2006 – Construire des régulations dans l’accès aux ressources naturelles : action collective et action publique

(extrait de LAVIGNE DELVILLE P., 2006 – « Conditions pour une gestion décentralisée des ressources naturelles. Entre ‘ community failures’, ‘market failures’ et ‘state failures’, construire de nouveaux ‘communs’ ». In Bertrand A., Karsenty A., Montagne R. (ed.): L’Etat et la gestion locale durable des forêts en Afrique francophone et à Madagascar, Montpellier/Paris, Cirad/L’Harmattan: 143-162)

L’argumentaire de base des discours ou actions prônant une gestion décentralisée des ressources naturelles semble incontestable : en dehors sans doute d’aires protégées, et compte-tenu de la nature de l’Etat et de ses capacités[1], seules les populations locales peuvent avoir un intérêt à préserver une ressource à long terme ; elles ne peuvent le faire que dans double condition :

  • si elles y ont un intérêt objectif (quel que soit son fondement : économique, symbolique, social, etc.), et sont en mesure de le faire (ce qui renvoie à des questions de conditions objectives – la pauvreté, l’absence d’alternatives, peut obliger à surexploiter des ressources, malgré soi – , mais aussi d’organisation et de capacités) ;
  • si elles ont un droit exclusif sur la ressource (ou la capacité de la valoriser économiquement[2]), ainsi qu’une capacité à définir et faire appliquer des règles d’accès et d’exploitation, dans un cadre institutionnel clair, appuyé par l’Etat. 

Ceci peut passer par une gamme de modes de gestion, plus « participatifs » ou plus « décentralisés », selon les ressources en question et le statut juridique de l’espace en question (domaine public ou privé de l’Etat ou de la collectivité locale, ou terres coutumières). Ce n’est pas tant le statut juridique de l’espace en question qui semble déterminant, que la garantie des droits d’exploitation, la pertinence et l’effectivité des règles, et la clarté du cadre institutionnel.

Dans un certain nombre de cas, il peut suffire de (re)mettre à jour des règles qui n’étaient plus respectées et de redéfinir les modes « d’enforcement » (mise en œuvre et contrôle de la mise en œuvre)[3]. Mais dans de nombreuses situations, du fait de la nature de la ressource – et en particulier les valorisations économiques possibles – , des acteurs en jeu (et en particulier d’acteurs externes, ou ne jouant plus le jeu du respect des règles locales), de l’éclatement ou de la diversification des systèmes d’autorité sur les ressources, l’enjeu n’est pas tant de renforcer des modes de gestion « coutumiers » que de créer de nouveaux « communs », centrés sur des enjeux contemporains (Vedeld, 1996). Ce qui passe par une nouvelle définition de leurs fondements (ou en tous cas une définition actualisée, prenant acte des évolutions écologiques, sociales, politiques) : territoire concerné ; définition des ayants droits, définition des modes d’accès pour les tiers ; définition des règles d’exploitation ; définition des modes de surveillance et de contrôle, et des modes de révision des règles.  

Pour être légitimes et opératoires, ces règles ne peuvent relever d’une stricte rationalité technique : elles doivent s’ancrer dans les modes locaux d’exploitation du milieu, dans les modes d’action collective et de régulation socio-politique locaux ; elles doivent nécessairement s’appuyer sur des principes moraux acceptés dans la zone, de façon à s’inscrire dans des représentations de l’espace qui font sens pour les populations, et à ancrer leur légitimité vis-à-vis des « règles constitutionnelles » locales. Pour autant, ces règles ne seront que rarement la pure et simple reproduction des principes « coutumiers » : elles doivent prendre en compte les contextes et enjeux contemporains, inclure les populations actuelles et non les seuls « autochtones », respecter les principes de la Constitution nationale et être compatibles avec les législations sectorielles. Elles doivent, en fonction des contextes actuels, contribuer à résoudre le cœur de la question foncière, qui est dans le divorce entre légitimité, légalité et pratiques. Elles relèvent, nécessairement, de débats dans des forums (Le Roy, 1996a), de négociation interne aux acteurs locaux et avec l’Etat.

