9 juin 2014: Tenure foncière et dangers du droit romain « colonialiste » : 50 ans plus tard, quasiment au même point ?

(d’après Lavigne Delville Ph., 2014, « Les Africains resteront-ils maîtres de l’aménagement de leur territoire et les paysans de leurs terres ? Synthèse introductive », in Bichat, H et al coord., René Dumont revisité et les politiques agricoles africaines. Actes du colloque organisé à l’occasion du 50° anniversaire de la parution de « L’Afrique noire est mal partie » René, Débats et controverses n°9, Gret/Fondation René Dumont, pp. 25-28).

Dumont et « les dangers du droit romain colonialiste »

Alors que, dans les années 50-60, c’était surtout le problème des technologies qui était mis en avant dans les débats sur le développement agricole en Afrique, René Dumont identifie le foncier parmi les « obstacles aux progrès agricoles » et y consacre le tiers du chapitre 9 de son ouvrage. Dynamique des droits fonciers locaux suite à la pression démographique, risques de concentration foncière aux mains des improductifs en cas de diffusion de la propriété privée, besoin de « concilier les droits de la collectivité, qui doit être constamment en mesure de protéger le patrimoine foncier national et d’en assurer la meilleure utilisation possible, et celui de l’agriculteur courageux, qui doit profiter seul de ses travaux d’aménagement, de modernisation » : les éléments de base du diagnostic restent largement d’actualité.

La littérature dominante à l’époque (et qui le demeure encore pour partie dans les institutions internationales et les décideurs politiques, malgré tous les démentis tant théoriques qu’empiriques) voyait le problème dans la nature même des droits coutumiers, jugés fondamentalement archaïques, peu productifs. Il fallait donc leur substituer un droit « moderne », c’est-à-dire une propriété privée individuelle[1]. Pour Dumont au contraire, le problème n’est pas d’abord dans les droits fonciers coutumiers : « un tel système assure une certaine sécurité économique au paysan africain ». Certes, pour lui, « une révision des coutumiers s’impose, pour les mettre en harmonie avec les nouvelles exigences de la modernisation agricole », maisle problème principal repose dans ce qu’il appelle le « droit romain colonialiste » qui, d’une part pousse à une marchandisation de la terre porteuse d’effets pervers, et d’autre part, favorise en pratique la bourgeoisie urbaine. « La terre romanisée peut être cédée au plus offrant ; elle se concentrerait vite entre les mains de ceux qui ont de l’argent, donc de la caste privilégiée ». « Le bourgeois de bonne famille (…) avec ses relations, risque d’obtenir un titre, qui sera souvent une moyen de gagner de l’argent sans travail, au lieu d’une garantie de mise en valeur par le travail », favorisant diverses formes d’exploitation des travailleurs, salariés, métayers, etc.

Je ne détaille pas ici les critiques que l’on peut porter à la vision un peu romantique du foncier « coutumier » chez Dumont, ni les ambigüités de cette vision en termes « modernisation du coutumier ». Mais on ne peut que constater que, 50 ans plus tard, à quelques rares et récentes exceptions près, les contradictions demeurent entre un droit étatique privilégiant la propriété privée et des droits locaux qui restent principalement, sinon essentiellement, organisés autour de patrimoines familiaux, avec les mêmes effets en termes d’accaparement des terres par la bourgeoisie urbaine. Ce contrôle par l’Etat, largement instrumentalisé par les élites, est depuis longtemps contesté par les institutions internationales qui ont très tôt promu la privatisation des terres, au double sens de « sortir du contrôle de l’Etat » et de « mise en place d’une propriété privée » censée, dans la théorie standard des droits de propriété, être une condition de développement agricole.

Mais cette théorie standard, qui est le fondement des politiques de privatisation, est fortement remise en cause, tant par les recherches socio-anthropologiques que par les économistes eux-mêmes. Ainsi, Binswanger et Deininger, économistes de la Banque Mondiale, expliquent de façon convaincante que, dès lors qu’il existe des « imperfections » significatives sur les autres « marchés » du crédit, de la force de travail, des produits, etc., libéraliser le marché foncier a peu de chances d’avoir des effets positifs en termes de productivité, et toutes les chances d’en avoir de négatifs en termes d’équité (Binswanger, Deininger et Feder, 1993).

