15 Mars 2015 – Une recherche ancrée dans les problèmes de société, inscrite dans des collectifs élargis intégrant des praticiens et des décideurs

En quoi le souci d’une recherche « utile », d’une part, le fait d’être chercheur dans une structure opérationnelle, d’autre part, influent-ils sur la façon de concevoir des recherches, de les mettre en œuvre, d’en restituer les résultats ? Pendant la quinzaine d’années passées au Gret, un de mes objectifs étaient de produire des connaissances utiles. J’y ai mené ou coordonné deux grands types de recherches : d’une part des recherches en partenariat sur des questions de développement, en particulier financées sur la ligne INCO-DEV de l’Union européenne, et d’autre part des expertises collectives contribuant à l’émergence de communautés épistémiques[1]. Dans ces deux types de recherche, « l’utilité sociale » ne tient pas tant au fait de répondre à une « commande » de la part de décideurs qu’au choix des objets et des questionnements. Ceux-ci sont certes pour partie définis par les financeurs : les projets de recherche INCO-DEV doivent rentrer dans des problématiques définies par les appels à propositions ; le thème des « droits délégués d’accès à la terre » a été choisi par le Comité technique « Foncier et développement ». Pour autant, la définition précise des objets et la façon de les problématiser ne sont pas prédéfinies : les termes de références des appels à proposition INCO sont assez larges ; le choix du thème des « droits délégués » a été négocié, la façon de le construire scientifiquement et méthodologiquement a été totalement libre. Ce sont donc les équipes de recherche qui définissent leurs objets et leurs problématiques en tentant de croiser enjeux scientifiques et enjeux politiques ou de développement. La « demande » est pour partie définie par les financeurs de la recherche, pour partie construite par les chercheurs, du fait de leur connaissance des situations et des enjeux.

Le fait de répondre à des enjeux politiques ou de développement amène à déplacer la façon de formuler les questionnements, intégrant des dimensions politiques et institutionnelles. Lorsqu’elle veut tenter de répondre à des problèmes complexes, « la recherche n’est pas une démarche extérieure aux réalités qu’elle prétend étudier : elle s’engage dans des dispositifs, rassemblant des chercheurs avec les autres agents impliqués, dans lesquels se rencontrent à la fois des connaissances scientifiques, des connaissances techniques formalisées et des savoirs tacites ainsi que des normes qui régissent les rapports des hommes entre eux et avec leurs institutions. (…) Ainsi, la recherche sur de telles questions ne peut esquiver un engagement avec d’autres corps professionnels, qui ont d’autres objectifs — politiques, économiques, sociaux —, d’autres préoccupations et contraintes, d’autres urgences et d’autres rythmes ainsi que, souvent, d’autres intérêts, normes et valeurs que celles des chercheurs, quelle que soit leur discipline. Ainsi, les problématiques dites « d’aide à la décision » mêlent bien des chercheurs, produisant des modèles et des outils, et des acteurs qui instrumentent ceux-ci, en situation, pour résoudre leurs propres problèmes. C’est une autre conception et une autre pratique des rapports sciences/sociétés qui se sont ainsi progressivement construites (…) Ainsi, les chercheurs reconnaissent être de plus en plus impliqués eux-mêmes dans l’élaboration de la « demande sociale » à laquelle ils se proposent de répondre. » (Hubert, 2005: 135-136).

Les pratiques de recherche décrites ci-dessus ne sont pas des recherches fondées sur un partenariat étroit avec des institutions demandeuses et futures utilisatrices, comme les dispositifs décrits par Sebillotte (2001a; 2001b) ou Hubert pour le développement rural en France, ou encore par Vidal (2009) pour la santé en Afrique. Elles relèvent cependant d’une même conception d’une recherche ancrée dans les problèmes de société et inscrite dans des collectifs élargis intégrant des praticiens et des décideurs.

Outre leur apport en termes de connaissances, un des enjeux de telles recherches est de contribuer à l’évolution des cadres de pensée de l’action publique, en rendant disponibles et accessibles des problématisations plus pertinentes ou prenant mieux en compte les dynamiques sociales, et en les alimentant par des connaissances scientifiques pertinentes sur les dynamiques sociales et économiques. Ce qui amène logiquement :

  • à construire les objets dans une logique d’interdisciplinarité, entre sciences sociales et sciences de la nature ou au sein des sciences sociales, du fait que les « problèmes » sont par nature complexes, transversaux aux découpages disciplinaires et aux sous-champs disciplinaires (Hubert, 2005);
  • à mettre un accent plus important sur la synthèse, la montée en généralité, là où la dynamique scientifique met l’accent sur l’empirisme, la spécificité des cas, au risque finalement d’un certain éclatement des savoirs ;
  • à intégrer une réflexion sur les modalités de restitution des résultats, sous des formes qui soient accessibles aux différents acteurs concernés (publications, notes de synthèse, ateliers, etc.).