Le pari est d’autant plus ambitieux, et il faut le prendre à sa juste mesure, faute de quoi les actions risquent d’aboutir, au mieux à des échecs en termes environnementaux, au pire à des échecs aggravés de conflits exacerbés, de logiques d’exclusion, de renforcement de monopoles ou d’oligopoles privatisant de fait la ressource ou ses bénéfices, d’une aggravation de la compétition entre pouvoirs sur le foncier.

Cela signifie partir des situations et des acteurs, d’une analyse rigoureuse des groupes stratégiques et des enjeux de pouvoirs. Cela signifie travailler à une articulation entre action collective et action publique, tant il est vrai qu’une décentralisation sans cadre peut aboutir à de l’exclusion, et que (comme le dit d’ailleurs la théorie des communs) des régulations nouvelles ne peuvent se mettre en place sans un appui volontariste de l’Etat, dont la volonté et la capacité reste souvent en question. C’est donc bien d’une action publique, mettant en place et appuyant des dynamiques locales d’action collective, conçues et régulées pour être bénéfiques au plus grand nombre, dont il est question. 

Il n’y a pas la place ici pour entrer en détail dans les implications opérationnelles d’une telle façon de poser les questions. Tout juste peut-on en pointer quelques pistes. Les prémices en sont assez simples : s’il s’agit de réconcilier légitimité, légalité et pratiques, et de construire les articulations entre Etat et acteurs locaux, alors, il faut partir des réalités sociales et politiques locales, et travailler avec les acteurs, à construire les régulations qui font sens et sont effectives. Il s’agit d’appuyer les acteurs dans leurs processus de « façonnage » (crafting) de systèmes de règles emboîtées, selon les principes énoncés par Ostrom (1990 ; 1994), mais en évitant une vision fonctionnaliste et en prenant au sérieux les enjeux de pouvoir et les problèmes de régulation, sans présager de la forme organisationnelle que prendra le dispositif : comme le dit Cleaver (2003 : 11), qui insiste à juste titre sur le caractère de bricolage institutionnel des institutions de gestions des ressources naturelles,  « les interventions de développement ayant pour but la construction institutionnelle devraient se baser sur une analyse socialement informée du contenu et des effets des arrangements institutionnels plutôt que sur leur forme ».

Mettre en œuvre ce type de démarche dans des contextes marqués par l’hétérogénéité des acteurs, la compétition pour les ressources et l’éclatement des systèmes d’autorité pose des défis sérieux. Dès lors que le cadre légal (malgré ses évolutions réelles dans la dernière décennie) demeure peu favorable aux régulations locales, dès lors que les différents acteurs locaux en situation de pouvoir tendent à instrumentaliser le foncier, les solutions trouvées sont nécessairement ad hoc, et fragiles, liées à une convergence d’intérêts et de bonne volonté, qu’il s’agit de construire et de consolider. La stabilisation des accords demande de dépasser l’engagement des individus, en les inscrivant dans l’espace physique (marquage des pistes à bétail, bornes, affiches, plans, etc.), et dans le droit (conventions, règlements, etc.).

L’enjeu est avant tout dans la constitution de mécanismes de gouvernance, fondés sur une réelle volonté partagée de réguler l’utilisation de la ressource et sur une réelle capacité d’agir : à partir de l’expérience, cette gouvernance pourra se renforcer, affiner les règles pour les rendre plus opératoires et mieux adaptées. C’est dans le temps que la solidité des mécanismes se construit et se vérifie. La réussite n’est jamais garantie (comme pour tout problème d’action collective). L’appui à ces processus est complexe, et demande de développer de véritables savoir-faire en médiation/appui à la négociation, fondés sur une connaissance personnelle fine des acteurs et des situations.

