(extraits de l’intervention au 2nd séminaire AFD-F3E sur l’évaluation « Analyser, suivre et évaluer sa contribution au changement social », Paris, AFD, 5 novembre 2014)
Introduction
La question du changement est inhérente à celle des interventions de développement. Selon un raisonnement un peu circulaire, le développement, c’est un processus de changement, les interventions de développement ont pour but d’apporter du changement, donc de contribuer au développement. Mais quel changement ? Pour qui ? Qu’est-ce que le changement social ?
Changement social ou dynamiques sociales ?
Dans une vision normative, le changement social, c’est ce qui va dans le « bon sens », celui d’une amélioration des conditions de vie de groupes sociaux considérés comme défavorisés, ou insuffisamment entrés dans la modernité. Les choses sont simples : l’objectif est d’apporter le progrès (la monnaie, la technique) aux populations. Les populations ne savent pas ou ne peuvent pas se moderniser elles-mêmes (soit parce qu’elles sont engluées dans leurs traditions, soit parce qu’elles sont dominées). Elles doivent adopter des techniques plus efficaces, et pour cela, devenir plus entrepreneuses, plus individualistes. Il faut leur apporter le changement, le forcer si besoin.
Si l’on parle de transfert de technique, cette vision est bien évidemment totalement dépassée. Mais en est-on si loin lorsqu’on parle de réforme institutionnelle ? On peut parfois se demander si l’on n’est pas passé de l’imposition normative de modèles techniques à l’imposition normative de modèles institutionnels, avec un discours qui pourrait se résumer ainsi : « Il faut que les pays en développement/les sociétés locales adoptent des institutions efficaces, le marché, un Etat de droit, des institutions publiques neutres et efficaces, etc. ». Comme le dit Tania Li, il s’agit de « techniciser la façon de gouverner la société », dans une conception dépolitisée de la politique, avec l’ambition implicite de vouloir créer des citoyens et parfaits, soucieux du bien commun, participant aux décisions, contrôlant l’action de leurs responsables politiques, eux-mêmes au service du bien commun. Or, le social n’est évidemment pas neutre et consensuel. Il est fait d’inégalités, de domination, de rapports de force. De plus, des chercheurs ont posé la question « la bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement » (Meisel et Ould Aoudia, 2007) ? Autrement dit, n’est-on pas aussi dans l’imposition de modèles lorsque l’on promeut, pour favoriser le développement économique, des institutions qui sont, dans les pays industrialisés, le résultat de ces processus ?
Du changement social, il y a en tout le temps, partout. Aucune société n’est figée. Les formes d’organisation politique, les différenciations économiques, les rapports de genre, tout cela évolue, se recompose en permanence, à des degrés variables. A tel point que la continuité, l’absence de changement sur certains aspects alors que tout change demande aussi à être expliqué ! Un premier problème du terme de « changement social », c’est qu’il est souvent utilisé de façon générale, « le » changement, en oubliant de s’interroger « changement pour qui ? Sur quel plan ? Dans quel sens ? » Un second problème est qu’il est souvent pris dans une vision normative, qui valorise le changement pour le changement, ou bien où certains acteurs (qui ? avec quelle légitimité ?) définissent le sens du « bon changement », celui qui nous intéresse, celui que l’on va observer ou essayer de promouvoir. Or dès que l’on sort d’une telle vision normative, ce qu’on observe, ce sont des dynamiques multiformes, variées, éventuellement contradictoires. De fait, les sciences sociales préfèrent parler de « dynamiques sociales » pour échapper à une vision normative. Dynamiques sociales qui sont à l’interface des « dynamiques du dedans » et des « dynamiques du dehors » pour reprendre l’expression de Georges Balandier, qui résultent des stratégies actives que mettent en œuvre différents groupes d’acteurs pour modifier leur situation ou maintenir des rapports de force qui les avantage, dans des contextes marqués par des dynamiques plus larges de changement environnemental, social, politique, économique, etc. Des dynamiques sociales multiformes, sur une partie desquelles les chercheurs mettent le projecteur, en fonction de leurs centres d’intérêt, des lieux et des moments, et qu’ils peuvent difficilement appréhender dans toute leur complexité.
Dynamiques sociales et interventions de développement : l’illusion du changement planifié
L’objectif des interventions de développement est d’apporter des changements sur des plans prédéfinis. Dans une vision techniciste, où les sociétés sont relativement figées, et où c’est le changement technique qui induit le changement social, les choses sont simples : le développement coïncide avec l’intervention. Les choses se compliquent dès lors que l’on reconnaît qu’un projet de développement est « une intervention dans des systèmes dynamiques » (Elwert et Bierschenk, 1988), constitués d’acteurs hétérogènes, engagés dans des rapports sociaux qui sont porteurs d’inégalité et de domination en même temps que solidarité, soumis à des processus plus larges de changement économique et politique, en compétition pour des ressources et/ou du pouvoir. Se pose dès lors la question de ce que représente l’intervention dans les arènes locales :
- tout d’abord, quelle influence a-t-elle par rapport aux dynamiques en cours et aux facteurs plus macro de changement social ? Une situation donnée renvoie à un certain équilibre des inégalités et des rapports de force. Une action de préservation des ressources naturelles peut-elle influer significativement des logiques de surexploitation liées à la croissance démographique ? Une action de développement agricole peut-elle permettre de contrebalancer les impacts de la libéralisation des filières ? Que peut la sensibilisation aux effets du mariage précoce contre les dynamiques de fondamentalisme religieux ?
