parce que tout le système (les réseaux, les stations, les organisations paysannes, etc.) avait été conçu dans une logique de gestion étatique, et que tout – ou presque – est à créer : des organisations différentes, des institutions diverses (crédit, conseils techniques, travaux publics, maintenance, transformation), et surtout, pour chacun, des savoir-faire nouveaux, des façons de travailler, des modes de collaboration et de contractualisation, etc. On ne raye pas en dix ans des décennies d’histoire de l’irrigation, d’histoire des relations Etat/ paysans/ Offices.
De plus, la façon dont le processus a été géré a lui-même des répercussions significatives sur les résultats actuels. À cet égard, la confrontation d’une forte volonté politique des bailleurs et d’une résistance des Offices n’est pas que négative : elle autorise des rapports de force, et donc des négociations sur l’avancée du processus, son rythme et ses modalités, là où le cumul de réformes multiples, sans laisser de temps de digérer les étapes, peut au contraire complètement désorganiser la filière.
Et il faut bien dire que les systèmes irrigués du delta du Sénégal, qui cumulent le poids historique de choix techniques très consommateurs de capital (pompage, motorisation), l’absence de protection naturelle contre les importations, une libéralisation brutale de l’accès à la terre et au capital (la dynamique de l’irrigation privée et la crise de la CNCAS), une évaluation particulièrement sévère et une libéralisation de la filière quasiment simultanées, sont soumis à des chocs particulièrement violents, qui contrastent avec les évolutions beaucoup plus progressives (mais beaucoup plus fragiles quant à l’évolution des pouvoirs?) de l’Office du Niger, qui bénéficie de plus d’un contexte économique porteur, renforcé par la dévaluation.
3. Un transfert de responsabilités au milieu du gué, des appuis qui restent indispensables
Le désengagement de l’État et le transfert de responsabilités sont au milieu du gué. La gestion étatique, centralisée, est aujourd’hui clairement dépassée. Le paysage institutionnel s’est diversifié, de nombreux acteurs nouveaux (organisations paysannes, commerçants, prestataires de services, etc.) sont apparus (et d’autres manquent encore : entreprises locales de terrassement, système d’assurance, etc.). Les rapports de force, auparavant complètement défavorables aux producteurs, se sont partiellement rééquilibrés. Tous ces acteurs tentent de trouver leurs marques et leurs façons de gérer leurs relations, pour que la filière puisse fonctionner.
Pourtant, tout cela reste très fragile, et fait l’objet d’évaluations contradictoires : les Offices tendent à considérer que l’essentiel est fait, et idéalisent parfois la situation pour stabiliser leur situation actuelle; les cadres de terrain tendent à insister sur les problèmes des organisations et de la gestion paysanne, parfois pour regretter, au moins implicitement, de ne pouvoir en reprendre le contrôle; les organisations insistent sur les problèmes économiques, sur l’absence d’appui, etc. sans toujours remettre en cause leurs modes de gestion du pouvoir.
Pour que tout ce processus puisse se stabiliser de façon satisfaisante, garantissant une viabilité des aménagements, un travail énorme reste à faire, sur les plans juridiques, institutionnels, contractuels. Les organisations doivent pouvoir redéfinir leurs modes de fonctionnement et de gestion, et se doter de statuts adéquats, elles doivent pouvoir trouver autour d’elles, à des conditions viables, les institutions susceptibles de leur apporter un appui (crédit, commercialisation, conseil technique et en gestion, etc.), et établir avec elles des relations contractuelles. Elles ont besoin d’outils de gestion et de management adaptés, simples et fonctionnels. Il faut expérimenter des façons d’organiser la maintenance qui soient fonctionnelles, performantes, et peu coûteuses (et donc revoir sans doute les outils type “Note d’entretien et de gestion”, qui, tout en étant absolument nécessaires, ne semblent pas avoir fait leurs preuves).
Il faut aussi consolider le rééquilibrage des pouvoirs et l’accès des organisations paysannes à l’information et au lieu de débats, continuer à préciser, par négociation et sur la base d’une évaluation économique, le partage des tâches et des coûts entre État, Offices et Organisations paysannes. Et il y a sans doute besoin pour cela de structures d’appui spécifiques, indépendantes des Offices qui sont juges et partie (ou au moins paritaires), qui apportent à la demande un conseil à la fois technique, économique et de gestion, organisationnel et juridique aux organisations paysannes. Et un contrôle financier externe, aptes à certifier les comptes, tant vis-à-vis des paysans membres que comme garantie de bonne gestion pour les systèmes de crédit. Sur ces thèmes, l’expérience internationale apporte des outils de réflexion et d’action fort utiles, grâce à une meilleure compréhension des conditions de réussite d’un transfert de gestion (Vermillion), et sur les processus de définition de règles du jeu qui soient légitimes et efficaces (Ostrom).
Enfin, et peut-être surtout, les acteurs des filières irriguées ont besoin d’un cadre politique clair, d’étapes fixées, d’un minimum de stabilité (même si c’est dans un processus) pour pouvoir se positionner et s’adapter.
Faute d’une telle stabilisation du contexte, faute d’un tel appui (et donc faute d’un engagement dans la durée des bailleurs de fonds et des États, sur ces axes, et sur une base de négociation), le processus risque de s’enliser, les médiocres performances de s’accumuler à nouveau, la spirale de l’endettement reprendre, avec les conséquences que l’on connaît sur la maintenance, l’état des réseaux, et donc les performances technico- économiques. Il y a donc un enjeu fort à bien prendre la mesure de la situation actuelle.
