(Lavigne Delville P., 1994, Migrations internationales, restructurations agraires et dynamiques associatives en pays soninké et haalpulaar (1975-1990), essai d’anthropologie du changement social et du développement, thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS, Centre de Marseille, Marseille, pp.60-68)
Jusque dans les années 60, les points de vue et les catégories d’analyse des anthropologues et des agro-économistes étaient très décalés, ce qui rendait difficile la compréhension du fonctionnement des exploitations agricoles : le modèle implicite des agronomes, économistes et statisticiens était alors l’exploitation agricole de type occidental, définie par l’habitation, avec un seul centre de décision (le chef de famille) et un seul budget. Les insuffisances de ce modèle étaient claires dans chaque cas particulier (du moins pour ceux qui avaient une connaissance concrète des sociétés étudiées) mais les travaux d’ethnologie n’étaient que de peu de secours. Peu préoccupés d’économie, les ethnologues s’intéressaient plus à découvrir la structure des systèmes d’inégalités et de domination, à la description formelle des unités familiales qu’à l’analyse de leur fonctionnement, plus à la description des pratiques culturales qu’à leur interprétation.
Les travaux de terrain d’anthropologie économique des années 60-70 ont permis de comprendre la dimension économique des rapports sociaux et de la parenté en particulier, d’analyser les processus de transformation des structures familiales et des logiques économiques dans les sociétés dépendantes, de mettre à jour la complexité des structures familiales et la multiplicité des centres de décisions, bref d’appréhender ce que GASTELLU propose d’appeler « l’organisation économique » : « la résultante, pour une société particulière, de la combinaison entre, d’une part, un système de parenté général, qui laisse toute latitude aux acteurs sociaux pour jouer au mieux de leurs intérêts selon les possibilités offertes par ce système, et d’autre part, un système économique, qui résulte lui-même de l’écologie, de l’histoire et de quelques règles fondamentales concernant l’organisation de la production et le partage du produit » (1978 : 103).
Analysant les modes de production, de circulation, et d’accumulation des biens au sein du système lignager, ils ont montré en particulier que la différenciation de la société était fondée, d’une part sur le contrôle des femmes et des alliances matrimoniales par les aînés, qui tiennent ainsi les clés de l’ascension sociale des cadets; et d’autre part par le cycle d’avances/restitutions entre générations, où le cadet doit, par son travail, restituer à la communauté, sous le contrôle du patriarche, le travail que cette même communauté, à travers ses aînés, a investi pour sa production. Le cycle annuel de production/consommation, où la production d’une année doit permettre l’entretien du groupe familial jusqu’à la récolte suivante, recouvre ainsi un cycle d’avances/restitutions entre générations, où les actifs doivent produire de quoi subvenir à leurs propres besoins, mais aussi entretenir les aînés, en restitution de leur travail passé, et avancer de quoi « produire » les futurs actifs, la domination des aînés sur les cadets découlant de cette dette perpétuelle des cadets.
Ils ont aussi décrit comment l’incorporation des sociétés lignagères dans l’économie marchande conduisait à des processus de fragmentation des unités familiales (cf. partie II, chapitre II), réduisant le rôle fonctionnel des clans et des lignages, aboutissant parfois à remettre en cause le schéma classique de la grande famille, qui regroupait plusieurs générations et ménages polygames sous le contrôle du patriarche. L’éclatement des centres de décision, qui fonde la structure complexe actuelle des exploitations agricoles soudano-sahélienne, et la diversité des modèles régionaux découlent en partie de ces processus de fragmentation, qui ont des rythmes et des formes différentes en fonction des sociétés et de l’histoire.
Pour comprendre la structure des exploitations en Afrique, les agronomes (FAYE et BENOIT-CATTIN, 1979; DUPRIEZ 1980; BILLAZ et DIAWARA, 1982; etc.) se sont inspirés des travaux des anthropologues, les uns et les autres se rejoignant autour de la question de l’identification et du repérage des unités économiques et de leurs liens avec le système de parenté[2]. Les comparaisons rendues possibles par l’accumulation de travaux de terrain et le souci de théorie des années 70 ont permis de dégager des récurrences derrière la multiplicité des cas concrets et le schéma de l’exploitation agricole à l’occidentale a éclaté au profit d’un modèle dynamique et complexe, articulant le jeu des structures familiales et les logiques économiques des acteurs qui la composent.