Une telle approche ne demande pas des longues études préalables. Ce sont avant tout des outils adaptés de caractérisation des configurations locales qu’il faut maîtriser, pour que ce rôle d’appui à la mise en place de règles ou d’instances se fasse dans en vraie connaissance du contexte social dans lequel cela s’inscrit et en pleine conscience du caractère socio-politique du processus, et non dans une vision instrumentale et gestionnaire, où l’on suppose (ou fait semblant de supposer) qu’il faut et suffit de signer des conventions et des contrats, et de mettre en place des instances pour que les choses fonctionnent. Non, les conventions, les comités, les contrats ne sont que la partie émergée de l’iceberg, la matérialisation de l’accord sur les règles, sur les façons de les mettre en œuvre et d’en garantir l’effectivité, sur les pouvoirs et responsabilités pour cela, éléments qui résultent eux-mêmes du processus de négociation, et de construction de rapports de force et de compromis sociaux. Définir des règles et des instances, avec les parties prenantes, et les matérialiser dans des conventions et contrats est nécessaire. Mais cela ne suffit pas à en assurer l’effectivité. C’est à la pratique que cela se joue et se construit, dans la capacité qu’auront les acteurs responsables à assurer une mise en œuvre effective, à imposer le respect des règles contre ceux qui vont tenter de passer outre, à mobiliser l’appui des acteurs publics (élus communaux, services techniques, voire justice) dans leurs efforts pour faire respecter ces règles. Un appui dans ce sens, dans une logique d’apprentissage, est souvent nécessaire au-delà de l’appui à l’élaboration des règles.

Faire de la construction institutionnelle ne se limite pas aux instances et aux règles. Cela passe effectivement par des organisations ou des instances, qui ont leurs règles, mais celles-ci ne sont efficaces que si elles se traduisent par des comportements nouveaux, qui se routinisent, et si elles sont inscrites dans du droit. Un système d’action collective pour la gestion de ressources renouvelables ne se limite pas aux acteurs locaux, il doit nécessairement avoir l’aval et pouvoir mobiliser des acteurs externes, coutumiers, religieux, et publics, qui renforcent sa légitimité et sa capacité à agir, en particulier vis-à-vis des « outsiders ».

Faire semblant de l’ignorer, considérer que l’on a fait le travail lorsque l’instance est en place ou la convention signée sans s’être interrogé sur leur ancrage social, se donner des objectifs quantitatifs de nombre de comités à créer, avoir une démarche standardisée et limitée dans le temps, c’est se condamner à l’échec, et favoriser les instrumentalisations par certains acteurs, aboutissant à des exclusions ou des conflits.

Pour cela, quelques éléments clé ressortent.

Structuration sociale du territoire, droits et acteurs

Il ne pourra y avoir de cohérence entre action publique et action collective, dans la gestion des ressources naturelles, que si cette gestion se fonde sur les représentations des acteurs locaux. L’espace n’est pas un simple support physique, il est organisé en structuré socialement, en fonction de l’histoire du peuplement, des rapports que les groupes sociaux ont noués avec lui et entre eux. Le « terroir » des développeurs n’est pas l’espace d’action des ruraux (Painter et al, 1994). Gérer, ce n’est pas seulement prendre des décisions rationnelles d’un point de vue technique sur les règles d’exploitation. C’est, sur des espaces-ressources donnés, inscrits dans un ou plusieurs territoires, relevant de pouvoirs différents (et éventuellement contestés), affecter des droits et des obligations à des acteurs sociaux, droits et obligations qui définissent la possibilité différentielle qu’ils auront d’exploiter la ressource et d’en tirer profit. Faute de prendre en compte ces territoires, ces acteurs et leurs statuts au sein des systèmes locaux de hiérarchie et de dépendance, la « gestion des ressources » ne peut que flotter dans un vide sociologique, autorisant tous les décalages et toutes les manipulations. De plus, les enjeux de gestion de la ressource dépendent des configurations micro-locales, qu’il faut être capable de comprendre : une mare ne pose pas les mêmes enjeux selon qu’elle est au cœur d’un territoire coutumier ou à sa frontière avec un autre ; un espace boisé selon qu’il est inclus dans le terroir d’une chefferie de terre, à proximité d’un hameau dépendant, ou dans un no man’s land entre deux espaces territoriaux. Les études de cas de conflits montrent que les espaces situés à la frontière entre des territoires de même ordre (chefferies de terre, départements, etc.) posent plus de problème de régulation. Les inversions de hiérarchie entre statut foncier coutumier et statut administratif (un « hameau » dépendant d’un village-mère sur le plan foncier, est érigé en village administratif du fait de son poids démographique ou de l’influence de ses ressortissants en ville) sont susceptibles de provoquer des situations de conflits, liés à la volonté du hameau d’affirmer son indépendance, surtout si ces deux villages relèvent de découpages administratifs différents (Lavigne Delville, Bouju et Le Roy, 2000). Bien des projets ont créé des conflits sur des aménagements de bas-fonds, en nommant le bas-fond « bas-fond de X », du nom du village riverain, alors qu’il relevait du territoire (et donc du contrôle) d’un village Y (idem).