En réponse aux critiques sur les politiques de privatisation, des alternatives ont été promues à partir de la moitié des années 80, qui ont cherché à sécuriser les droits coutumiers et à promouvoir à partir de là des réformes foncières fondées sur la sortie du contrôle étatique sur les terres coutumières et la reconnaissance des droits locaux, individuels ou collectifs. Ces expériences, en Côte d’Ivoire, au Bénin, à Madagascar, ont connu des succès variables, du fait des logiques d’intérêts auxquelles elles se confrontaient, et de difficultés pratiques de mise en œuvre.

En fait, comme le souligne Chauveau (Chauveau, 2011), ces stratégies alternatives, gradualistes, partagent finalement le même paradigme, celui d’un basculement de la régulation foncière dans un cadre étatique, paradigme sur lequel les nombreux échecs des politiques de formalisation depuis les années 30 amènent à s’interroger sérieusement. Elles peuvent aussi favoriser une privatisation douce des terres. En effet, elles cherchent à rompre « l’enchâssement social » des droits fonciers qui est au cœur des logiques du coutumier (Jacob, 2007) et le demeure très largement malgré les profondes évolutions économiques et sociales, ce qui ne peut se faire sans mutation majeure des rapports sociaux (Jacob, 2013).

Les dynamiques foncières contemporaines et la question de la marchandisation

En même temps, la défense des régulations coutumières ne peut plus être posée de la même façon qu’en 1962. Les dynamiques sociales, économiques, politiques, démographiques, ont induit de nombreux changements dans les rapports fonciers. Les années 90 et 2000 ont vu, dans de nombreuses régions, l’apparition parfois, l’extension rapide souvent, de transactions marchandes sur la terre (Colin et Woodhouse, 2010), et/ou une rédéfinition des droits délégués d’accès à la terre (au profit de prêts à court terme, de locations) (Lavigne Delville, Toulmin, Colin et al., 2001). Pour autant, il ne s’agit pas de processus uniformes : le contenu des « ventes » est souvent ambigu, la marchandisation peut porter sur certaines terres et pas d’autres, on observe aussi parfois des involutions du marché foncier (Colin et Ayouz, 2006), (Amanor et Kude Diderutuah, 2003). Les deux textes proposés à ce colloque, celui de Bainville sur les zones coton du Burkina Faso, et celui de Chalin, Golaz et Médard sur le péri-urbain en Ouganda, permettent d’illustrer ces trajectoires contrastées (cf. le CD joint aux actes du colloque).

Le cas de l’ouest du Burkina Faso (Bainville) illustre une évolution « endogène » des systèmes fonciers sous l’influence de la démographie et du marché, mais aussi du changement technique. La culture attelée, couplée aux engrais et herbicides permet une culture permanente et réorganise les systèmes de production. La culture permanente consolide les droits des exploitations agricoles. Il y a intensification au sein d’un système foncier coutumier, mais avec différenciations socio-économiques croissantes, concentration foncière et accumulation de capital par les exploitations les mieux dotées en terre. C’est seulement récemment que les achats vente se multiplient, souvent sources de conflits, parallèlement à la montée de tensions entre migrants et autochtones. Ce cas montre, si besoin en était, que gains de productivité et foncier coutumier ne sont en rien antinomiques.

Etudiée par Chalin, Golaz et Médard, la région du Buganda, autour de Kampala, relève de toutes autres dynamiques. La réforme Mailo, en 1900, a délivré des titres de propriété privée aux chefs du Buganda, tout en sécurisant les exploitants, devenus tenants, sur leurs terres. Droits de propriété comme droits d’usage circulaient de façon indépendante, fragmentés par l’accroissement démographique. Les réformes foncières successives des dernières décennies favorisent la propriété privée et finalement, la remise en cause des droits des tenanciers. Depuis une dizaine d’années, la pression urbaine, la course à la terre dans des logiques d’anticipation foncière ou d’investissement agricole, font exploser ce système, avec une multiplication des demandes de titres, un accroissement des ventes, amenant à précariser les tenants ou à les obliger à racheter une part de la terre qu’ils exploitaient. Le tout aboutit à une restructuration radicale des structures agro-foncières, marginalisant la paysannerie, même en tant que main-d’œuvre dans les exploitations urbaines qui préfèrent recourir à de la main-d’œuvre salariée migrante.