Ce dernier point part d’un double constat :

  •  les écrits académiques sont difficilement accessibles pour les acteurs de l’action publique, tant physiquement (les numéros de revue sont moins connus et accessibles pratiquement que les ouvrages) qu’intellectuellement (langage, longueur, etc.) ;
  • communiquer avec des non-chercheurs n’est pas la même chose que communiquer avec des pairs. Ce qui est important et ce qui l’est moins, ce qui va de soi et ce qui doit être rappelé et explicité, le recours aux concepts, la mise en intrigue et la démonstration : tout cela ne relève pas exactement des mêmes logiques.

Dans cette conception, la recherche est bien orientée par les acteurs de l’action publique. Elle cherche à apporter des réponses à des problèmes qu’ils se posent ou que les chercheurs considèrent comme importants pour eux. Ceux-ci travaillent leurs façons de problématiser et de restituer les résultats. Mais la sanction de la recherche n’est pas l’influence effective sur l’action publique, qui suppose de multiples médiations et réappropriations, au-delà du rôle et de la responsabilité du chercheur. Le chercheur n’a guère de prise sur la façon dont ses résultats sont appropriés, détournés, marginalisés, instrumentalisés[2].

La sanction de telles recherches porte sur la qualité de la connaissance produite (ce qui est le cas de toute recherche) mais aussi sur son accessibilité (tant physique qu’intellectuelle) pour des non-chercheurs. Aux contraintes de temps investi dans la recherche, inhérentes aux structures vivant de contrats et finançant les salaires à partir de ces contrats, et où le travail de synthèse, rédaction, publication doit lui-même être financé, s’ajoute cette exigence d’utilité sociale de la recherche, qui accroît la contrainte de financement du travail et se paie fréquemment au prix d’une sous-valorisation académique des résultats des recherches[3]. De plus, ces projets mobilisent dans les mêmes collectifs de chercheurs académiques engagés dans la durée dans des terrains et de chercheurs/praticiens plus centrés sur l’animation scientifique, la problématisation et la synthèse, ce qui peut accentuer les classiques « procès en paternité » sur les concepts et les analyses : comme dans tout collectif de chercheurs, ces concepts et ces analyses sont en partie co-produits à travers les échanges, les débats lors des ateliers, etc., même si l’un ou l’autre s’en « empare » plus (ou plus vite) pour les formaliser et publier à partir d’eux. Dans une recherche collective mobilisant des chercheurs académiques, chacun a ses propres terrains et ses propres données, et travaille les concepts qui lui paraissent pertinent. Dans des projets finalisés, la paternité peut être plus complexe, lorsqu’elle résulte d’échanges entre des chercheurs ancrés dans leurs terrains et un ou des animateur(s)/synthétiseur(s) apportant essentiellement une valeur ajoutée intellectuelle et un effet de distanciation ; les apports de ce dernier peuvent disparaître s’il n’a pas la possibilité de les formaliser lui-même.

Références

Fourmaux F., 2007, « Chercheure hors-statut, mais ethnologue : réflexion sur une activité professionnelle « , Journal des anthropologues [En ligne], vol 108-109

Hubert B., 2005, « L’interdisciplinarité sciences sociales/sciences de la nature dans les recherches sur problème », in Lorino P. et Teulier R., ed., Entre connaissance et organisation : l’activité collective, Paris, La Découverte, pp. 133-155.

Sebillotte M., 2001a, « Des recherches en partenariat «pour» et «sur» le développement régional: Ambitions et questions », Natures Sciences Sociétés, vol 9 n° 3, pp. 5-7.

Sebillotte M., 2001b, « Les fondements épistémologiques de l’évaluation des recherches tournées vers l’action », Nature Sciences Sociétés, vol 9 n° 3, pp. 8-15.

Vidal L., 2009, Faire de l’anthropologie. Santé, science et développement, Coll. Terrains anthropologiques, Paris, La Découverte.

[1] Lavigne Delville P., 2011, Vers une socio-anthropologie des interventions de développement comme action publique, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches Univ Lyon II, Lyon, pp. 45-65. Ce texte reprend la conclusion de la section.

[2] Dans le travail social en France aussi, « les usages de cette production, pourtant essentiels, restent parfois obscurs et incontrôlés. Qu’il s’agisse d’un rapport ou d’une recherche-action avec préconisations, le chercheur a bien souvent le sentiment que ce travail n’est en fait pas réutilisé, pas lu, ou aussitôt rangé dans un tiroir, voire même qu’il est instrumentalisé à des fins de légitimation ou de caution pour des décisions antérieures qu’il ignore » ((Fourmaux, 2007)

[3] Ce qui est le cas aussi des chercheurs précaires. Ibid.

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