- et ensuite, quelles sont les formes de réappropriation/réinterprétation de l’intervention dans les arènes locales ? La socio-anthropologie du développement a largement montré que les projets étaient réinterprétés/réappropriés/neutralisés dans les arènes locales, en fonction des grilles d’interprétation des différents acteurs, des enjeux locaux, des opportunités de captage de ressources pour ces enjeux locaux ou pour des stratégies personnelles. La prétendue « résistance au changement » recouvre des stratégies actives de neutralisation des effets potentiels d’interventions jugés inadaptées, ou dangereuses, en tous cas pour certaines catégories d’acteurs.
Le changement social ne se décrète pas. Un projet ne peut le susciter. Il faut abandonner l’illusion d’un changement social programmé. On ne peut plus considérer que le développement avec un « petit d » (les dynamiques sociales) se superpose au développement avec « un grand D » (les politiques, les interventions) (Li, 2014).
Prétendre prédéfinir et maîtriser les effets des projets est illusoire, et d’autant plus lorsque :
- l’intervention est conçue en termes généraux, dans une vision technicisée et dépolitisée, sans référence aux arènes locales, aux dynamiques en cours, aux jeux d’acteurs existant. On veut favoriser l’agriculture sans se demander quels agriculteurs on veut appuyer. On veut « modifier les rapports de genre » sans savoir quels sont les demandes des différentes catégories de femmes, ni ce qui est socialement acceptable ici et maintenant. On est dès lors nécessairement aveugles sur les enjeux locaux de l’intervention, sur les intérêts des différents groupes d’acteurs, sur ceux qui seront en mesure de s’approprier le projet ou de le neutraliser. En caricaturant, on met des ressources sur la table, on ferme les yeux en espérant qu’elles seront saisies par ceux qui auraient intérêt à ce que l’on souhaite se réalise… ;
- l’intervention est conçue comme une succession d’activités pré-programmées, difficilement adaptable en fonction des réalités rencontrées. Préciser ses objectifs et comment on compte les atteindre est indispensable. Mais lorsque cela aboutit à une conception rigide de l’intervention, corsetée dans un « cadre logique » verrouillé, cela rend impossible les indispensables ajustements liés à l’incertitude qui entoure tout projet, à la construction de l’adéquation à des réalités toujours plus complexes que prévu. Le raisonnement du cadre logique suppose implicitement qu’une fois le diagnostic réalisé et la pertinence du projet acquise, il suffit de dérouler mécaniquement les actions prévues pour obtenir les résultats attendus, oubliant que les projets sont « des voyages de découverte » (Hirschman, 1967), que l’adéquation aux réalités ne va pas de soi mais doit se construire (Korten, 1980 ; 2006), que l’intervention dans des systèmes dynamiques induit des interactions permanentes entre les espaces locaux et l’intervention ;
- l’intervention se situe souvent sur un pas de temps incompatible avec les objectifs poursuivis. Il est frappant de voir comment, en 20 ans, les objectifs des projets se sont élargis et sont de plus en plus sociétaux (la bonne gouvernance, le genre, etc.) en même temps que les pas de temps se réduisaient (phases de 3 ans) et les conditions contractuelles se durcissaient. Or tout changement demande du temps pour se stabiliser. L’instabilité de l’intervention rend souvent impossible cette stabilisation. Les acteurs qui n’y ont pas intérêt savent qu’il n’est pas forcément nécessaire de s’opposer frontalement. Il suffit de ralentir ou freiner, et d’attendre un peu la fin du projet pour que les choses « reviennent dans l’ordre ». Ceux qui y auraient intérêt n’ont pas confiance dans la durée du soutien, n’osent pas prendre des risques… Il y a ainsi une contradiction croissante entre les objectifs et la capacité à les atteindre… Et on peut se demander si la multiplication des formules comme « contribuer à » dans les cadres logiques ne traduit pas, autant que la prise de conscience que le projet ne peut pas tout par lui-même, un certain renoncement à atteindre les objectifs…
Bien sûr, tous les projets ne relèvent pas de ces logiques, en tous cas n’y sont pas soumis avec la même force. La tyrannie du cadre logique et la bureaucratisation de la mise en œuvre des projets dépend des institutions et des individus. Depuis longtemps, des praticiens engagés (dans les institutions d’aide comme dans les Ong ou certains bureaux d’études) promeuvent l’idée de projets d’accompagnement des dynamiques, et s’interrogent sur les limites de l’outil « projet » pour cela (Lecomte, 1986).