Ces deux exemples contrastés montrent que, finalement, le développement du marché foncier doit autant à l’arrivée d’acteurs externes, migrants mais plus encore acteurs urbains, qu’à l’évolution endogène des systèmes fonciers, même en cultures de rente. Et que ces mêmes acteurs externes peuvent jouer un rôle déterminant dans les mutations agraires et foncières.

Les acquisitions à grande échelle

Je ne ferai qu’évoquer dans cette brève introduction la question des acquisitions à grande échelle, ou accaparements fonciers, parce que nous n’avons pas eu de texte sur cette question. Les raisons de cette nouvelle ruée sur les terres sont assez bien connues (Merlet, 2009), (Anseeuw, Wily, Cotula et al., 2012) : anticipation à l’échelle mondiale d’un espace fini et de l’accroissement du prix des matières premières agricoles, diversification du capital financier après les crises financières, positionnement sur les agrocarburants, volonté de se soustraire au marché mondial pour des pays en déficit alimentaire structurel, après les flambées des prix agricoles, etc. Il me semble clair qu’il s’agit là d’un processus très inquiétant, favorisé, dans le cas des pays africains, par le monopole foncier légal de l’Etat. Certains observateurs considèrent qu’il s’agit d’un feu de paille, que la majorité des projets vont échouer, que la tendance est déjà à des modèles d’agriculture contractuelle, qui ne dépossèdent pas les producteurs de leurs terres même si elle les soumet à d’autres formes de sujétion. Mais dans tous les cas, les risques de dépossession et de déstructuration des sociétés paysannes, et de dégradation environnementale sont forts. Et même les risques de perte de souveraineté par les Etats, les précédents latino-américains n’étant guère encourageants de ce point de vue.

Conclusion

Les éléments de base du diagnostic de René Dumont restent largement d’actualité, aggravés encore par les évolutions actuelles. 50 ans après, la plupart des pays d’Afrique francophone ont conservé un cadre légal largement colonial. La marchandisation des terres s’est diffusée, de façon très diverse selon les régions, dans un « marché gris » non régulé, et s’accentue avec les crises économiques des années 1990 et 2000. Du fait de la saturation des terroirs, des migrations, des changements techniques, les inégalités foncières s’accroissent, parfois à un rythme élevé : concentration foncière au sein de la paysannerie, mais plus encore achats de terre par les urbains, voire les firmes internationales. Les asymétries en termes de revenus, ventes de détresse d’un côté, capital ou épargne à placer de l’autre, favorisent un marché foncier biaisé en faveur des urbains, du faut de leur disponibilité monétaire, avec des incidences très variables s en termes de productivité agricole, entre (ré)émergence d’une bourgeoisie agraire et mainmise improductive. L’absence de régulation du marché accentue le processus : on vend aussi des terres qu’on a peut de perdre, des jeunes vendent des terres familiales dans le dos de leurs parents pour financer leur départ en migration.

Ces processus, ainsi que les grandes acquisitions de terre, se déroulent alors même que les producteurs ruraux, éleveurs comme agriculteurs, demeurent largement exclus de l’accès au droit. Preuve, au passage, que la privatisation juridique n’est en rien nécessaire à la circulation marchande des droits sur la terre.

