La « participation des populations » est revenue à l’agenda à la fin des années 1970,
dans une phase de critique des projets étatistes de développement.
Les années 1980 voient l’explosion de démarches participatives plus ou moins standardisées, dont les PRA (Participatory Rural Appraisal), promus en français sous le nom de MARP (Méthode Accélérée – puis Active – de Recherche et de Planification Participative) ont été l’emblème. Cette technicisation de la participation repose en fait sur une vision a-sociologique, et sur quatre illusions. Cet extrait reprend les principales critiques portées sur les PRA/MARP.
Toutes les démarches participatives ne reposent heureusement pas sur de tels postulats !
(extrait de Lavigne Delville Ph., 2007, « Les diagnostics participatifs dans le cadre des projets de développement rural en Afrique de l’Ouest : postulats, pratiques et effets sociaux des PRA/Marp » in Neveu C. dir., Cultures et pratiques participatives : perspectives comparatives, Coll. Logiques Politiques, Paris, L’Harmattan, pp. 313- 330).
1. La production de connaissances : l’illusion empiriciste
Une partie des critiques porte la pertinence et la qualité des résultats : la fiabilité des données n’est en rien assurée ; la mise en œuvre d’une telle démarche d’enquête, qui relève de la « rigueur du qualitatif » (Olivier de Sardan, 2000 ; 2008) demande une réelle expérience et savoir-faire ; sans un questionnement précis et des références préalables, un diagnostic rapide a beaucoup de chances de ne percevoir qu’une partie de la réalité, voire d’être totalement à côté. Bref, la Marp ne garantit en rien d’échapper au « tourisme du développement » critiqué par ses promoteurs, « l’ignorance optimale » prônée par les Marpistes (le fait de ne pas tout connaître et de cibler sa recherche d’information, ce qui est légitime du point de vue de l’action) demande une « connaissance optimale préalable » (Lavigne Delville, 2000), pour définir un cadre d’analyse pertinent, et animer les débats.
A l’opposé des démarches lourdes d’enquêtes par questionnaire, les PRA mettent en avant l’observation et le dialogue avec les paysans qui transmettent leur savoir. Mais, dès lors que l’on veut dépasser les généralités, mobiliser les savoirs des paysans demande d’être soi-même suffisamment compétent sur le thème en question pour poser les bonnes questions, et comprendre ce que l’interlocuteur est en train de dire, sans pour autant l’enfermer dans son propre cadre de raisonnement. « Les villageois seront de bons enseignants si les « élèves » possèdent de solides connaissances dans les disciplines concernées et savent poser de « bonnes questions » en confrontant les connaissances de paysans aux leurs, en se laissant ainsi surprendre par ce qui affine, confirme ou contredit leurs propres théories » (Floquet et Mongbo, 2000 : 271). Discréditant la « science standard » ou « les approches conventionnelles », les Marpistes ont une « phobie de théorie » (idem), et partagent un postulat empiriciste, qui suppose que les réalités sont là, pré-existantes, et ne demandant qu’à être dévoilées : pas besoin de cadre d’analyse, ni de compétences préalables sur les sociétés paysannes. Dès lors, les présupposés de l’enquêteur, son cadre d’analyse, ses connaissances antérieures, son questionnement implicite ou explicite sur le sujet en question, déterminent largement les résultats. C’est ainsi qu’un travail sur le foncier ou la gestion des ressources naturelles peut passer à côté des dimensions supra-villageoises de la régulation foncière, du fait d’un questionnement fonctionnaliste et fondé sur un postulat que le village est l’unité foncière de base. Les participants aux Marp, techniciens de projets de développement pour la plupart, n’en ont pas conscience, de par leur formation, et ne maîtrisent pas non plus assez leur discipline pour prendre le recul suffisant. Dès lors, ils ont toutes les chances de renforcer leurs présupposés en étant persuadés que c’est la réalité, puisque c’est issu des enquêtes….
2. La situation d’enquête comme interface : l’illusion d’une communication transparente
Passer plusieurs jours (et donc nuits) au village, consacrer du temps à écouter, tranche certes avec les pratiques classiques des agents de développement, qui convoquent les réunions pour « faire passer les messages » ou organiser les activités. Mais le fait que la démarche des PRA se veuille en rupture ne suffit pas à créer les conditions d’une communication transparente. Outre les enjeux internes à la « communauté » (cf.ci-dessous), les modalités et le contenu du dialogue sont fortement marqués par les expériences passées d’intervention de développement, le contexte politico-administratif, les relations préalables de l’équipe dans le village, les intermédiaires avec lesquelles des liens privilégiés sont établis, les attentes des acteurs locaux vis-à-vis du projet.
