25 octobre 2012: David Korten et les trois étapes des processus d’apprentissage

Les projets « blue-print » ne marchent pas
Pourquoi les projets de développement échouent-ils si souvent ? Qu’est-ce qui explique les réussites de certaines organisations ? Telles sont les questions de départ de David Korten, qui travaillait en Asie pour la Fondation Ford à la fin des années 70, dans son long article sur les processus d’apprentissage.

La réponse est relativement simple : les projets « blue-print », conçus sur la table à dessin de l’ingénieur, sont incapables de prendre en compte les réalités complexes sur lesquelles ils prétendent agir. Ils reposent sur une vision mécanique, et donc fausse, des changements impulsés. Faire un « pilote » puis le répliquer n’est pas une solution, car ce « pilote » est testé en situation artificielle.
Inversement, les organisations les plus solides, telles le BRAC au Bangladesh, aujourd’hui encore une des Ong de référence au Bangladesh, ont, sans forcément l’avoir théorisé, eu en pratique une approche d’apprentissage. A partir d’un problème, elles ont cherché à trouver des réponses qui fonctionnent, par essais-erreurs, en mobilisant au départ ce qu’il faut de temps, d’expérimentations, d’essais-erreurs, pour prendre en compte progressivement les multiples paramètres (techniques, sociales, institutionnelles, etc.) en jeu et construire une offre, des façons de faire, des façons de s’organiser qui « collent », qui sont « adéquates ».

Construire l’adéquation par des processus d’apprentissage
Pour Korten, l’enjeu clé, c’est le triangle de « l’adéquation » (fit). Le succès a tenu à la capacité de ces organisations à construire une offre répondant bien aux besoins des bénéficiaires, ce qui suppose deux autres capacités : une capacité à comprendre ces demandes et à les prendre en compte, et une capacité à mobiliser au sein de l’organisation les compétences et moyens nécessaires pour produire cette offre. (partie droite du triangle)

KortenTriangle

Une telle adéquation ne se construit pas toute seule. Elle résulte d’un processus d’apprentissage, par essai-erreurs, qui permet d’adapter progressivement son offre et son organisation à ce que l’on découvre des situations réelles des gens à qui on s’adresse, de leurs attentes et problèmes, et aussi à ce que l’on découvre des problèmes pratiques de mise en œuvre, qu’il faut arriver à résoudre.

3 étapes des processus d’apprentissage
Korten identifie 3 étapes pour de tels processus d’apprentissages :

– Apprendre à être efficace. Dans un premier temps, l’enjeu est de trouver comment résoudre le problème, comment être efficace. Cela ne va pas de soi. On travaille à échelle relativement réduite (mais pas en laboratoire !). On se confronte à des tas de problèmes pratiques. Les hypothèses de départ sont remises en cause. On découvre des problèmes auxquels on n’avait pas pensé. Il faut changer la démarche ou les outils. Cela suppose du temps, des essais-erreurs. Les agents doivent être ancrés dans le terrain, à l’écoute des gens. Mobiliser des sciences sociales est très utile à ce stade. C’est l’étape cruciale, si on la court-circuite, on construit sur du sable.

– Apprendre à être efficient. Dans la première phase, on est dans du « sur mesure », à petite échelle. On consacre beaucoup de temps aux études, enquêtes, au suivi. Impossible de généraliser ces pratiques. Une fois qu’on a appris à être efficace, l’enjeu devient d’améliorer l’efficience, autrement dit le rapport entre coût et résultat. On a défini des outils. On peut standardiser un peu l’offre, stabiliser les démarches et les procédures. Le même personnel peut travailler à une échelle plus grande. En rationnalisant les démarches, on accroît l’efficience, au prix d’une petite perte d’efficacité (on est moins dans le « sur mesure »). A cette étape là aussi, il y a des expérimentations et des apprentissages : jusqu’où standardiser pour ne pas trop perdre en pertinence et en qualité ? est-ce que les formulaires fonctionnent ? etc.

– Apprendre à grandir. C’est la troisième étape. Avoir un impact réel suppose de changer d’échelle. Mais un tel changement ne se fait pas tout seul : il suppose d’avoir un ensemble d’outils et de démarches qui fonctionnent (étape précédente). Il suppose aussi de faire face aux problèmes de changement d’échelle au sein de l’organisation. Il faut se réorganiser, créer du management intermédiaire, structurer le suivi, mettre en place des audits, etc. Là encore, le changement d’échelle peut amener à perdre un peu en efficacité, un peu en efficience (le management est plus lourd). Mais c’est le prix à payer, et il est d’autant moins cher que les 2 étapes préalables ont été menées à bien, et que le changement d’échelle a lui aussi été pensé comme processus d’apprentissage.
Korten2
Banal, me direz-vous ? Oui, du bon sens finalement. Mais amusez-vous à lire sous cet angle des projets que vous connaissez. Combien de fois les choses sont-elles faites à l’envers ! On suppose que l’on sait comment faire alors que ce n’est pas le cas, et que même des démarches efficaces ailleurs doivent être adaptées dans un contexte nouveau. On commence à des échelles incompatibles avec une réelle capacité à suivre et piloter. On veut grandir trop vite et on construit sur du sable, généralisant des démarches qui ne fonctionnent pas ou pas assez parce qu’on n’a pas pris le temps ou qu’on n’a pas voulu vérifier leur adéquation, ou larguant un personnel nouveau, non expérimenté, sans outils ou avec des procédures qui ne fonctionnent pas…

Avec leur pression sur l’innovation, leurs ambitions démesurées pour séduire, les pas de temps trop courts, les ruptures entre phases, les modes de financement par projet aggravent la situation, et finalement poussent au crime : on promet monts et merveilles pour avoir le financement et on court pour tenir ses engagements même si rien n’est sérieux sur le terrain ; on passe son temps à faire mal des choses nouvelles que l’on ne maîtrise pas, au lieu de faire bien, dans la durée, des trucs simples et utiles ; on doit atteindre vite des résultats impossibles et on construit sur du sable ; on n’arrive que par miracle à avoir des actions cohérentes, sur une durée cohérente avec ces apprentissages successifs…

Alors oui, il serait utile que plus de monde ait les petits schémas de Korten dans un coin de tête…

Références
Korten D. C., 1980, « Community organization and rural development: a learning process approach », Public Administration Review, vol 40 n° 5, pp. 480-511.

Korten D., 2006, L’intervention sociale comme processus d’apprentissage, Coopérer aujourd’hui n° 48, Paris, GRET, 41 p.

Lavigne Delville Ph., 2012 « Affronter l’incertitude ? Les projets de développement à contre-courant de la révolution du « management de projets » », Revue Tiers Monde, n°211, pp. 153-168.

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