(note de politique du projet de recherche-action NEGOS-GRN n°3)
Participation, concertation, négociation… Les discours sur la gestion locale des ressources naturelles mettent l’accent, à un degré ou un autre, sur le débat autour des règles et des dispositifs de gestion. Pour autant, au-delà du principe général selon lequel « il faut associer tous les acteurs à toutes les étapes du processus », on précise rarement pourquoi il faut discuter, sur quoi et comment. Or le principe de négociations, au sens propre « de débat entre intérêts divergents dans le but de trouver des compromis socialement acceptables », s’impose.
1. Une compétition entre acteurs hétérogènes, aux principes de justice différents
Gérer les ressources naturelles, c’est définir et mettre en œuvre des règles sur l’accès et l’exploitation à des espaces ou à des ressources donnés. Cela répartit les gains et les coûts entre les différents groupes d’acteurs en compétition pour l’exploitation de l’espace ou de la ressource en question, et a donc des enjeux économiques, sociaux et politiques[1].
Les acteurs concernés sont souvent hétérogènes, en fonction de multiples critères, qui dépendent des configurations locales : groupes socio-professionnels (agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, exploitants de bois, etc.) ; statut social (fondateurs/autochtones/migrants de différentes origines et installés il y a plus ou moins longtemps ; hommes/femmes/jeunes) ; résidents du village/voisins/acteurs plus éloignés ; ruraux/urbains, etc.
Les bas-fonds, un espace multi-usages, multi-usagers
Les bas-fonds d’Afrique sahélienne sont le plus souvent des espaces multi-usages : culture de riz ou de sorgho en saison des pluies ; maraîchage, pâturage et abreuvement du bétail en saison sèche, sans oublier la fabrication de briques, le lavage du linge, les vergers sur les bords, etc. Ces différents usages peuvent entrer en concurrence pour l’espace ou interférer les uns sur les autres. Les usagers sont encore plus variés que les usages : agriculteurs autochtones ou urbains ayant acheté des terres pour les vergers ; agriculteurs du village ou emprunteurs pour le riz d’hivernage ; agriculteurs du village, pasteurs des campements voisins, pasteurs transhumants pour le pâturage et l’abreuvement ; agriculteurs, mais aussi jeunes et femmes, pour le maraîchage, femmes pour la lessive, jeunes pour la fabrication des briques…
Ces différents acteurs n’ont pas les mêmes rapports à la ressource, pas les mêmes intérêts. Ils peuvent être en compétition pour l’accès à une même ressource, en concurrence sur un même espace pour des usages différents, plus ou moins contradictoires entre eux dans le temps et l’espace.
Les divergences d’intérêt ou les conflits sont d’autant plus compliqués à résoudre que :
- l’enjeu économique est important, et que la ressource est vitale pour certains des acteurs ;
- les acteurs ne partagent pas des mêmes normes sociales et les mêmes principes gouvernant l’accès à la terre et aux ressources naturelles, ne reconnaissent pas les mêmes autorités pour arbitrer leurs différents. Les critères de justice auxquels ils se référent sont hétérogènes, entre normes coutumières, normes religieuses, normes étatiques, etc.
Or, un conflit sur les règles qu’il convient d’appliquer est plus complexe qu’un conflit sur l’application d’une règle partagée.
Échapper au simple jeu des rapports de force suppose de pouvoir arbitrer entre ces intérêts et pour cela, en amont, de réguler la compétition. Dès lors que les intérêts sont divergents, que les autorités légitimes pour définir ou modifier les règles sont contestées, que les principes de légitimation sont contradictoires, il ne peut y avoir de solution qui s’impose d’elle-même. Les principes mêmes à partir desquels gérer la ressource sont en débat et doivent faire l’objet de négociations.
2. Pluralité juridique et inachèvement institutionnel
Au Nord comme au Sud, la concertation et la négociation s’imposent sur les questions environnementales, parce que l’environnement met en jeu des intérêts contradictoires, et parce que, du fait des multiples critères en jeu, la définition de l’intérêt général devient plus complexe (ADEME, 2012). Au Sahel, le principe de la négociation est d’autant plus incontournable qu’on est dans un contexte de pluralité juridique insuffisamment régulée, et qu’aucune autorité (étatique, coutumière) ne peut prétendre par définition représenter l’intérêt général :
> le foncier et les ressources naturelles sont l’objet d’une pluralité de normes, pluralité interne aux normes coutumières (elles-mêmes hybrides, ayant parfois partiellement intégré le droit islamique) et aux normes étatiques (entre politiques sectorielles, entre politique environnementale et politique économique, etc.), mais surtout entre normes locales et normes étatiques. Cette dualité a été assouplie par les évolutions récentes des législations, qui accordent plus de place aux populations, mais n’a pas disparu ;
> ces contradictions entre normes aboutissent à des contradictions sur qui a accès et dans quelles conditions, favorisant les comportements opportunistes et la politisation des enjeux, affaiblissant les régulations locales : les règles locales peuvent être dénoncées en se référant à la loi ;
> l’arbitrage entre intérêts et la résolution des conflits est rendu d’autant plus difficile que cette pluralité de normes se double d’une multiplicité d’instances ayant, de droit ou de fait, le pouvoir de prendre des décisions : maîtres de terre, chef de village administratif, élu communal, responsable de service technique, comités divers, etc.