Le paradoxe est que les politiques de privatisation, et parfois de formalisation des droits locaux, sont aujourd’hui soutenues par les élites nationales, qui ont longtemps résisté à ses sirènes. Peut-être faut-il relire ce que disait J.Ph. Platteau en 1993, « de l’avis de Bayart, ce qui se cache derrière la nationalisation des terres non immatriculées et les grands projets de développement sur des terres « publiques », c’est un véritable partage du domaine foncier national entre les membres de la classe politique et leurs favoris. (…) Nous touchons ici à une raison majeure pour laquelle les groupes au pouvoir peuvent avoir intérêt à maintenir les droits fonciers dans cette situation de dualisme et à retarder l’établissement d’un marché des terres fondé sur des droits bien définis. Ils se résigneront peut-être à cette dernière démarche lorsque la répartition de la propriété foncière penchera suffisamment en leur faveur » (Platteau, 1993).

Le contrôle foncier a-t-il déjà suffisamment changé de main, en particulier sur les terres publiques, pour que les élites changent de stratégie ? Cela expliquerait-il le soutien politique à des politiques visant clairement à privatiser les terres comme au Bénin (ou comme le président Wade avait tenté de la promouvoir au Sénégal, ou à enclencher un processus plus progressif comme au Burkina Faso ? Les mobilisations paysannes sur le foncier permettront-elles de les contrer ou de les amender ? Il est clair en tous cas que cette dynamique est porteuse de risques forts pour l’agriculture familiale.

*****

 Bibliographie

Amanor K. S. et Kude Diderutuah M., 2003, Contrats fonciers et contrats de travail dans la zone de production du palmier à huile et d’agrumes du Ghana, Paris, GRET/IIED, 50 p.

Anseeuw W., Wily L. A., Cotula L., et al, 2012, Land rights and the rush for land, Rome, International Land Coalition

Binswanger H. P., Deininger K. et Feder G., 1993, « Power, distorsions and reform in agricultural land markets », in Chenery H. B., Srinivasan T. N. et Behrman J. R., ed., Handbook of Development Economics, Amsterdam, Elsevier Science, pp. 2659-2772.

Bruce J. W., 1992, From replacement to adaptation: a shift of paradigm, Madison, Land Tenure Center

Chauveau J.-P., 2011, « La recherche en sciences sociales face aux enjeux fonciers contemporains en Afrique. Une mise en perspective historique », Quels regards scientifiques sur l’Afrique depuis les indépendances ? , Paris, musée du Quai Branly,

Colin J.-P. et Woodhouse P. 2010, Land markets in Africa. Edinburg: Edinburgh University Press

Colin J. P. et Ayouz M., 2006, « The Development of a Land Market? Insights from Cote d’Ivoire », Land Economics, vol 82 n° 3, pp. 404.

Jacob J.-P., 2007, Terres privées, terres communes: gouvernement de la nature et des hommes en pays winye (Burkina Faso), Coll. A travers champs, Paris, IRD éditions.

Jacob J.-P., 2013, « Suis-je le gardien de mon frère ? ». L’émergence de la relation sujet-objet dans la législation foncière burkinabè de 2009, Les Cahiers du Pôle Foncier n° 4, Montpellier, Pôle foncier de Montpellier, 20 p.

Lavigne Delville P., 2005, « Quelques mystères de l’approche de Hernando de Soto », L’Economie Politique, vol 28 n° 4, pp. 92-106.

Lavigne Delville P., Toulmin C., Colin J.-P., et al, 2001, L’accès à la terre par les procédures de délégation foncière (Afrique de l’ouest rurale) : modalités, dynamiques et enjeux ; rapport final de la recherche « droits délégués d’accès à la terre et aux ressources », Paris/Londres, GRET/IRD/IIED, 207 p.

Merlet M., 2009, « Les phénomènes d’appropriation à grande échelle des terres agricoles dans les pays du Sud et de l’Est », Etudes Foncières, n° 142

Platteau J.-P., 1993, Réforme agraire et ajustement structurel en Afrique subsaharienne : controverses et orientations, Rome, FAO.

Platteau J. P., 1996, « The Evolutionary Theory of Land Rights as Applied to Sub Saharan Africa: A Critical Assessment », Development and Change, vol 27 n° 1, pp. 29-86.

[1] Pour des critiques de cette conception, cf. Bruce, 1992,Platteau, 1996, et une synthèse dans Lavigne Delville, 2005, etc.

 

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