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Résidence, production, consommation, accumulation : des unités économiques différenciées
L’analyse des processus de production, circulation et accumulation du produit met en évidence différentes unités[3] fonctionnelles au sein des structures familiales, ayant chacune un centre de décision bien individualisé, et qui, selon les cas, peuvent ou non se superposer. Les concepts émiques permettent souvent d’appréhender ces différents niveaux, mais, du fait des évolutions récentes des structures familiales, ne correspondent pas toujours aux catégories économiques[4].
L’unité de résidence (UR) (le « carré » ou la « concession » du français d’Afrique) est l’unité la plus facilement identifiable. Elle reçoit toujours une dénomination précise en terme émique : kâ en soninké, galle en pulaar (le chef de maison s’appelant respectivement kâgumme et jom galle). Regroupant autrefois l’ensemble de la kabila (parents, dépendants, captifs), sous la direction du patriarche, elle se réduit aujourd’hui à la parenté, plus ou moins élargie et a, selon les sociétés, une taille démographique variable : chez les Soninké, on retrouve des concessions de 50 à 80 personnes, alors qu’en pays mossi, elle se réduit souvent au ménage polygame. L’UR « n’est pas une unité économique, mais un repère géographique pour localiser cette dernière. (…) S’il n’a pas [toujours] la prérogative des principales initiatives économiques, le chef d’habitation accomplit des fonctions sociales importantes en tant que représentant de la communauté des corésidents » (GASTELLU, 1978 : 107)[5]. Avec l’effritement des lignages comme instance de gestion du patrimoine lignager et des alliances entre groupes, c’est en général à ce niveau que se gèrent les droits fonciers et les relations matrimoniales.
L’unité de production (UP) est l’unité fondamentale de l’analyse économique. Elle est définie par le groupe d’individus qui « contribuent à la fourniture du produit, sous la responsabilité d’un même chef de communauté » (id. : 113). Elle se repère sauf exception à l’existence d’un « grand champ », cultivé sous la direction du chef d’UP, dont le produit, stocké dans un grenier contrôlé par lui, assure entre autres l’alimentation du groupe. Cependant, « ce n’est pas le champ en soi qui crée la communauté économique, mais la forme de travail dont il n’est que le support » (id. : 112). Le travail sur le grand champ est une façon de matérialiser le rapport de dépendance qui lie un cadet au chef d’UP, c’est là où se joue la restitution à la communauté. L’UP est dirigée par un chef d’UP, qui prend les principales décisions quant au choix des cultures, à l’organisation du travail agricole et à la gestion de la force de travail pour ce qui concerne les « grands champs ». Sauf exception, une UP se superpose à l’UR, ou en est une sous-partie (l’UR comptant alors plusieurs UP, qui sont autant d’unités économiques autonomes). En pays soninké, l’UP se superpose très généralement à l’UR. Il n’y a pas de terme pour désigner l’UP. L’existence de différentes unités de production au sein d’un même kâ n’est alors que transitoire, et prépare une segmentation définitive. Ainsi, à Sangalou, sur 42 kâ, un seul est constitué de plusieurs UP : c’est celui du chef de village qui, trop âgé, a cessé toute activité. Ses quatre fils (dont le chef de village en exercice) ont déjà partagé les terres et fondé des unités de production autonomes[6]. Au Fuuta Toro, l’UP est clairement identifiée, et porte un nom spécifique, le foyre (dirigé par un jom foyre). Un galle compte ainsi un ou plusieurs foyre, qui ne correspondent pas nécessairement au ménage polygame.
Les unités de consommation (UC) regroupent les individus consommant la nourriture préparée à partir de la production de l’UP. Il ne faut cependant pas confondre « communauté de consommation » et « commensalité » : des échanges de plats entre membres de différentes UR ne relèvent pas forcément d’une communauté élargie. Là encore, c’est le centre de décision principal (gestion des greniers) et l’origine commune des produits consommés qui définit les contours de l’UC. La « cuisine », le « foyer » n’en sont des indicateurs qu’à cette condition. Le plus souvent, UP et UC se superposent, cette dernière comprenant de plus les inactifs.