Les projets qui ont eu les résultats les plus remarquables ne sont pas ceux qui ont suivi le modèle. C’est vrai aussi pour les projets industriels ! Les projets les plus pertinents sont ceux qui sont en phase avec des dynamiques, et apportent, de façon stratégique, des ressources techniques, économiques, symboliques, à certains acteurs. Qui se basent sur une analyse réaliste des blocages et des enjeux. Qui ont une durée et des moyens cohérents avec les changements qu’ils veulent impulser. Qui sont capables de comprendre ce qu’ils produisent et d’ajuster leur démarche. Et qui ainsi peuvent apporter des changements significatifs, à travers des innovations techniques et organisationnelles qui permettent à certains groupes d’acteurs de modifier, de renégocier leur place dans des rapports sociaux, dans des filières. L’étuvage du riz en Guinée a non seulement « fluidifié » la filière, elle a aussi considérablement renforcé la place des femmes en son sein. La réhabilitation des polders de Prey Nup au Cambodge a non seulement réduit considérablement le déficit rizicole des ménages pauvres, elle a aussi permis à une organisation paysanne d’entrer en négociation avec l’Etat.
Une intervention de développement consiste en l’injection dans un espace donné d’un ensemble de ressources, financières mais aussi cognitives, symboliques, politiques, etc.
- Dès lors qu’elle ne joue qu’un rôle limité par rapport à des dynamiques de changement plus large, que sa pertinence opérationnelle est à construire dans chaque contexte, qu’elle est l’objet de formes de réappropriation, ne faut-il pas assumer que l’on fait une « intervention dans des systèmes dynamiques », intervention qui n’est pas neutre socialement et politiquement, et penser stratégiquement sa position temporaire dans les arènes locales, ses alliances avec certains groupes d’acteurs vers qui on oriente prioritairement les ressources financières, cognitives, pour accroître leur capacité à renégocier leur position dans les filières et les arènes, et peser sur les rapports de force ?
- Toute intervention a nécessairement une dimension normative. Elle met en avant des visions, des conceptions de ce qu’il « faut » faire, de ce qu’il « faut » faire évoluer. Comment définir ces choix en fonction d’une analyse des enjeux locaux et des groupes stratégiques et pas seulement de ses conceptions et des thèmes à la mode ?
- Comment assumer et gérer au moins mal la tension entre logique d’accompagnement (qui suppose ancrage, écoute, flexibilité, capacité à saisir les opportunités) et logique de programmation (qui suppose des objectifs, des activités programmées, etc.) ?
Il existe de nombreuses réflexions sur ce sujet, des tentatives pour utiliser de façon stratégique les « tableaux logiques », mais je ne suis pas sûr que l’on ait encore pris toute la mesure des implications d’une telle façon de poser l’enjeu des interventions de développement, tant dans la façon de les concevoir que dans celle de les piloter. Bien plus, malgré les évolutions des objectifs (plus sociétaux) et des modalités (dispositifs complexes pluri-acteurs), n’est-on pas encore dans une conception relativement mécaniste de l’intervention ? Les évolutions actuelles des politiques d’aide ne vont-ils pas vers plus de rigidification ?
Références
Elwert G. et Bierschenk T., 1988, « Development Aid as An Intervention in Dynamics Systems », Sociologia Ruralis, vol 28 n° 2/3, pp. 99.
Hirschman A. O., 1967, Development projects observed, Washington D.C., The Brookings Institution.
Korten D. C., 1980, « Community organization and rural development: a learning process approach », Public Administration Review, vol 40 n° 5, pp. 480-511.
Korten D., 2006, L’intervention sociale comme processus d’apprentissage, Coopérer aujourd’hui n° 48, Paris, GRET, 41 p.
Lavigne Delville Ph. et Neu D., 2004, « Le suivi-évaluation, pour piloter les processus d’intervention et développer les apprentissages », in COTA, Dossier préparatoire au Séminaire de Paris « Evaluation, capitalisation, appréciation de l’impact au service de la qualité des actions et du dialogue entre les acteurs de la coopération », organisé par CONCORD, Coordination Sud et F3E.
Lecomte B., 1986, L’aide par projets. Limites et alternatives, Coll. Etudes du Centre de Développement de l’OCDE, Paris, OCDE.
Li T. M., 2011, « Rendering Society Technical. Government through Community and the Ethnographic Turn at the World Bank in Indonesia », in Mosse D., ed., Adventures in Aidland. The Anthropology of Professionals in International Development, London, Berghahn, pp. 57-79.
Li T.M., 2014, « Les engagements anthropologiques vis à vis du développement », Anthropologie & développement, n°37-38-39, pp. 241-256.
Meisel N. et Ould Aoudia J., 2007, La ‘bonne gouvernance’ est-elle une bonne stratégie de développement, Document de travail, Paris, AFD.
Mosse D., 1998, « Process documentation research and process monitoring », in Mosse D., Farrington J. et Rew A., ed., Development as process: concepts and methods for working with complexity, London, ODI/Routledge.
Neu D., 2005. Représenter la logique d’un projet pour mieux en débattre : un outil pour faciliter la conception, la présentation et la conduite d’un projet. Les tableaux logiques simplifiés, Tome 1. GRET, Paris, Coopérer aujourd’hui, 45.
Olivier de Sardan J.-P., 1995, Anthropologie et développement. Essai en anthropologie du changement social, Paris, APAD/Karthala.