Pour Mosse (1995), la rhétorique participative peut elle-même être un obstacle à la communication dans la mesure où le flou affiché sur les intentions des intervenants ne peut que renforcer la méfiance ou l’inquiétude des enquêtés. Tout chercheur en sciences sociales l’a expérimenté : ce qui se dit dans un entretien est profondément marqué par le contexte de cette discussion et, si la relation d’enquête tend, même inconsciemment, à reproduire les rapports de domination, l’enquêté aura tendance, non pas à dire ce qu’il pense mais à donner la réponse dont il pense qu’elle satisfera l’enquêteur. De tels enjeux sont encore accrus par le contexte même de l’intervention, et ce qu’elle suscite comme espoir ou comme craintes de la part des ruraux, et par la dimension collective des entretiens et exercices.
Croire qu’une attitude « relax » et des discussions peuvent suffire à constituer un climat informel suscitant une relation de confiance et une bonne communication relève d’une grande naïveté sociologique. Bien loin de la volonté d’informalité, les sessions Marp sont des événements dans la vie du village : ils mobilisent de nombreux acteurs, pour des réunions et visites, autour d’enjeux plus ou moins bien identifiés et qui suscitent les espoirs ou les craintes des villageois (Pottier, 1991 ; Mosse, 1995 ; Floquet et Mongbo, 2000) et sont finalement des événements très formels, fortement marqués par les enjeux de l’intervention.
Plus fondamentalement, les systèmes de pensée et le langage différent entre paysans et techniciens, rendant la compréhension mutuelle difficile. Faute de faire l’effort d’identifier les catégories de pensée paysannes et de discuter à partir d’elles, il y a de forts risques que les critères paysans de jugement ne soient pas perçus. Les connaissances pratiques des paysans ne sont pas toujours l’objet de savoirs formalisés qu’il suffit d’expliciter en réunions collectives : c’est parfois à travers le dialogue que ces connaissances émergent. Favoriser une telle émergence demande de la part de l’enquêteur un savoir-faire en matière d’entretiens, une capacité à s’extraire de son mode de pensée technicien pour se mettre à la place des paysans. Sans parler de toutes les fois où ruraux et intervenants ne parlent pas la même langue, ce qui complexifie encore la compréhension, et oblige souvent les ruraux à s’exprimer dans une langue (fût-ce la langue véhiculaire nationale) qu’ils maîtrisent moins bien.
Le recours aux supports visuels n’est qu’une solution partielle. Ils facilitent certes le dialogue, mais peuvent aussi enfermer dans des catégories de pensée externes, qui ne permettent pas nécessairement aux ruraux de s’exprimer librement. Le cas du classement par niveau de richesse est particulièrement illustratif (Mathieu, 2000). Il consiste à demander aux paysans de classer les exploitations du village, représentées par un petit carton, en fonction du niveau de richesse. On ne prédéfinit pas ce qu’est la “richesse” pour laisser les critères paysans de classement paysan émerger. Au cours de discussions au sein du petit groupe, les paysans rassemblés finissent par mettre au point une classification. Mais la notion de “richesse” n’est pas univoque, de plus, on propose un classement linéaire alors qu’il y a sûrement plusieurs façons d’être riches, et sans doute plusieurs d’être pauvre. Dès lors, sans même parler des enjeux stratégiques qu’il peut y avoir à se faire classer plutôt riche ou plutôt pauvre, il y a de fortes chances que les paysans bricolent un classement linéaire pour répondre à la demande plus qu’ils ne restituent leur propre conception de la richesse.
3. Enjeux de pouvoir et négociation : l’illusion “communautaire”
Une autre série de critiques porte sur l’incapacité de ce type d’approche à prendre en compte le tissu social et les enjeux socio-politiques locaux. Sans même parler des problèmes de traduction, la communication entre acteurs externes et acteurs locaux n’est jamais transparente. Elle est inévitablement marquée par les enjeux de l’intervention externe, et les attentes ou inquiétudes par rapport à elles, et par les enjeux internes. Quand bien même les questions traitées sont « techniques » (la structure d’un terroir, les priorités d’une action de développement), elles n’en ont pas moins, évidemment des enjeux politiques, pour les différents groupes d’acteurs en jeu.
L’accent mis sur la “communauté” locale accentue le risque : le discours participatif repose le plus souvent sur une vision a-sociologique des sociétés locales, partie intégrante du mode de pensée développementiste et largement partagée par les agents de formation technique. La prise en compte des différenciations se limite en général à des groupes de jeunes et de femmes (sans que rien en garantisse que ces critères soient pertinents pour le sujet en question), faisant fi des différenciations statutaires (nobles, descendants de captifs, “étrangers” ou socio-économique), certes plus difficile à afficher publiquement, et de leurs implications en termes d’accès aux ressources (terres, ressources renouvelables, etc.) ou des relations de dépendance renforçant ces inégalités : en travaillant en réunion publique sur les “classifications par niveau de richesse”, peut-on vraiment faire apparaître les mécanismes sociaux qui produisent et reproduisent ces inégalités socio-économiques ?