4. Le problème de la rentabilité, assumer la responsabilité des choix passés
Mais tout ce travail organisationnel et institutionnel ne servirait à rien si les performances économiques de la filière ne permettent pas aux producteurs de rémunérer leur travail, de faire face aux charges récurrentes de leurs organisations, d’assurer la maintenance de leurs réseaux et de leurs stations de pompage. C’est une question qui est –à juste titre – revenue comme un leitmotiv dans les interventions des responsables paysans : faute de conditions économiques “ justes ”, les systèmes irrigués ne sortiront pas de leur crise, ne pourront amortir et renouveler leur matériel, échapper à un endettement permanent et croissant.
Face à certains discours étonnamment abstraits, qui supposent acquis que les paysans doivent prendre en charge la totalité des coûts des aménagements, payer le conseil agricole, etc., sans s’interroger sur ce que cela signifie dans les comptes d’exploitation, ce rappel à la réalité économique est salutaire : une gestion paysanne, dans des filières libéralisées, pose de façon cruciale la question des coûts de production (et en particulier des coûts récurrents) et des prix. On sait que la protection des filières n’est plus guère à l’ordre du jour (et qu’elle a aussi, incontestablement, ses effets pervers), bien que des points de vue plus pragmatiques semblent commencer à se faire entendre.
Les marges de manœuvre de ce côté sont sans doute réduites, bien que la remontée de la filière aval, avec le décorticage, permette aux organisations paysannes de récupérer là de la valeur ajoutée. La question reste particulièrement brûlante au Sénégal, où l’absence de protection naturelle due à la situation côtière s’ajoute aux habitudes alimentaires en faveur du riz brisé. Du riz produit sur des aménagements coûteux, avec pompage et itinéraires techniques motorisés, peut-il espérer être compétitif par rapport aux importations de riz brisé, qui est un sous-produit à l’échelle des marchés mondiaux du riz, et dont le prix ne reflète pas les coûts de production dans le pays d’origine?
Un autre aspect de la question tient à la stabilisation des rendements – et donc à la réduction des aléas de toutes sortes qui pèsent sur le processus de production. On sait que l’irrigation reste une culture étonnamment risquée, les risques institutionnels (dysfonctionnement du crédit ou de l’approvisionnement; retards dans le calendrier de travail, retards dans la moisson suite aux défaillances des entrepreneurs, retards ou absence de paiement de la récolte empêchant l’avance aux cultures de la saison suivante, etc.) étant largement déterminants.
Un autre point tient sans doute aux structures mêmes d’exploitation. Le choix de donner de petites parcelles à un maximum de paysans leur permet certes de produire des compléments alimentaires, mais empêche de dégager des surplus et rend vite insupportable une hausse des coûts de production (qui se traduit immédiatement par une chute plus que proportionnelle du produit net). Un fort taux de charges – inhérent à des systèmes irrigués équilibrés – n’est supportable que si la taille économique de l’exploitation permet de le compenser. Autrement dit, 60 % de charges peuvent être acceptables avec 2 hectares, mais pas avec 0,3 hectare.
Les modalités actuelles d’accès à la terre, en particulier au Niger (à l’Office du Niger et dans le delta du Sénégal, les parcelles sont de plus grande taille, dans la moyenne vallée du Sénégal, le cumul des parcelles sur différents aménagements peut permettre de dépasser en partie ce problème) sont-elles compatibles avec un environnement économique libéralisé et une absence de subvention? Il y a là un axe de réflexion, socialement délicat, mais peut-être nécessaire.
Un dernier axe, qui est sans doute prioritaire, renvoie aux charges de structures : les aménagements ont été conçus sans se préoccuper des coûts récurrents. Les choix technologiques (pompage, motorisation, mais aussi sophistication des stations de pompage, etc.) induisent des coûts récurrents élevés, qui pèsent lourdement sur la pérennité des systèmes : Quels périmètres arrivaient à amortir leur station de pompage? Combien le peuvent aujourd’hui, après la dévaluation?
Il serait à mon sens injuste – et surtout irréaliste – de prétendre faire prendre en charge par les paysans les coûts récurrents liés à des choix technologiques qui ont été faits par d’autres, dans un autre contexte. Sur la base, bien sûr, d’une évaluation économique de la filière et des revenus paysans, il est nécessaire que l’État et les bailleurs assument la responsabilité des choix passés, et travaillent à rendre l’avenir possible.
Cela pose en particulier la question des choix de matériel. Au Vietnam, des moto-pompes de fabrication locale, rustiques mais fiables, coûtent environ 5 à 10 fois moins qu’un matériel équivalent importé d’Europe au Sénégal. Le fait de réduire les investissements d’un facteur deux ou trois réduirait d’autant les coûts d’amortissement et soulagerait notablement les comptes d’exploitation. S’approvisionner en Europe est un luxe que les systèmes irrigués africains ne peuvent sans doute plus se payer. N’est-il pas urgent, quoiqu’en aient les bailleurs et leurs conditionnalités, et quelles que soient les difficultés réelles (réseau de distribution, de maintenance, etc.) d’aller explorer le matériel vietnamien, brésilien, indien, coréen?
Droit d’auteur
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.