Une partie du produit sert à accumuler des biens durables (bétail, or, etc.) ou à des échanges dans les réseaux d’alliances, matrimoniales en particulier. La constitution, l’augmentation et la transmission du patrimoine familial se réalise au sein d’une unité d’accumulation (UA), qui peut être distincte de l’UP/UC, en particulier en cas de régime matrilinéaire. « Savoir par qui l’héritage est constitué, de quoi il est composé et à qui il est destiné mène tout droit au dévoilement de la communauté d’accumulation » (id. : 119).
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Aînés, cadets, femmes : des logiques économiques spécifiques
Les différents statuts familiaux de l’analyse généalogique correspondent à autant de positions différentes dans les rapports sociaux familiaux, dans son triple jeu de domination, de dépendance et d’autonomie. Le degré d’autonomie des individus, qui se traduit sur le plan économique par le fait qu’ils disposent d’un budget propre, dépend de leur position dans la famille et des opportunités de revenus. Dans certaines sociétés (et c’est le cas des Soninké), les dépendants (cadets, femmes, voire captifs mansés autrefois) cultivent pour leur propre compte un petit champ, accordé par l’aîné. Ils peuvent éventuellement y mobiliser la force de travail de leurs propres dépendants, constituant ainsi des « groupes restreints de production » (ANCEY, 1975a)[7]. Le commerce, la migration sont aussi des sources de revenus possibles. En pays mossi, la majeure partie des flux monétaires est contrôlée par les cadets (fils ou frères mariés du chef d’UP), l’aîné gardant le contrôle sur la circulation des grains et des biens de prestige (id. : 1983). Selon les sociétés, les femmes sont dispensées du travail sur le grand champ (et sont donc disponibles pour leur propre champ ou pour des activités de commerce) ou n’ont qu’une journée de libre par semaine. En fonction de sa position au sein du groupe familial et des règles propres à la société dont il fait partie, chacun a ses propres logiques d’intérêt, sa propre marge d’autonomie, bref ses propres ressources à investir ou négocier dans le jeu familial.
Le problème est dès lors d’identifier ces logiques d’acteurs et d’analyser comment elles se répercutent sur le fonctionnement concret des exploitations. A partir de la dizaine de cas étudiées, ANCEY propose un schéma idéal-typique, définissant pour chaque type d’acteur une « structure d’objectifs ».
Pour ANCEY (id. : 15-31, souligné par lui), un cadet est tout individu masculin qui n’a pas accédé à l’autonomie d’exploitation, fut-il marié et père de famille. Il n’a ni la responsabilité d’un grand champ, ni celle d’un grenier collectif« . Un cadet est « en général très porté sur la perception de revenus monétaires, car la manipulation de numéraire, sous réserve qu’il l’utilise dans une certaine sphère de consommation et de manière à ce que ses opérations ne soient pas de nature à remettre en cause « l’ordre social » (surenchères foncières, surenchères matrimoniales) est souvent pour lui le seul moyen de trouver une assise dans le milieu. Dans cette recherche de revenus monétaires, il est parfois amené à privilégier les activités extra-agricoles (commerce, colportage, migration, salariat,…) soit parce que les cultures de rapport ne lui paraissent pas suffisamment rentables soit parce que les aînés se réservent le contrôle des cultures à vocation d’autosubsistance et leur commercialisation le cas échéant. En saison des pluies, son objectif monétaire le pousse de toutes façons à privilégier les cultures commerciales dans la limite du temps de travail dont il peut disposer au delà de sa contribution obligatoire aux travaux collectifs sur les « grands champs » de l’exploitation. L’objectif « loisir » est également important et peut l’amener, en saison des pluies, à ne pas entreprendre d’activités agricoles pour son propre compte s’il estime des cultures de rapport insuffisamment rémunératrices. Auquel cas il peut refuser également d’allonger son temps de contribution « collective » au delà de sa participation minimale… (…) Enfin , l’objectif qui est sans doute le plus déterminant pour un cadet est celui de son autonomie qui correspond chez lui à une indépendance budgétaire très accentuée » et au besoin d’accumuler pour préparer son autonomie sociale.