> inhérente à l’histoire sociale et politique des pays africains, cette situation est aggravée du fait de carences dans les dispositifs institutionnels publics :
- le cadre institutionnel de la gestion des ressources demeure trop souvent soit flou, soit irréaliste. Dans bien des cas, l’État n’a pas les moyens humains d’assurer un contrôle effectif sur les espaces ou les ressources qu’il considère comme étatiques. Il délivre des permis sans connaître l’état de la ressource, ne peut assurer de contrôle : les ressources étatiques deviennent en pratique des ressources d’accès libre ;
- les lois de décentralisation ont octroyé aux collectivités locales des responsabilités plus ou moins bien définies, sans que le transfert des prérogatives ait toujours été fait et sans que la cohérence entre politique sectorielle sur les ressources naturelles et politique territoriale/de décentralisation soit toujours assurée;
- les politiques de transfert de responsabilité souffrent d’un inachèvement juridique: du fait de leur mode d’élaboration, bien des problèmes concrets ne sont pas traités dans les textes ; les procédures pour mettre en œuvre telle ou telle disposition n’existent pas toujours. Enfin, de nombreux problèmes d’information bloquent la mise en œuvre des dispositifs légaux : les agents de l’État eux-mêmes n’ont pas toujours accès aux textes les régissant…
> les mécanismes de résolution des conflits ou d’arbitrage entre intérêts divergents sont largement défaillants, ou sont fragiles et aisément remis en cause, du fait de la pluralité des autorités, et de dysfonctionnements dans les mécanismes (possibilité de contourner un arbitrage en mobilisant une autre instance ; absence de continuité des positions de l’État avec les mutations de ses agents ; absence d’enregistrement des arbitrages rendus ; faible capacité à les faire respecter ; etc.).
Pour toutes ces raisons, les dispositifs de gestion des ressources, qu’ils soient étatiques ou locaux, tendent à être inefficaces. Faute d’être réglées, les tensions risquent de générer en conflits violents, avec de graves conséquences sociales.
La pluralité juridique est en partie responsable de cet état de fait. Pourtant, du fait de la trajectoire de l’Etat et de l’autonomie conservée par les populations rurales dans la gestion de leur espace, cette pluralité doit être considérée comme une réalité durable. La question n’est donc pas de prétendre la supprimer, par la suppression d’un des termes, mais d’en valoriser les aspects dynamiques tout en réduisant ses effets pervers. Bref, de mieux la gérer en mieux articulant régulations locales et étatiques, en faisant en sorte qu’elles se renforcent l’une l’autre au lieu de s’affaiblir.
3. Concertation et négociation face à des défis inédits, dans un contexte d’incertitude institutionnelle
Les « démarches participatives » sont omniprésentes dans la gestion des ressources naturelles. Mais cette notion est souvent ambigüe dans sa définition, et floue dans la pratique. Elle recouvre des réalités très variables, y compris, trop souvent, des formes d’instrumentalisation et de manipulation des populations par les agents de l’État et des projets. De plus, elle suppose une convergence de vue ou d’intérêts qui ne va pas de soi.
Il faut prendre acte de la diversité des acteurs, des intérêts, des représentations en jeu, reconnaître la légitimité de ces points de vue et intérêts, et chercher explicitement à favoriser leur confrontation productive.
Concertation, négociation, consultation
Les termes pour qualifier les processus de dialogue ne sont pas vraiment stabilisés et sont trop souvent utilisés l’un pour l’autre, ou remplacés par des termes encore plus vagues comme « on associe les différents acteurs ». Ils ne sont pourtant pas totalement équivalents. Il est important de préciser ce qui est en débat, le lien avec la décision, et la responsabilité de la décision, sachant que les itinéraires de concertations sont fluides et évolutifs (Beuret, Pennanguer and Tartarin 2006), que « les négociations, les affrontements, les évitements, les coopérations s’enchaînent ou s’emboîtent de manière enchevêtrée » (Mermet 2006), qu’un processus passe par des hauts et des bas, et des phases différentes.