Le risque d’oublier les différenciations sociales est d’autant plus fort que l’essentiel du dialogue avec les villageois a lieu à travers des réunions de groupe. En pratique, la « participation » est toute relative. Seule une part de la population est présente ou active, sans que les facteurs expliquant cette non-participation et la distorsion d’information qui en résulte soient pris en compte, ou même considérés : « le paradoxe de la participation devient évident lorsque de larges groupes se forment pour créer des diagrammes ou des cartes : tout en encourageant ostensiblement une plus grande participation, la majorité des personnes restent en marge ; ce sont les puissants qui « participent », rarement les pauvres, les femmes ou les enfants, qui observent plutôt qu’ils ne parlent » (Guijt et van Veldhuizen, 1998).
Ceci ne surprend bien évidemment que par rapport à une vision naïve de la « communauté » villageoise comme ensemble harmonieux. En tant qu’événement public, les Marp favorisent l’expression de points de vue normatifs et généraux, au détriment de ce qui est spécifique. Les outils Marp eux-mêmes et l’organisation des sessions (du travail de groupe suivi par des présentations plénières) encouragent l’expression d’un consensus apparent, voilant les enjeux sociaux ou politiques, neutralisant les questions sensibles (foncier, différenciations, etc.), avec de grandes chances d’exclure les autres points de vue. Mathieu (2000) rapporte ainsi le cas d’un village, souffrant d’un manque d’eau évident, où la décision « consensuelle » de la « communauté » a été de construire une maternité en dur. Cette décision du chef de village, censée être en faveur des femmes bien que ce ne soit pas leur priorité, semble manifestement liée au fait que ce dernier était entrepreneur en bâtiment…
Comme le souligne Mosse (1995), les sessions PRA sont fréquemment des occasions pour faire passer les intérêts privés des puissants comme la volonté générale, avec la complicité implicite des intervenants externes, trop heureux de pouvoir s’appuyer sur une vision « consensuelle » locale pour légitimer les actions qu’ils veulent réaliser. De ce fait, et malgré la volonté affichée de promouvoir les « pauvres » et les « groupes sociaux marginalisés », le risque est grand de les exclure.
L’analyse des rapports sociaux dans les démarches participatives est souvent aussi pauvre que la volonté de les changer est ambiguë. Or, faire l’impasse sur les différenciations sociales et les enjeux de pouvoir locaux ouvre un espace de récupération et de manipulation, dont les acteurs se saisissent dans leurs stratégies de compétition sociale et politique. Ne pas être capable d’identifier ses interlocuteurs en tant qu’individus socialement situés interdit de comprendre ce qui se joue à travers les discussions de groupe. Faute de prendre en compte ces différences de pouvoir et d’intérêts, et de tenter de les contourner stratégiquement, les démarches participatives risquent fort de renforcer les pouvoirs des groupes dominants ou de ne servir que leurs intérêts particuliers.
Cette idéalisation de la “communauté” se double d’une sous-estimation radicale des enjeux de pouvoirs liés à la situation d’intervention de développement elle-même. Pour les paysans, les projets de développement, c’est “l’Etat”, “la force”, “les Blancs” (quand bien même les équipes sont nationales). C’est l’expression d’une force extérieure, qui vient imposer du changement, et avec laquelle il faut ruser, composer (Olivier de Sardan, 1995). Ce que l’on dit dans les enquêtes, participatives ou non, dépend des enjeux locaux, mais aussi des attentes supposées du projet. Dans une situation de dépendance structurelle vis-à-vis des intervenants externes, les acteurs locaux tentent de retenir les appuis potentiels, quitte à n’en récupérer que des miettes s’ils ne sont pas pertinents, de neutraliser les risques qu’ils induisent. Sans oublier que la « participation » n’a pas que des avantages d’un point de vue local : c’est aussi perçu comme des contraintes supplémentaires (des réunions, des cotisations, etc.) pour des actions que l’on ne contrôle guère davantage[1].
Face à cela, les promoteurs des Marp mettent en avant la conversion individuelle des chercheurs et des techniciens, qui découvrent les pauvres, les paysans, et leurs capacités cognitives. Ils mettent en avant leur volonté de se mettre à leur service, de n’être que des facilitateurs, pour faire émerger un consensus commun ; imaginant qu’il n’y a pas de différences radicales de position sociale et de logiques entre techniciens et chercheurs. Sous-estimant radicalement les logiques structurelles du système d’aide (et donc la possibilité pratique de mettre « les paysans d’abord »), et les rapports entre paysans et techniciens (en tant que rapport de classe), les marpistes s’illusionnent largement sur la capacité à construire la confiance et un mode de dialogue et sur les conditions pour cela.