Une femme cherche également « à se préserver une sphère d’autonomie, et cela d’autant plus, semble-t-il que le système résidentiel repose davantage sur des familles polygyniques étendues. Autonomie signifie pour elle essentiellement maîtrise de champs personnels consacrés à des cultures commercialisées et activités de petit commerce de biens et de services. L’objectif recettes monétaires est donc important ». Etant souvent responsable des dépenses d’entretien courant (sel, savon, huile, condiments…), la régularité des revenus est pour elle aussi important que leur montant absolu, « d’où la prédilection de la femme pour l’artisanat de service et le microcommerce ». Cette autonomie n’est cependant que partielle car « en tant qu’épouse et mère, elle a des responsabilités alimentaires (…) C’est pourquoi une partie de ses champs personnels est toujours réservé à des productions d’autosubsistance« .
L’aîné (chef d’UP) n’est pas toujours « un créateur direct de revenus monétaires. Dans la sphère productive, il privilégie avant tout les cultures d’autosubsistance. (…) Cette production doit permettre de non seulement de passer le cap de la soudure mais encore de maintenir des niveaux de réserve suffisants ». Ces deux objectifs renvoient à l’objectif de cohésion : « l’aîné ne parvient à préserver son groupe contre des tendances centrifuges (éclatement résidentiel) ou centripètes (scissions internes entre exploitations distinctes) qu’en subvenant correctement aux besoins alimentaires de tous, au moins durant la saison des pluies. Ces trois objectifs renvoient à leur tour à l’objectif prestige – qu’il ne faut pas confondre avec le pseudo prestige que peuvent éventuellement retirer les cadets de leur consommation monétaire plus ou moins ostentatoire. Le prestige social se mesure en effet au nombre de dépendants, au nombre et à la taille des greniers pleins, à l’importance des activités sociales (palabres, etc.) lesquelles prennent une part appréciable du temps de loisir mais aussi du temps de travail, d’où une seconde fois l’avantage d’un groupe familial nombreux. (…) La cohésion dépend aussi de la satisfaction de certaines consommations ressenties comme socialement impératives (participation à des cérémonies coutumières, contribution aux baptêmes, mariages et funérailles…). L’aîné doit donc disposer à tous moments de réserves de valeur en produits (grain, troupeau) plutôt qu’en monnaie. Enfin en tant qu’aîné il lui revient de préserver les droits fonciers dont il est le dépositaire. De toutes, c’est peut-être là la fonction la plus délicate. S’il fait preuve d’une trop grande autorité, il risque l’éclatement de son exploitation, mais s’il est d’une trop grande souplesse il risque également l’éclatement, dans le premier cas en contraignant ses dépendants au départ ou à la scission et dans le second en laissant les champs personnels proliférer, mettant ainsi en danger les consommations collectives et le respect des assolements ».
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Unités économiques et structures d’objectifs, éléments d’analyse et de critique
Unités économiques et structures d’objectifs constituent un modèle complexe et dynamique d’analyse économique des structures familiales. Ces catégories permettent un premier repérage de « l’organisation économique » d’une société donnée, d’identifier les centres de décision économique, et ainsi de définir les contours des exploitations agricoles et les unités d’analyse pertinentes pour les enquêtes économiques. Laissant place au jeu des acteurs au sein des structures familiales, elles autorisent une vision dynamique. Pour toutes ces raisons, elles ont connu un vif succès du côté des agronomes et des agro-économistes, répondant à leurs interrogations sur la définition et le fonctionnement de l’exploitation agricole. Sont-elles pour autant satisfaisantes d’un point de vue anthropologique ?
La distinction entre les différentes unités (résidence, production, etc.) est maintenant bien stabilisée. Elle rend bien compte des réalités observées, correspond souvent à des concepts émiques (et dans le cas contraire, on peut comprendre pourquoi). La définition des catégories est assez claire et leur délimitation ne pose pas de gros problème. Imputer des logiques aux acteurs est d’un autre ordre. Même si ces logiques ont été définies à partir de la comparaison de multiples études de cas, le risque d’une dérive fonctionnaliste est grand. Du souci initial de rendre compte de pratiques sociales différenciées, on tomberait alors dans une catégorisation a priori des comportements des acteurs, faisant fonctionner les catégories d’aînés, cadets et femmes de façon normative et mécanique, en oubliant qu’elles ne s’expriment et ne prennent sens qu’au sein des structures sociales et de leurs règles[8]. Et que les rapports de coopération et de dépendance reliant les individus entre eux au sein des unités familiales, et les unités familiales entre elles, ne s’expriment et ne prennent sens qu’au sein des systèmes d’inégalités et de domination qui régissent la société.