Le dialogue est un échange d’idées sans finalité autre que l’échange même afin de se connaître et de se comprendre.
La consultation est la démarche selon laquelle un acteur recueille les avis d’autres acteurs. Elle a pour rôle d’alimenter une réflexion en vue d’une prise de décision. Celle-ci est réservée à l’acteur ayant engagé la consultation qui peut ne pas tenir compte de ses résultats dans sa décision.
La concertation est un processus lors duquel les acteurs en présence mènent une réflexion collective destinée à faire évoluer leurs visions et leurs positions sur un sujet commun. La concertation ne mène pas nécessairement à la décision.
C’est le cas de la négociation qui, elle, est axée spécifiquement sur la recherche d’un accord entre différentes parties (Beuret 2006).
Asymétries des positions et concertation/négociation
Le dialogue, la concertation, la négociation, supposent de reconnaître la légitimité des autres acteurs, celle de leurs points de vue et de leurs intérêts. Ils doivent permettre de les expliciter, pour une meilleure prise en compte réciproque. Ceci n’est pas donné :
- lorsque les relations entre populations rurales et techniciens, hommes politiques, experts, sont très inégales. Trop souvent, le discours des techniciens ou des politiques coupe la capacité d’expression, enferme le débat dans des termes qui ne sont pas ceux des populations ;
- lorsque les sociétés locales sont hiérarchisées et que la prise de parole des femmes, des jeunes, des migrants, dans l’espace public ne va pas de soi.
Toute concertation ou négociation va de pair avec des asymétries de pouvoir et des rapports de force. Mais il ne peut y avoir dialogue que si ces asymétries sont limitées, ou réduites par des actions volontaristes : choisir le lieu de la discussion en évitant les espaces officiels, organiser la structure du débat, apporter à l’avance une aide aux acteurs en situation d’infériorité pour leur permettre de se préparer, etc.
La négociation n’est pas toujours possible. Lorsque les protagonistes sont éloignés et ne se connaissent pas, lorsque les acteurs refusent le dialogue ou que certains refusent de reconnaître le problème, lorsque les situations sont trop conflictuelles. Un travail préalable d’information, de médiation, est alors parfois nécessaire. Parfois, face aux blocages, une décision autoritaire est indispensable, pour forcer le dialogue, ou pour imposer une solution.
Des débats sur le statut de la ressource et les « règles de choix collectif » de gestion
Un préalable pour négocier les règles de gestion est que les acteurs concernés s’accordent sur deux points liés entre eux :
- les acteurs légitimes pour discuter sur le problème et pour prendre des décisions, et l’espace/le territoire pertinent;
- le statut juridique de la ressource, car cela détermine le système d’autorité de référence, et pour une part la définition des ayants-droits[2].
La gamme des acteurs peut être plus ou moins large. Elle peut être controversée (les conflits d’usages voilent souvent des conflits de légitimité) et évoluer dans le temps. Elle intègre le plus souvent les différents groupes d’acteurs locaux, les différents types d’usagers, qu’ils soient ayants-droits ou simples utilisateurs[3], les services techniques, les autorités locales (coutumières administratives ou communales), etc. La question de la représentation peut poser des problèmes épineux, méritant une réflexion approfondie : sur quelle base définir/nommer les représentants ? Comment assurer qu’ils portent la parole de ceux qu’ils représentent ? Comment faire pour assurer une représentation d’acteurs temporairement absents, comme des pasteurs nomades ?
Le statut de la ressource peut s’imposer en pratique, lorsque la ressource est déjà une ressource commune et gérée comme telle et que la loi ne s’y oppose pas, ou que l’espace relève clairement du domaine de l’Etat. Dans ce cas, il doit être acté et réaffirmé collectivement. Mais lorsque des conceptions divergentes s’opposent, lorsque le statut juridique du point de vue de la loi est flou ou non précisé, la négociation sur le statut de la ressource sera la première étape[4].
En même temps que le statut de la ressource, ce sont les « règles de choix collectif »[5] qui sont à négocier/expliciter : Qui est usager ? A partir de quels principes de justice raisonner les règles d’accès ? Comment se résolvent les conflits ?, Etc.
4. Des dispositifs à inventer et stabiliser
Les dispositifs de « gestion » des ressources renouvelables (de régulation de leur exploitation, pour être plus juste)[6] doivent offrir des réponses opératoires, dans 1/ un contexte environnemental où la dynamique des ressources est très fluctuante et dépend des situations locales, 2/un contexte social marqué par plus ou moins de compétition voire de conflits entre acteurs hétérogènes ; et 3/ un contexte institutionnel marqué par une forte incertitude ou instabilité institutionnelles et un inachèvement juridique plus ou moins marqué.
