On considère souvent que la sécurité des droits fonciers est liée au fait qu’ils aient une existence juridique. Dans les pays en développement, ce lien ne peut être considéré comme direct et mécanique :
– L’immense majorité des habitants des quartiers urbains populaires, et des ruraux, n’ont pas de droits formels/légaux, et ne sont pas pour autant en insécurité permanente ;
– Le fait de détenir un document juridique ne garantit pas forcément l’usage d’une terre, si ces droits sont illégitimes localement ou du fait de dysfonctionnements de l’administration foncière ;
– En cas de litige, un document juridique ne sert que s’il n’y a pas d’autre papier sur la même parcelle, et si les institutions d’arbitrage sont fiables. Ce qui n’est pas garanti dans l’état actuel des institutions des pays du Sud (administration foncière, justice, etc.) ;
De plus, formaliser certains droits peut fragiliser d’autres droits, et donc insécuriser certains acteurs
– Par exemple ceux qui ne peuvent avoir accès aux droits formels parce que le type de droits dont ils disposent n’est pas reconnu et formalisable (pasteurs, détenteurs de droits délégués, mais aussi femmes et jeunes), ou parce que l’accès est trop coûteux.
Il est donc nécessaire de mieux comprendre les liens entre sécurité foncière et formalisation des droits, et de s’interroger sur les conditions pour qu’une formalisation de droits fonciers contribue effectivement à une sécurisation inclusive, porteuse de paix sociale et d’efficacité économique.
- Sécurisation, formalisation
La sécurité foncière peut être définie comme la confiance dans le fait que les droits que l’on détient sur des terres et des ressources naturelles (quelle que soit la nature de ces droits) ne soient pas contestés sans raison, et que, s’ils le sont, ils seront confirmés par des instances d’arbitrage. C’est donc une question avant tout institutionnelle, et même, dans les contextes où les droits ne sont pas tous formalisés et où les institutions sont fragiles et politisées, une question politique et institutionnelle.
Dans un contexte de pluralité des normes, de coexistence de régulations locales et étatiques, cela pose la question des rapports entre autorités locales et institutions étatiques. Ces confrontations de normes et la concurrence entre autorités est une source forte de conflits, et de non résolution de conflits.
La formalisation renvoie à deux grandes dimensions : le recours à l’écrit, d’une part (les acteurs recourent à l’écrit pour acter de droits, de contrats, etc.), et la reconnaissance juridique d’autre part (les droits sortent d’un statut « extra-légal », étrangers au droit de l’Etat et sont reconnus, légitimés, par l’Etat). La « formalisation juridique » correspond à la délivrance de documents juridiques qui, selon les cas, peuvent porter sur des droits, des accords, des règles, des institutions. Ces deux dimensions ne se superposent en pratique que partiellement car le recours massif des acteurs locaux aux contrats sous seing privé, devant témoins, validés par une autorité administrative, est certes légal du point de vue du droit des contrats, mais n’est pas explicitement reconnu en matière foncière. La validation administrative se limite en terme légal à une légalisation des signatures.
Mis en avant depuis les années 90, le thème de l’insécurité foncière recouvre des réalités très variables selon les zones et les acteurs. L’escalade de certains conflits renvoie pour partie à l’affaiblissement de la capacité de l’Etat à les contenir (conflits agriculteurs/éleveurs). Outre les ventes (peu régulées du point de vue de la coutume et non régulées par l’Etat), qui sont une source fréquente de conflits, les zones conflictuelles sont souvent liées à des configurations spécifiques (limites territoriales flous et contestées entre territoires ; tensions entre migrants et autochtones dans des zones de migration liées à la renégociation des rapports fonciers lors d’un changement de génération, etc.). L’insécurité « potentielle » liée à l’absence de reconnaissance juridique des droits fonciers ne se traduit pas en insécurité réelle tant que les normes locales ne sont pas contestées, et que des acteurs externes (l’Etat, des acteurs externes) ne viennent pas les mettre en danger.
En pratique, les acteurs s’engagent dans des stratégies de sécurisation, pour réduire les risques qu’ils perçoivent. Ces stratégies sont variées : pose de bornes végétales, renforcement de sa place dans les réseaux sociaux, inscription dans la clientèle politique d’acteurs puissants dont on attend un soutien en cas de besoin, recours à l’écrit, recours aux dispositifs publics, etc. Elles visent à rendre visibles les droits, à légitimer la façon dont ils ont été obtenus, à pouvoir mobiliser des institutions et des acteurs puissants en cas de contestation.