De plus, distinguer seulement trois groupes d’acteurs (aînés/cadets/femmes) ne rend pas compte de la multiplicité des positions au sein des unités familiales. Un chef d’unité de production qui n’est pas chef d’unité de résidence ne s’investit pas tant dans le capital social et symbolique du groupe. Selon qu’il est marié ou non, un « cadet » n’a ni les mêmes objectifs ni les mêmes contraintes. De même selon qu’il est fils ou frère du chef d’UP, et selon les règles de succession en vigueur. L’âge est également un critère de différenciation parmi les femmes : dans certaines sociétés soudaniennes, les femmes âgées sont « émancipées », c’est-à-dire libérées de leurs prestations de travail sur le champ familial, et se consacrent à leurs parcelles de riz.
Ces critiques ne visent pas cependant pas tant la démarche en elle-même, que les risques éventuellement liés à son utilisation[9], ce qui est vrai de toute tentative pour généraliser, dégager des constantes, bref, définir un idéal-type. De plus, les logiques d’action dégagées sont suffisamment variées pour ne pas être normatives, laisser place à des ajustements et des variations au sein de la gamme d’objectifs, en fonction des contextes. Le jeu entre objectifs, parfois contradictoires, poursuivis par un type d’acteurs, ou encore la diversité des façons d’atteindre un même objectif (autonomie économique, par exemple), nuance la dimension normative des rôles sociaux. Ainsi, un jeune peut préférer renoncer à son petit champ pour se consacrer à du salariat, les individus ont différentes façons d’évaluer la situation dans laquelle ils se trouvent, leur marge de manœuvre et leur intérêt propre. En zone d’émigration, les femmes haalpulaar recevant de l’argent de leur mari tendent à abandonner leur « petit champ » et à limiter leur activité économique, augmentant ainsi leur temps libre au prix d’une plus grande dépendance économique.
Incitant à observer la diversité des pratiques des acteurs, en prenant acte du fait que celles-ci renvoient à des logiques d’action déterminées par leur position sociale des acteurs, la démarche d’ANCEY permet d’appréhender, au sein des structures familiales, un certain degré d’autonomie des acteurs, qui tentent de poursuivre leurs propres objectifs dans le cadre des contraintes qui leur sont fixées par les règles du jeu social (et peuvent faire l’objet d’ajustements ou de négociation). Dans ce sens, c’est un outil d’analyse stratégique, qui permet de rendre compte de la dynamique des structures de production, « alors que la littérature anthropologique [de l’époque] abond[ait] en expressions clichés faisant référence à la déstructuration ou à l’éclatement des structures sociales, mais qui ne permettent pas de saisir réellement les mécanismes sous-jacents car elles relèvent plus de la statique comparée que de la véritable analyse dynamique » (ANCEY, 1975c : 32). La grille des structures d’objectifs veut attirer l’attention sur la différenciation des rôles et des logiques d’intérêt au sein des unités de production, qui sont à analyser et à reconstruire à chaque fois à partir de l’étude empirique.
Références
ANCEY, G., 1975a, Niveaux de décision et fonction objectif en milieu rural africain, AMIRA note n°3, Paris AMIRA.
ANCEY, G., 1975b, « Recensement et description des principaux systèmes ruraux sahéliens », ORSTOM Cah. Sc. Hum. vol XIV n°1 : 3-18.
ANCEY, G., 1975b, Les notions d’activité et d’actifs à l’intérieur d’une exploitation agricole, AMIRA note n°11, Paris, AMIRA.
ANCEY, G., 1983, Monnaie et structures d’exploitation en pays Mossi, Haute-Volta, Paris, ORSTOM, collection Initiations-documentations techniques n°57, 235 p.
BILLAZ, R. et DIAWARA, Y., 1982, Enquêtes en milieu rural sahélien, Coll. Techniques vivantes, Paris, PUF/ACCT.
BOUJU, J., 1984, Graine de l’homme, enfant du mil, Paris, Société d’ethnographie, 254 p.
DUPRIEZ H., 1982, Paysans d’Afrique noire, Paris/Nivelles, L’Harmattan/Terres et vie, 256 p
FAYE, J. et BENOIT-CATTIN, M., 1979, L’exploitation agricole en Afrique soudano-sahélienne, Coll Techniques vivantes, PUF/ACCT.