Identifier les ressources, les acteurs, les problèmes de régulation

« Un espace n’a d’enjeu économique qu’à travers les ressources qu’il porte, et les ressources ne deviennent telles, d’un point de vue économique et social qu’à la condition d’être susceptibles d’un usage » (Weber , 1998 : 20). Ce n’est pas la mare, la forêt, qui est une ressource, mais l’eau d’abreuvement ou d’irrigation et les poissons ; le pâturage de saison sèche, tel fruit, telle plante médicinale, tel type de bois d’œuvre ou de chauffe. Identifier les ressources en jeu, les acteurs qui les exploitent, le cadre dans lequel ils le font (ayants droits, utilisateurs autorisés ou non autorisés), l’existence ou non de règles normatives ou pragmatiques concernant cette ressource, les régulations et leur effectivité – ou l’absence de régulation – sont des préalables pour ne pas parler dans le vide, pour ne pas oublier bien des ayants droits, parce qu’ils sont mobiles, éloignés, peu visibles. Ceci ne peut se faire le plus souvent qu’à partir d’une vision micro-régionale, replaçant l’espace concerné dans les trames territoriales, et les modes d’exploitation du milieu (Lavigne Delville, 2002).

Identifier les pouvoirs, les instances, les règles, et leurs défaillances

L’entrée par les trames territoriales (Lavigne Delville, Bouju et Le Roy, 2000) permet de comprendre les grandes lignes de la structuration sociale de l’espace et l’inscription de l’espace concerné dans les différents territoires, religieux, politiques, administratifs, il permet d’identifier des pouvoirs potentiellement présents et concernés. Mais cela n’a pas d’implications mécaniques. Les pouvoirs coutumiers ne sont pas nécessairement légitimes aujourd’hui pour gérer les ressources ; les pouvoirs qui jouent effectivement un rôle, en pratique, ne peuvent s’identifier qu’empiriquement, en analysant la façon dont les acteurs négocient leur accès à la ressource, dont les conflits sont gérés, etc.

L’analyse des règles normatives (ce qui est censé se passer) doit toujours se coupler d’une analyse des pratiques effectives (Maïzi-Moity, 2000), faute de quoi on risque de prendre le discours des notables pour la réalité. Des récits de conflits, de décisions, sont révélateurs des logiques internes à l’œuvre. Ils permettent d’identifier les pouvoirs effectivement mobilisés, de pointer la source des dysfonctionnements dans la gestion des ressources (du point de vue des différents acteurs), et de mieux travailler avec les acteurs à les résoudre.