Dans de nombreux cas, il n’y a pas une autorité suffisamment légitime et puissante pour imposer des règles. De ce fait, la régulation de l’exploitation des ressources ne peut le plus souvent pas être imposée. L’utilité même d’une régulation, les principes sur lesquels la fonder, les dispositifs de mise en œuvre des règles doivent, à un degré ou un autre, être discutées, négociées.
Cela concerne aussi bien les « règles opérationnelles » (les techniques autorisées ou non, les dates d’ouverture et de fermeture) que les mécanismes de surveillance et de sanction. Dès lors, les règles elles-mêmes, les mécanismes de surveillance et de sanction, et la façon de les ancrer dans des instances ou des organisations, doivent être débattus et négociés, pour prendre en compte les intérêts divergents, obtenir le soutien des différentes autorités (pouvoirs coutumiers, élus locaux, administration), tenter de définir des dispositifs qui aient des chances de fonctionner, de limiter les passagers clandestins tout comme les situations de rente.
De plus, les « bonnes » règles, celles qui sont à la fois socialement légitimes, possibles à mettre en œuvre et efficace d’un point de vue biologique, ne vont pas de soi. Elles doivent être expérimentées, améliorées, « façonnées » par essais/erreurs[7].
A l’opposé du placage de dispositifs organisationnels standardisés, avec statuts types, mis en place après une courte séance de « sensibilisation », il s’agit de rechercher et d’expérimenter des solutions techniques et institutionnelles ad hoc face à des problèmes locaux, et des façons de les stabiliser dans un environnement peu stable.
Une concertation/négociation réussie, ce n’est pas forcément un accord unanime. C’est un processus où les différentes parties prenantes ont appris à s’écouter et à se respecter, où un accord suffisamment partagé a pu être trouvé sur les principes et les valeurs de références, où des compromis acceptables ont été trouvés, que les différentes autorités s’engagent à appuyer. Un processus qui aboutit à stabiliser des arrangements institutionnels répondant aux attentes des différentes parties prenantes.
A retenir
- Le principe de la concertation et de la négociation s’impose sur les questions environnementales, au Nord comme au Sud.
- La régulation de l’exploitation des ressources naturelles met en jeu, à des degrés variables selon les sites et les ressources, des acteurs hétérogènes, aux intérêts divergents, porteurs de principes de justice parfois hétérogènes.
- Du fait de la pluralité des normes et des autorités, des incertitudes sur les principes de justice pouvant faire sens pour la majorité des parties prenantes, des carences des dispositifs institutionnels publics, un enjeu majeur consiste dans la recherche de solutions techniques et institutionnelles ad hoc face à des problèmes locaux, et de façon de les stabiliser dans un environnement peu stable.
- Cela suppose des démarches ad hoc de concertation et négociation, qui façonnent des arrangements et des accords ad hoc, à l’opposé de démarches « participatives » biaisées, et du placage de dispositifs organisationnels standardisés, avec statuts types, mis en place après une courte séance de « sensibilisation ».
Pour aller plus loin
ADEME, 2012, La concertation en environnement, éclairage des sciences humaines et repères pratiques, Angers, ADEME, 61 p.
Beuret, J. E., 2006, La conduite de la concertation: pour la gestion de l’environnement et le partage des ressources, Editions L’Harmattan.
Beuret, J.-E., Pennanguer, S. and Tartarin, F., 2006, ‘D’une scène à l’autre, la concertation comme itinéraire’, Natures Sciences Sociétés, vol. 14 n° 1, pp. 30-42.
Jacob, J.-P. and Le Meur, P.-Y. (eds.), 2010, Politique de la terre et de l’appartenance. Droits fonciers et citoyenneté locale dans les sociétés du Sud, Paris, Karthala.
Mermet, L., 2006, ‘La « concertation » : un terme flottant pour un domaine mouvant ?’, Négociations, vol. 5 n° 1, pp. 75-9.
[1] Cf. La gouvernance des ressources naturelles : un enjeu socio-politique autant qu’écologique, Note de politique n°5, NEGOS-GRN.
[2] Cf. Les ressources naturelles renouvelables : étatiques, privées, communes, en accès libre ?, Note de politique n°1, NEGOS-GRN.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Principes sociaux à partir desquels les ayants-droits décident de gérer une ressource ou un espace.
[6] Cf. Que veut dire « gérer » des ressources naturelles ?, Note de politique n°2, NEGOS-GRN.
[7] Cf. Les conditions d’effectivité des conventions locales (1) règles et processus de négociation, Note de politique n°8, NEGOS-GRN.