(Lavigne Delville Ph., 2003, « La sécurisation foncière est aussi une question de citoyenneté », Grain de sel n°24, Octobre 2003. Inter-réseaux).
Les producteurs ruraux ne peuvent investir dans leur activité et développer leur production que si leur environnement économique (rapports de prix, etc.) est favorable et s’ils disposent d’une sécurité foncière suffisante, c’est-à-dire s’ils ne risquent pas de voir leurs terres appropriées par d’autres, s’ils sont assurés de bénéficier du fruit de leurs efforts. Mais sécurité foncière ne veut pas nécessairement dire titre de propriété.
L’enjeu essentiel est que les droits des producteurs sur la terre et les ressources qu’ils exploitent soit sécurisés : pouvoir paisiblement exploiter ses terres ou alimenter son troupeau sans risque de voir ses droits subitement contestés. Ceci ne passe pas nécessairement par le titre foncier ni la propriété privée. Vouloir généraliser une propriété privée individuelle déstructurerait les sociétés paysannes, avec sans doute une exclusion massive des ayants-droits familiaux, femmes et jeunes, et guère d’avantages en termes de productivité : c’est d’abord le contexte économique qui limite la productivité de l’agriculture familiale, et non les structures familiales. De plus, si les transactions foncières peuvent être sources de conflits là où elles ne sont pas l’objet de règles claires, dans la grande majorité des cas, les facteurs essentiels d’insécurité ne sont pas liés aux droits coutumiers : ils résultent du risque de voir quelqu’un immatriculer une terre sans qu’elle lui ait été cédée explicitement par les paysans qui la détiennent, de voir un emprunteur tenter de revendiquer la propriété de la parcelle, de voir un arbitrage rendu dans un sens contesté sans raison auprès d’une autre instance. Bref, l’insécurité foncière découle du fait que certains acteurs jouent sur les contradictions entre les règles locales et les législations pour revendiquer des droits illégitimes. La première condition de sécurisation foncière est ainsi que l’Etat reconnaisse les modes locaux de régulation foncière, la façon dont les autorités locales et l’administration locale règlent les problèmes, et qu’il renonce aux dispositions qui permettent de les contourner. La seconde est de définir les règles et les procédures, à la fois légitimes et légales, permettant de traiter des questions nouvelles, comme les transactions monétaires, là où elles se développent.
La sécurisation foncière, un enjeu de paix sociale et de citoyenneté
Mais la sécurisation foncière n’est pas qu’un enjeu économique. C’est aussi un enjeu de paix sociale : dans un contexte de compétition croissante pour l’espace, des règles insuffisamment claires, ou contradictoires entre elles, favorisent les conflits, les rapports de force, parfois violents. C’est, enfin, un enjeu de citoyenneté : dans des Etats démocratiques, l’Etat doit offrir à ses citoyens, à tous ses citoyens, une garantie de leurs droits. Or, la complexité et le coût de la procédure d’immatriculation, qui reste trop souvent considérée comme la seule forme possible de droit reconnu par l’Etat, en réserve l’accès à une petite élite, souvent urbaine, capable de connaître la procédure et d’en assumer le coût. L’immense majorité des acteurs ruraux en est exclue. De même pendant longtemps, l’Etat a promis des titres aux paysans qu’il installait dans les périmètres aménagés, sans jamais leur donner autre chose que, au mieux, une attestation d’installation sans valeur juridique.
Dans plusieurs pays d’Afrique, des approches nouvelles de sécurisation foncière sont en cours d’expérimentation. Reconnaissance des droits locaux, cartographie et enregistrement des droits sur les terres agricoles, négociation et explicitation des règles sous formes de conventions locales co-signées par l’administration, appui aux mécanismes locaux de règlement des conflits, recours croissant à l’écrit pour les transactions foncières, sont autant d’approches prometteuses, qui tentent d’apporter des réponses concrètes aux problèmes vécus par les ruraux.
Des stratégies de sécurisation existent…
Là les ventes de terre existent, mais ne sont pas reconnues localement comme quelque chose de normal, elles aboutissent souvent à des conflits ou des problèmes d’insécurité : vente sans l’accord des autres membres de la famille, aboutissant à des contestations ou des spoliations ; risque de double vente, etc. Le recours à des écrits informels fait partie des stratégies des paysans pour se sécuriser. Dans bien des cas, encourager la formalisation des transactions, sous formes de contrats écrits, en leur donnant une reconnaissance officielle dès lors qu’ils respectent quelques conditions simples pour éviter les ambiguïtés (y a-t-il accord de la famille sur la vente ? quel est le contenu précis de la transaction ? témoins, etc.) est aussi une façon de sécuriser le foncier. Là où de nombreuses transactions existent, impliquant des acteurs externes au milieu local, des parcellaires peuvent être utiles pour mettre à plat qui détient quelles parcelles, avec ou sans délivrance de certificats fonciers ayant valeur juridique.
Pour le pastoralisme, garantir les couloirs de passage et l’accès aux points d’eau, limiter l’extension des champs dans les zones marginales, redéfinir des modes locaux d’arbitrage de conflits sont des façons de maintenir une complémentarité entre activités agricoles et pastorales, même là où la compétition pour l’espace entre agriculture et élevage s’accroît. La démarche des conventions locales, issues de négociations entre les différents acteurs ruraux, explicitant quelles sont les règles valables dans une zone donnée, et validées par l’administration sous réserve qu’elles respectent la législation, sont une voie prometteuse.
… qui attendent un engagement de l’Etat
Même si elles sont encore en expérimentation, il existe une gamme de solutions pratiques, simples, fondées sur les réalités locales et les modes locaux d’arbitrage. Par la négociation et la clarification des règles et par des arbitrages plus cohérents, elles favorisent des situations « gagnant gagnant ». Pour autant qu’elles soient officiellement reconnues par l’Etat, elles peuvent permettre une sécurisation effective, tout en facilitant les transactions et les évolutions.
Même si elles font leur chemin, ces approches demeurent encore trop souvent expérimentales, dans une logique de « projet ». Reste aux organisations paysannes à mieux les connaître, pour être capables de porter un jugement dessus. Reste aussi, et surtout, aux ruraux à mobiliser leurs représentants au sein des Organisations paysannes, et leurs élus locaux, pour réclamer une sécurisation effective, pour revendiquer l’intégration de ces approches dans les politiques foncières nationales, et obtenir enfin que l’Etat offre aux producteurs ruraux une réelle sécurisation foncière.