Négocier le façonnage des règles, la construction institutionnelle et la validation juridique des accords

Il n’y a de raisons de s’engager dans un processus d’action collective que pour résoudre un problème identifié et si cela apporte des bénéfices effectifs plus élevés. Dans certains cas, il y aura un consensus aisé autour de la définition du problème. Parfois, et en particulier lorsque des acteurs hétérogènes s’affrontent autour d’enjeux économiques, la définition même du problème est conflictuelle ou controversée. Contribuer à définir l’enjeu d’une façon recevable par la majorité des acteurs, déplacer la façon de poser les problèmes en déplaçant les regards, aider à l’émergence d’une lecture de la réalité qui rende possible l’émergence de compromis, peut être une étape préalable du travail. Ainsi, dans ce conflit entre villageois riverains et pêcheurs sur le Lac Korienzé (Albigès, 2002) où le conflit sur la technique de pêche cachait une compétition pour la redistribution de la rente des redevances de pêche, instrumentalisée en conflit identitaire dans un contexte de décentralisation : fonctionnant sur des prémices différents, les argumentaires ne pouvaient s’articuler et aucune solution négociée n’était possible sans que les protagonistes ne s’accordent sur une définition partagée de ce qui les oppose…

Les règles pertinentes et efficaces ne sont pas celles qui ont la meilleure rationalité technique, mais celles qui font sens aux yeux des acteurs concernés, sont légitimes à leurs yeux, et sont possibles à mettre en œuvre en pratique. Des règles opérationnelles n’ont de légitimité que dans la mesure où elles sont cohérentes avec les règles de choix collectif, qui est le premier niveau à définir. Ces règles doivent, dès ce niveau, exprimer le compromis entre les acteurs et avec les principes publics. L’essentiel, dans un premier temps, n’est pas l’efficacité parfaite des règles opérationnelles, mais que le mécanisme de gouvernance (mode d’exercice du pouvoir partagé entre différents acteurs) soit effectif et légitime, et que l’ensemble soit capable d’apprentissage : un système d’autorité légitime pourra faire évoluer les règles opérationnelles, avec l’expérience ; des règles opérationnelles pertinentes d’un point de vue technique, mais sans système d’autorité local pour les faire vivre, n’ont guère de chances d’être respectées.

Les règles doivent être réalistes, possibles à mettre en œuvre, minimiser les coûts supplémentaires pour les usagers (équilibre entre intérêts individuels et contraintes collectives) et pour les mécanismes de surveillance (coût, temps, etc.). Cela paraît évident mais que dire de cette convention locale qui dit « les femmes peuvent prélever du bois mort à hauteur de deux charrettes par an » ? A partir du moment où les prélèvements sont étalés dans le temps, une telle règle est invérifiable (sauf système de contrôle impossible). Ce n’est donc pas une bonne règle. Ne vaut-il pas mieux autoriser les prélèvements pour la consommation domestique, sans limitation, quitte à n’identifier et ne sanctionner que des cas avérés de vente ? Animer un débat sur la faisabilité des règles, inciter les acteurs locaux à en tester la « rusticité » et la viabilité par des contre-exemples possibles, est une façon de travailler à leur pertinence.

La question des comités et autres instances doit être abordée selon un point de vue fonctionnel et non « institutionnel » (qui se préoccupe de l’organisation avant les rôles qu’elle doit remplir). C’est à partir de l’identification d’un certain nombre de fonctions à remplir pour mettre en œuvre les règles définies que les acteurs locaux peuvent discuter de la meilleure façon d’y répondre, à partir de leurs propres références en matière d’action collective et de contrôle social. Les modes de gestion les plus efficients sont souvent ceux qui s’appuient sur les mécanismes locaux, de surveillance et de sanction. Il faut avant tout éviter de plaquer des modèles institutionnels tout faits et au contraire animer une réflexion sur la façon de répondre efficacement, à coût minimum, aux enjeux identifiés. La négociation sur les règles ne mobilise pas nécessairement les mêmes acteurs que la surveillance ou la mise en œuvre (Barraud et al., 2000). La légitimité des acteurs à mobiliser, le réalisme des règles, le réalisme des mécanismes de surveillance et de sanction, sont essentiels.