4. Décider des actions à mener : l’illusion du consensus naturel
Ces différents éléments montrent bien combien la production d’une analyse partagée entre acteurs locaux (dans leur diversité) et intervenants externes ne va pas de soi. Le choix d’actions à mener et la définition de priorités ne sont pas plus évidentes, car cela renvoie à des logiques différenciées :
> toute intervention externe s’insère dans un cadre, défini par l’Ong ou le financeur : thèmes d’actions, priorités, etc. Les marges de manœuvre pour répondre aux demandes locales s’exercent ainsi dans un cadre plus ou moins strict[2] ;
> le choix d’une démarche « communautaire » tend comme on l’a vu à occulter les divergences d’intérêt au profit d’un consensus trompeur ;
> en admettant que les priorités différenciées des groupes d’acteurs locaux soient reconnues, le problème est ensuite de hiérarchiser et arbitrer entre des demandes toutes légitimes mais incommensurables.
Or, rien n’est dit dans la méthode sur la façon de faire, et aucun outil spécifique n’est proposé pour cela. L’hypothèse implicite semble que le choix des priorités émerge spontanément et de façon consensuelle d’un diagnostic lui-même partagé et consensuel, voilant les différents effets d’imposition de problématique, que ce soit par l’équipe, en fonction des thèmes du projet pour lequel elle travaille ou leur façon de sélectionner les informations et de construire le diagnostic dans les sessions de débriefing, etc.) ; par les effets de sélection liés aux dynamiques de groupe et aux rapports sociaux locaux.
Références
Floquet A. and Mongbo R., 2000, “Production de connaissances et de consensus pendant les MARP et au-delà”. In: Lavigne Delville et al. (eds) Les enquêtes participatives en débat. Karthala/Gret/Icra.
Guijt I. et van Veldhuizen L., 1998, Quels outils pour l’agriculture durable ? analyse comparée des méthodes participatives, Programme Zones Arides, Dossier n°79, Londres, IIED, 36 p.
Lavigne Delville Ph., 2000, « L’illusion de tout découvrir à l’échelle du village: critique de l’empiricisme dans les MARP », In: Lavigne Delville, Ph. et al. (eds) Les enquêtes participatives en débat: ambitions, pratiques, enjeux. Karthala/Gret/Icra.
Maman Sani S., 1994, Socio-anthropologie d’une expertise : cas d’une évaluation externe d’un projet au Niger, Niamey, Mission française de coopération
Mathieu M., 2000, « Ballade d’un anthropologue sur les traces de la Marp », In: Lavigne Delville, Ph. et al. (eds) Les enquêtes participatives en débat: ambitions, pratiques, enjeux.
Mosse D., 1995a, « Authority, Gender and Knowledge: Theoretical Reflections on the Practice of Participatory Rural Appraisal ». Development and Change 25(3) 497-526.
Olivier de Sardan J.P., 1995, Anthropologie et développement, essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, APAD/Karthala.
Olivier de Sardan J.P., 2000, « Rendre compte des points de vue des acteurs: principes méthodologiques de l’enquête de terrain en sciences sociales », In Lavigne Delville, Ph. et al. (eds) Les enquêtes participatives en débat: ambitions, pratiques, enjeux.
Olivier de Sardan J.-P., 2008, La rigueur du qualitatif : Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Coll. Anthropologie prospective Bruxelles, Academia-Bruylant.
Pottier J., 1991, Representation and accountability : understanding social change through rapid apparaisal, Dpt of Social Anthropology, SOAS, Univ of London, draft, 27 p.
[1] Ainsi, un projet forestier directif au Niger s’était convertit à l’approche participative à l’occasion d’un renouvellement de phase, et qui avait fait de gros efforts pour traduire en zarma les messages participatifs. Interrogés sur leur perception de ce changement, les paysans nigériens répondaient « Le projet précédent était comme un étranger qui donne une canne à un vieillard fatigué pour lui permettre de se relever. Le projet actuel est comme un étranger qui ne tend pas la canne, mais la jette par terre pour demander au vieillard de faire un effort pour la reprendre » (Maman Sani, 1994, cité par Olivier de Sardan, 1995 : 167).
[2] Au Mali ou au Burkina Faso, un certain nombre de projets participatifs de gestion des ressources naturelles se sont ainsi trouvés devant une forte contradiction entre leur thème d’action et leur volonté de répondre aux demandes locales, lorsque le diagnostic participatif avait fait apparaître un dispensaire comme priorité !