GASTELLU J.M., 1978, « … Mais où sont donc ces unités économiques que nos amis cherchent tant en Afrique? », note n°26 Le choix d’une unité, Paris, AMIRA, pp. 99-122
LAVIGNE DELVILLE P., 1994, Migrations internationales, restructurations agraires et dynamiques associatives en pays soninké et haalpulaar (1975-1990), essai d’anthropologie du changement social et du développement, thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS, Centre de Marseille, Marseille, 394 p.
RAYNAUT C. et LAVIGNE DELVILLE P., 1997, « Transformation des rapports sociaux et dynamique d’usage des ressources (2) : l’émancipation de la force de travail », in Raynaut C., ed., Sahels.Diversité et dynamiques des relations sociétés-nature, Paris, Karthala, pp. 315-346.
Notes
[1] Sur ce sujet, voir aussi Raynaut et Lavigne Delville (1997).
[2] Réunissant des spécialistes de différentes disciplines (économistes, sociologues, anthropologues, agronomes, statisticiens, démographes, etc.) autour de l’amélioration des méthodes d’investigation en milieux informels et ruraux, le Groupe AMIRA a, de 1975 à 1990, largement contribué à ces rapprochements.
[3] GASTELLU (1978 : 5) préfère le terme de « communauté », qui met en évidence le fait qu’il s’agit de groupes d’individus, à celui d’ « unité », qui pourrait conduire à surestimer sa cohérence interne, et donc sous-estimer la marge de manœuvre de ses différents membres en son sein. Néanmoins ce dernier est d’usage le plus fréquent et c’est celui que nous utiliserons, sans que cela suppose un caractère monolithique.
[4] Nous nous inspirons ici essentiellement de ANCEY (1975) et des remarques de GASTELLU (1978) à propos des Sereer. ANCEY quant à lui se basait sur la comparaison de travaux portant sur une dizaine de sociétés ouest-africaines : agni-baoulé, bambara, bissa, bobo, dagari, djimini, hausa, lobi, mossi, senufo, sereer, toucouleur, wolof.
[5] En général, l’UR est l’unité englobante. Mais on peut trouver le cas inverse, comme chez les Dogon, où les gens changent de maison, se rapprochant du centre du village en fonction de leur progression dans la hiérarchie familiale. Cf. BOUJU, 1984.
[6] Cette situation leur a d’ailleurs permis d’avoir chacun une parcelle sur le PIV alors que les autres n’en ont qu’une par kâ… et devront se la partager après une future segmentation.
[7] Parfois appelées « sous-unités de production », bien que ce dernier terme puisse porter à confusion : les groupes restreints de production doivent être clairement distingués des unités de production, puisque la production de ces « petits champs », même cultivés en groupe, ne sert pas à l’alimentation du groupe. Dans certains cas, il est même interdit de cultiver des céréales sur les petits champs, ce qui montre bien l’enjeu stratégique du contrôle par l’aîné de l’alimentation du groupe familial.
[8] Tombant ainsi dans le même travers que certaines théories de l’acteur (cf. 1ère partie).
[9] D’autres critiques, plus de détail, peuvent être apportées. Dans son texte, ANCEY parle de « fonction-objectif », qu’il applique indifféremment aux unités sociales (objectif d’autosubsistance et de sécurité inter annuelle de l’UP, de cohésion sociale, de préservation du patrimoine foncier, etc.) et aux catégories d’individus. Le terme lui-même de « fonction-objectif » paraît ambigu. Autant le terme d’objectif peut être appliqué à des individus (bien que les théories de l’acteur préfèrent souvent les termes de logiques, stratégies, etc.), autant il est difficile de l’appliquer à des groupes d’appartenance (UP, UC, UR, lignage) (ce serait éventuellement possible pour des groupes d’adhésion, spécifiquement constitués autour d’un but). Inversement, le terme de fonction s’applique mieux à des unités sociales. De même, dans les structures d’objectifs, certaines formulations témoignent d’un accent trop fort mis sur la production, au détriment des logiques de reproduction sociale : ainsi, parler, à propos des objectifs de l’aîné, de « certaines consommations ressenties comme socialement impératives » tend considérer le circulation des biens dans les réseaux d’alliance et de compétition politique comme résultant de la contrainte sociale et se réalisant au détriment des priorités données à la consommation et à l’accumulation, alors que ce sont des dimensions essentielles du jeu social et sont l’objet d’investissements volontaires.
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