Pour pouvoir être effectives, ces règles doivent être opposables aux tiers, et donc valoir au-delà du groupe social qui s’en dote et reconnaît l’autorité des instances responsables. Ceci pose un défi dès lors que les usagers (autorisés ou de fait) relèvent d’autres groupes sociaux (en particulier d’acteurs externes), et/ou ne reconnaissent pas la légitimité des instances locales. Ainsi pour des charbonniers venant de la ville pour couper le bois, de pasteurs de passage avec leurs troupeaux, etc. Comme l’indiquent les analyses sur les CPRs, un soutien de l’Etat est alors indispensable, tant pour renforcer le pouvoir de sanction en interne, que pour imposer le respect des règles aux tiers. Pour pouvoir être appuyées par l’Etat (au sens large : services techniques, collectivités territoriales), ces règles doivent être validées par ces instances. Pour cela, il faut que leur contenu soit compatible avec les textes (avec un réel problème lorsque les textes sectoriels n’ont pas évolué suffisamment) et avec les principes généraux constitutionnels, et que le cadre légal et institutionnel permette, voire favorise ce type de reconnaissance. Les modes de validation juridique de ces règles dépendent des secteurs et des textes. Ils peuvent renvoyer à du transfert automatique de responsabilités à des instances locales (communes rurales, par exemples), à des concessions ou délégation de la part de services techniques, à des conventions établies entre acteurs locaux et validés par l’Etat, etc. Les notions de contrat ou de conventions, fréquemment mises en avant, mettent l’accent sur le caractère négocié, ad hoc et sous conditions de la délégation de responsabilité de la part de l’Etat.

Obtenir la validation juridique des accords (quelle que soit leur forme) peut être complexe lorsque les textes ne sont pas suffisamment favorables à de tels accords (Hesseling, 1994) : les conventions ou contrats sont alors nécessairement en marge de la loi, mais ne peuvent s’y opposer frontalement. L’appui apporté par les acteurs publics, à travers la validation des conventions ou la signature des contrats, est alors fragile : il peut être contesté ou remis en cause par des tiers, ou par l’administration elle-même lors des mutations de personnel, le nouveau responsable ne se sentant pas engagé par la signature de son prédécesseur. Ceci pose un réel défi, dû aux déficiences de l’intervention publique en général, et au statut partiellement ambigu de tels accords dans un contexte légal et réglementaire inachevé, qui ouvrent des opportunités aux agents de l’Etat réticents ou hostiles à toute délégation, pour dénier la validité des accords. Travailler avec des juristes à identifier la façon de rendre ces accords le plus solide possible d’un point de vue juridique est alors une condition de viabilité. En ce qui concerne les « conventions locales » (sur des ressources gérées localement), la validation du contenu de la convention par arrêté communal semble une bonne façon de respecter le caractère d’accords entre parties de la convention, tout en assurant une implication de la commune et une opposabilité à des tiers (Djiré, 2003). La délégation, par contrat, à une organisation locale, de la gestion d’un espace relevant du domaine national peut aussi être une solution.

Un des dilemmes de ce point de vue est que de tels accord ou conventions ne peuvent être réellement efficaces que dans un cadre légal et institutionnel cohérent et favorable, et avec un engagement public, mais que c’est seulement les expériences concrètes, anticipant sur ces évolutions et donc mises en œuvre dans un cadre imparfait, qui peuvent à la fois faire la démonstration de la pertinence de l’approche (et donc permettre de mobiliser les acteurs) et permettre d’élaborer les références pour contribuer à un cadre légal plus adapté. Il y a ainsi à organiser le rapport entre expérimentation de terrain et évolution du cadre légal et réglementaire, des évolutions partielles préalables pouvant être une condition de possibilité de contrats et conventions locaux ayant une validité juridique incontestable, et ces expériences de terrain contribuant en retour à construire la politique. 

Favoriser les apprentissages et institutionnaliser le processus de révision des règles

A cause de l’évolution des conditions écologiques, de l’effet de la gestion, des apprentissages réalisés, il est normal que les règles opérationnelles (et parfois les règles de choix collectif) soient périodiquement revues, rediscutées, affinées. Et ceci d’autant plus qu’elles sont nouvelles, et ne reposent pas sur l’expérience : des processus d’essai erreurs sont inévitables, c’est à la pratique que la pertinence des règles et l’efficacité de leurs modes de mises en œuvre et « d’enforcement » se vérifie, que des problèmes se révèlent, et que des réponses plus efficaces peuvent être apportées. C’est bien pour cela qu’Ostrom parle de « crafting institutions », de « façonnage » des institutions, pour insister sur un processus d’affinage progressif, relevant presque de l’artisanat d’art !