Les acteurs peuvent recourir à deux (parfois trois) grands types de dispositifs de formalisation :
– des dispositifs locaux de formalisation écrite des transferts de droits (ventes, parfois héritages), sous formes de contrats sous seing privé, souvent co-signés par des témoins et validés par une autorité administrative locale. Beaucoup plus fréquents qu’on ne le pensait il y a quelques années, très évolutives, parfois très normées et systématisés, ces procédures relèvent du droit privé (contrats sous-seing privé) et de l’affirmation des conventions (décret de 1906). Ils sont rarement reconnus par les politiques foncières. Ils ne suffisent pas toujours à éviter les conflits sur les ventes. En particulier, la signature d’une autorité témoigne que les parties sont venues le voir avec le contrat, mais pas de la légitimité de la vente. Trois problèmes sont sources de la plupart des conflits : 1/ celui qui signe en tant que « vendeur » est un individu, et l’accord des ayants droits familiaux n’est pas garanti, en cas de vente d’une parcelle relevant d’un patrimoine familial ; 2/ il n’y a pas de visite sur le terrain et d’identification contradictoire, avec les voisins, des limites et du changement de propriétaire ; 3/ il n’y a pas d’enregistrement à date certaine de la vente et archivage fiable.
– des dispositifs étatiques d’affectation de droits par l’Etat. Relevant d’une logique de « création de la propriété privée par le haut » (Comby), la procédure d’immatriculation donne des droits garantis par l’Etat sans qu’ils correspondent toujours aux droits existants : l’immatriculation « purge » les droits existants ; organisant la « publicité » par affichage à la mairie ou la préfecture ; les procédures ne garantissent pas la présence des ayants-droits ; la maîtrise des procédures administratives, les relations dans l’administration foncière peuvent permettre d’obtenir un Titre Foncier en spoliation des acteurs locaux. Les acteurs locaux peuvent y recourir pour formaliser leurs droits, mais sauf exception, l’administration foncière n’est pas déconcentrée ; le coût et la complexité des procédures est un obstacle insurmontable pour la plupart des gens. De plus, l’immatriculation crée une propriété privée individuelle, qui peut ne pas correspondre à la réalité des pratiques foncières. Enfin, seule une faible partie des Titres Fonciers est actualisée lors des mutations. En pratique, le recours à l’immatriculation est faible sinon nul en milieu rural, il s’accroît avec les achats de terres par les urbains (mais ceux-ci sont loin de faire systématiquement la démarche, en tous cas jusqu’au bout).
– dans les rares cas de pays ayant fait une réforme foncière au cours des 10 dernières années, ils peuvent aussi mobiliser des dispositifs étatiques de reconnaissance légale de droits existants sur des terres. Ces dispositifs sont sauf exception récents et visent à compenser les impasses de l’immatriculation par des dispositifs alternatifs : formalisation juridique de droits socialement reconnus localement, innovations juridiques (certificats fonciers individuels ou collectifs), démarches décentralisées, mise en place de dispositifs communaux d’administration foncière. Il s’agit donc de dispositifs alternatifs et complémentaires à l’immatriculation, censés être inclusifs, accessibles. Le coût et la couverture spatiale varient selon que la délivrance des certificats se fait à la demande ou repose sur une identification systématique du parcellaire et des ayants-droits, que la démarche d’identification des droits repose ou non sur des professionnels, etc. Des moyens importants provenant de l’aide internationale sont sauf exception indispensables à la mise en route de ces dispositifs. Ces dispositifs sont assez récents, leur déploiement dans le territoire national dépend de l’appui de bailleurs de fonds. Là où ils existent, la demande pour des certificats est variable. Ces dispositifs posent des problèmes non encore résolus de viabilité financière.
2. Les différentes « offres de sécurisation » : complémentarités, substitutions, redondances ?
Une offre nouvelle n’arrive jamais en terrain complètement vierge. Elle est mise en place dans des contextes où les acteurs locaux ont à leur disposition une gamme, plus ou moins large et plus ou moins satisfaisante, de solutions. Ils vont adopter, rejeter, adopter partiellement, remodeler l’offre en fonction de leurs besoins et de leur perception des avantages et inconvénients de chaque solution. Ceci vaut pour l’offre de formalisation foncière, comme pour l’offre de microfinance (elle ne se substitue pas forcément à l’offre des usuriers, mais se combine), de forages (les gens vont au forage pour l’eau de boisson, ou en saison sèche, mais continuent à recourir aux puits, aux mares, pour certains usages ou à certaines saisons).
Lorsqu’il n’y a pas d’offre de formalisation des droits existants, les acteurs combinent comme on l’a vu différentes stratégies de sécurisation. Cette combinaison de stratégies et en particulier l’insertion dans des réseaux sociaux et politiques renvoie à la fois au fait que ce sont des normes reconnues, des comportements jugés « normaux », et aux carences des dispositifs publics (inexistence, inaccessibilité, manque de fiabilité).
La réflexion sur la reconnaissance des droits locaux, au milieu des années 80, s’est construite autour de la contestation de l’immatriculation, mais par rapport à elle, et dans une conception où l’Etat devait attribuer des documents juridiques sur les parcelles. L’ampleur des dispositifs locaux de formalisation des transferts (qui ont eux-mêmes évolué très vite) était quasiment ignorée (elle a été vraiment découverte à la toute fin des années 1990, alors que les dispositifs de certification malgaches et béninois étaient lancés).