Autant que le soin donné à la définition ex ante des règles, c’est la capacité d’apprentissage d’acteurs mis en situation de responsabilités, voulant les assumer, et en position de le faire, qui permet d’affiner les règles et de construire l’effectivité de la gestion. La capacité à faire évoluer les règles fait partie intégrante d’un système de règles (Ostrom), et les modalités pour cela doivent être prévues dans les règles. Cette prérogative relève des ayants droits et des instances de gestion, en consultation avec les utilisateurs autorisés et les services techniques. Se pose alors la question des indicateurs, simples et opératoires, permettant de faire un bilan collectif de l’effectivité des règles et de leur impact (état de la ressource, si possible, mais aussi nombre d’infractions relevées et pourcentage de celles-ci ayant abouti à des sanctions), et d’objectiver le débat sur les évolutions à apporter.

A partir du moment où la délégation de gestion est accordée par l’Etat, les instances ou comités assurent une fonction publique. Il est donc logique qu’une évaluation et une supervision ait lieu, sous l’égide de l’Etat. Celles-ci ne relèvent pas des seuls agents publics, mais doit être partagée, afin d’en assurer une crédibilité. Les formes de délégation contractuelle de gestion d’une ressource à une instance locale sont en général conclues à durée déterminée. Ceci peut être logique pour garantir une capacité de réaction de l’Etat en cas de dysfonctionnement majeur, mais ne doit pas être un moyen de mettre les instances locales en situation de précarité, ni autoriser l’arbitraire dans les retraits de délégation.

Références

Albigès L., 2002, Entre modernité et tradition : la gestion de conflits fonciers autour du lac Korientzé (Mali) , maîtrise d’anthropologie, Université Aix-Marseille/Gret.

Barraud V., Bérété S. et Intartaglia D., 2000, Des instances paritaires pour gérer des ressources communes ? ; deux expériences de gestion paritaire des ressources pastorales (Tchad oriental, Guinée maritime), Traverses n°8, Editions du Groupe Initiatives/Vétérinaire sans Frontières (en ligne).

Cleaver F., 2003, « Reinventing Institutions : Bricolage and the Social Embeddedness of Natural Resources Management », in Benjaminsen T.A. and Lund C. eds., Securing Land Rights in Africa, London/Bonn, Frank Cass/EADI, pp. 11-30

Djiré M., 2003, Les conventions locales, un outil de gestion durable des ressources naturelles ? Acquis et interrogations à partir d’exemples maliens, Communication à l’atelier « Comment sécuriser les droits fonciers en milieu rural ? » , Forum Praïa+9, Bamako, 17-21 novembre 2003.

Hesseling G., 1994, « Legal and institutional conditions for local management of natural resources : Mali » in Bakema R.J. ed. Land tenure and sustainable land use, Issues in environnemental management, Bulletin 332, Amsterdam, KIT, pp. 31-46.

Lavigne Delville Ph., 2002, « Le foncier et la gestion des ressources naturelles », in CIRAD-GRET, Mémento de l’Agronome, Paris, CIRAD-GRET-MAE, pp. 201-221.

Lavigne Delville Ph., Bouju J. et Le Roy E., 2000, Prendre en compte les enjeux fonciers dans une démarche d’intervention, les bas-fonds au Sahel, coll. Etudes et Travaux, Gret, 128 p.

Le Roy, E. 1996, “Des autorités foncières légitimées, autonomes et gestionnaires.” In E. Le Roy et al (eds). La sécurisation foncière en Afrique, Karthala, Paris, pp 239-250.