Prendre acte de leur existence amène à modifier le questionnement : une offre de formalisation des droits n’arrive pas en terrain vierge, occupé seulement par une immatriculation inaccessible. Elle s’inscrit dans un paysage où des dispositifs, plus ou moins opératoires, de formalisation des transferts existent (et expliquent, en partie, que l’insécurité foncière réelle soit moins forte que l’insécurité foncière potentielle). La réponse à l’offre de formalisation de droits sur des parcelles dépend de la réalité de l’insécurité foncière, de l’efficacité des démarches de formalisation des transferts, de l’accessibilité et du coût de l’offre de certificats. Ceci explique que la demande soit souvent moins importante qu’espéré (comme la demande d’eau potable dans un forage !).
Diverses études, à Madagascar en particulier, montrent que le recours aux certificats ne se substitue pas, ou qu’en partie, au recours aux dispositifs locaux de formalisation des transferts, mais qu’il s’y ajoute le plus souvent. Parfois, il permet de ne pas formaliser le contrat au niveau de l’administration, évitant ainsi de payer des taxes jugées élevées. Il y a ainsi substitution partielle et recouvrement partiel entre deux dispositifs de formalisation plus ou moins articulés, et non pas création d’une offre là où il n’y avait rien (sauf une immatriculation pratiquement inaccessible).
La prise en compte de l’importance de ces dispositifs pose donc de façon nouvelle la question du rôle de la certification pour la sécurité foncière, et du rapport coût/efficacité par rapport à une stratégie de consolidation des transferts de droits (et donc « d’upgrading » des dispositifs locaux). Cela ne signifie pas qu’elle soit inutile : elle correspond à l’image populaire du « titre » et paraît donc plus « solide » aux acteurs locaux ; elle permet de donner une reconnaissance légale à des parcelles qui n’ont pas fait l’objet d’un achat (ou d’un héritage formalisé) ; elle a l’avantage d’aller de pair avec une représentation spatiale de la parcelle en question. Répondre aux limites des dispositifs de formalisation des contrats suppose d’organiser de façon plus systématique les procédures, d’ajouter une étape d’identification de la parcelle sur le terrain et de validation sociale du droit de vente, c’est-à-dire une partie du rôle que joue la démarche de certification et de ses coûts… Mais en tous cas, le raisonnement sur l’opportunité, la valeur ajoutée, le rapport coût efficacité, n’est plus le même.
NB La formalisation des transferts de droit, sous forme de contrat sous seing privé affirmé par une administration, a de plus l’avantage d’éviter de devoir définir les droits sur toutes les parcelles : c’est seulement lors d’une vente que la question du contenu des droits transférés se pose.
3/ Les conditions d’une mise à jour de l’information foncière
Dès lors que des droits sont enregistrés et des certificats délivrés, se pose le problème de la mise à jour de l’information foncière, faute de quoi les systèmes d’information foncière deviennent obsolètes et de nouveaux décalages entre le droit (ce qui est dans les registres) et la réalité apparaissent, source de possibles conflits futurs. Or, les gens vont rarement faire enregistrer les mutations (ils n’en sentent pas le besoin lorsque l’insécurité est plus faible que supposé, lorsque les contrats signés leur semblent suffisants), le financement de l’administration foncière locale demeure souvent problématique.
De très nombreux systèmes de type cadastral (y compris dans les démarches alternatives) se heurtent à l’absence de mise à jour et à l’obsolescence rapide. C’est le cas même au Mexique où l’Etat dispose de moyens financiers et de capacités administratives importantes.
Là où l’Etat ne dispose pas de ces capacités, la certification à grande échelle suppose la mise en place parallèle d’une administration foncière compétente à l’échelle du pays, la formation de nombreux géomètres, notaires, et autres professionnels, ce qui ne peut se faire instantanément mais relève nécessairement d’une politique de ressources humaines de moyen/long terme.
Le coût de mise en place de dispositifs de formalisation systématique des droits, le pas de temps nécessaire pour constituer les corps professionnels nécessaires, et les problèmes récurrents de maintenance, incitent à réserver la certification systématique à des situations spécifiques, où l’ampleur du marché foncier rend nécessaire une cartographie pour pallier la mémoire humaine, où la valeur des terres justifie des taxes, où on peut raisonnablement penser que la demande sera à la fois plus importante et plus solvable.
La prise en compte des dispositifs locaux de formalisation des transferts, d’une part, les conditions de succès d’un système complet d’administration des droits d’autre part, convergent ainsi vers une politique qui articule une offre variée, fondée sur la légalisation et l’amélioration des dispositifs locaux de formalisation des transferts, auxquels s’ajoutent des outils plus sophistiqués, en particulier en termes cartographiques, là où les enjeux le justifient. Une telle stratégie a l’avantage d’améliorer la sécurité des transferts, même sans certificats, sur l’ensemble du territoire et d’être moins dépendante de ressources de l’aide internationale, et de pouvoir étendre progressivement le dispositif complet (avec certificats, cartes, bases de données) en fonction des besoins, des moyens, du développement des capacités nationales d’administration foncière.
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