Moity-Maïzi P., 2000, « Méthodes et mécanismes participatifs dans un programme d’écodéveloppement : l’altérité à l’épreuve des faits ». In: Lavigne Delville, Ph. et al. (eds) Les enquêtes participatives en débat: ambitions, pratiques, enjeux. Paris, Karthala/Gret/ICRA.

Ostrom E., 1990, Governing the commons, the evolution of institutions for collective action, Cambridge, Cambridge University Press, 220 p. (Ostrom E., 2010, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles Coll. Planète enjeu, Bruxelles, de Boeck)

Ostrom E, 1994, Crafting institutions for self-governing irrigation systems, ICS Press, Institute for Contemporary studies, 111 p), Inter-réseaux, 35 p. (trad. fr partielle : Ostrom E., 2009, Pour des systèmes irrigués autogérés et durables : façonner les institutions, Coopérer aujourd’hui n° 67, Nogent-sur-Marne, GRET, 33 p.)

Painter Th., Sumberg J. and Price Th., 1994, « Your terroir and my ‘action space’: implications of differentiation, mobility and diversification for the approche terroir in Sahelian West Africa », Africa, vol. 64 n°4 : 447-464.

Ribot J. and Peluso N.L., 2003, « A theory of access », Rural sociology. Vol. 6 n°2 : 153-181.

Vedeld T., 1996, « Enabling Local Institutions Building : Reinventing or Enclosing the Commons of the Sahel ? », in Marcussen H.S. (ed), 1996, Improved Natural Resource Management – the Role of Formal Organizations and Informal Networks and Institutions, Occasional paper n°17, International Development Studies, Roskilde University.

Weber J., 1998, « Ressources renouvelables et systèmes fonciers », in Lavigne Delville P., ed., Quelles politiques foncières pour l’Afrique rurale ? Réconcilier pratiques, légitimité et légalité, Paris, Ministère de la Coopération/Karthala, pp. 21-22.

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NB : Ce texte a été publié en 2006. Pour des réflexions plus récentes, voir les publications du projet NEGOS-GRN :  Lavigne Delville P. et Djiré M., 2012, Les conditions d’effectivité des conventions locales. 1) Règles et processus de négociation, Les Notes de Politique de NEGOS-GRN n° 8, Nogent sur Marne, NEGOS-GRN/GRET/IRD, 4 p. ; Lavigne Delville P. et Djiré M., 2012, Les conditions d’effectivité des conventions locales. 2) Engagement des autorités et pragmatisme dans la mise en œuvre, Les Notes de Politique de NEGOS-GRN n° 9, Nogent sur Marne, NEGOS-GRN/GRET/IRD, 4 p. ; Benkahla A., Hochet P. et Lavigne Delville P., 2013, Gérer ensemble les ressources naturelles du territoire : guide méthodologique pour promouvoir et consolider une gestion négociée des ressources naturelles en Afrique de l’Ouest, Nogent sur Marne, GRET (en ligne) et surtout, pour un cadre conceptuel, Lavigne Delville P., Ancey V. et Fache E., sous presse, « Communs et gouvernance des ressources en accès partagé », in Colin J.-P.,  Lavigne Delville P. et Léonard E., ed., Le foncier rural dans les pays du Sud. Enjeux et clés d’analyse, Marseille, IRD Editions, pp. 124-201 (en ligne en octobre 2022).


[1] Là où l’Etat a la capacité à organiser effectivement une gestion publique des ressources, en en excluant les populations, cela peut être une réponse pour certains espaces comme les aires protégées.

[2] Ribot et Peluso (2003) montrent ainsi que, pour les ressources commercialisables, l’enjeu n’est pas tant le contrôle de la ressource elle-même que la capacité y intégrer dans des conditions décentes les filières de commercialisation.

[3] Dans un certain nombre de cas, les autorités coutumières ont renoncé à exercer leurs responsabilités de gestion d’une ressource, face aux contradictions avec l’Etat et à leur impossibilité à assurer une régulation effective (en particulier vis-à-vis des « outsiders » prélevant la ressource avec l’appui de l’Etat. Un changement d’attitude de la part de l’Etat peut leur permettre de reprendre ce rôle.

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