2011 – L’intervention sociale, entre « volonté d’améliorer » et contrôle des marges

Extrait de Lavigne Delville P., 2011, Vers une socio-anthropologie des interventions de développement comme action publique,
Mémoire d’habilitation à diriger des recherches Univ Lyon II, Lyon, pp.135-144.

Les projets de développement sont, dans les pays « sous régime d’aide », la forme principale que prend l’intervention des Etats, des institutions internationales, des ONG, interventions qui visent à apporter des changements, de façon volontariste, dans des espaces sociaux considérés comme en marge, dans des logiques qui oscillent entre « volonté d’améliorer » (Li, 2007) et contrôle social. C’est selon moi une forme spécifique de ce que l’on peut appeler l’intervention sociale, qui prend historiquement et spatialement des formes variées, mais pose des problèmes structurels, qui dépassent les seuls projets de développement.

L’intervention sociale comme forme d’action publique

Une intervention volontariste pour introduire du changement de l’extérieur

J’appelle « intervention sociale » toute action d’acteurs publics, privés ou associatifs visant à modifier les conditions de vie ou les façons de vivre d’autres acteurs, appartenant à des territoires ou à des espaces sociaux marginaux ou incomplètement intégrés à l’espace socio-politique et économique dominant. Ce terme, volontairement très large, recouvre toute intervention volontariste pour introduire du changement de l’extérieur, dans des zones rurales ou urbaines de pays industrialisés considérées comme défavorisées, ou dans des pays tiers dits « en développement », au nom de valeurs variées (altruistes, populistes, modernisatrices, etc.) et en fonction d’un projet politique plus ou moins explicite. Il recouvre un vaste ensemble de problématiques, des dames patronnesses ou des hygiénistes du XIX° siècle en France, jusqu’aux interventions humanitaires internationales, en passant par l’action sociale et les projets de coopération internationale. L’intervention sociale peut ainsi être le fait d’acteurs privés (les Eglises, les notables assumant une fonction d’éducation des pauvres, les associations de bienfaisance, les organisations politiques, les ONG) ou publics (l’Etat, les collectivités territoriales, l’Europe, la Banque Mondiale, etc.). Elle se structure autour de problèmes considérés comme légitimant une intervention, dans un contexte socio-politique donné, et qui varient donc dans le temps et l’espace : modernisation et accès aux services de base, enfermement des pauvres, gestion des classes dangereuses, protection sociale, etc.

Quelles que soient les configurations institutionnelles au sein desquelles ces acteurs agissent, et les contextes où ils interviennent, l’intervention sociale se caractérise par l’intervention d’acteurs issus de catégories sociales dominantes (ou plus souvent de fractions dominées de ces catégories dominantes), projetant une vision normative sur d’autres groupes sociaux. Cette normativité découle d’un mélange variable de socio-centrisme, de culture professionnelle (de médecin, d’agronome, d’urbaniste, etc.), et de conceptions politiques prônant un certain modèle de société et une certaine façon de voir la place de ces individus ou groupes objets de l’intervention dans la société. Par nature même, l’intervention sociale repose sur une lecture domino-centrée[1] ou en tous cas socio-centrée, de la situation des individus ou des groupes objets de l’intervention, et des problèmes justifiant l’intervention. Elle s’appuie sur des catégories d’analyse nécessairement discutables et en partie normatives, dont une analyse socio-historique permet de retracer la genèse et les évolutions (Buton, 2003; Dubois, 2003), et qui suscitent des confrontations de visions et de logiques plus ou moins radicales, entre acteurs de l’intervention sociale, d’une part (qui n’ont guère de raisons d’être unanimes, vu la variété des valeurs de références et des projets politiques) et entre cultures locales/populaires et intervenants, d’autre part. Ces confrontations de représentations et de logiques induisent des tentatives pour diffuser des catégories ou des façons d’agir, à partir d’un mélange variable de stratégies de conviction et de coercition, d’un côté, et d’un mélange de résistances, de contournement, d’adoptions sélectives, de l’autre. On peut considérer :

1/ que ces confrontations de logiques et de représentations, largement mises en avant par l’anthropologie du développement (Olivier de Sardan, 1995), sont inhérentes à l’intervention sociale, sous ses différentes formes[2] ;

2/qu’elles prennent une ampleur variée, selon la distance sociale et culturelle entre les intervenants et les populations ou les espaces qu’ils veulent modifier, le degré de normativité et de simplification que colportent les interventions et leur volonté/capacité de coercition, l’autonomie des groupes sociaux concernés et leur capacité de résistance/escapisme, dessinant des configurations d’intervention sociale largement différentes.

Les institutions et leurs logiques

Dès lors que l’intervention sociale met en jeu des institutions, avec des règles établies, du personnel plus ou moins professionnalisé, et mobilise des financements, cette dimension normative se double des logiques institutionnelles des institutions concernées, avec des effets récurrents :

  • la gestion institutionnelle tend « à instrumentaliser les individus dans la mesure où ils sont l’objet de prises en charge, de mesures administratives, de procédures, de traitements spécifiques » qui positionnent « les individus et les groupes concernés non comme des acteurs sociaux mais comme des objets, support d’une action » (de Gaulejac, Bonetti et Fraisse, 1995: 38);
  • elle inverse « l’offre et la demande », puisque «l’offre institutionnalisée structure la demande sociale (…) Les problèmes sont appréhendés à travers les codes des professionnels chargés de les traiter » (idem) ;
  • elle tend (avec plus ou moins de succès selon le contrôle qu’elle a) à organiser la vie sociale dans son espace d’intervention et« les organismes tendent à exclure les usagers qui ne s’adaptent pas à leur fonctionnement » (idem : 39) ;
  • elles cherchent à « s’approprier le public, le territoire qu’elles sont censées gérer. Cela entraîne des effets d’exclusion, de concurrence et de déplacement » (idem: 40-41).

Ces logiques s’expriment d’autant plus que la régulation de l’intervention sociale est problématique. En effet, elle ne relève pas (et ne peut pas relever) d’une logique marchande, où l’utilisateur de services paie pour les prestations reçues. « Dans le domaine public, la dynamique de l’offre et de la demande est souvent inversée : c’est l’offre qui structure la demande, au point que les offreurs cherchent à faire surgir une dynamique de la demande ; se posent des problèmes d’ajustement entre une offre structurée par le réseau des institutions et une demande floue, mouvante et multidimensionnelle » (idem : 65-66).

Issues d’un ouvrage sur l’ingénierie sociale en France, ces citations font largement sens pour les interventions de développement. Inhérents à l’intervention sociale, les décalages entre « offre » et « demande » résultent ainsi d’une combinatoire entre :

  • les objectifs assignés à l’intervention par ses promoteurs et/ou ses financeurs, les « projets » politiques qui la sous-tendent et les catégorisations qu’elle véhicule, d’une part ;
  • les projets propres et les logiques institutionnelles des structures d’intervention, d’autre part ;
  • les uns et les autres étant plus ou moins contrebalancés et reformulés, en fonction des capacités des « bénéficiaires » ou de tiers médiateurs (mouvements sociaux, chercheurs, etc.) à influencer et à peser dessus.

Ces décalages suscitent malentendus, résistances, réappropriations sélectives et instrumentalisations de la part des acteurs locaux (Olivier de Sardan, 1995), qui là aussi, sont une caractéristique structurelle de l’action publique, même s’ils prennent une ampleur particulière dans les situations de développement, du fait de l’ampleur des décalages et enfin du degré d’autonomie conservée et des capacités « d’exit option » des groupes sociaux concernés[3].

Une extension des champs de l’intervention publique

Le développement de l’Etat rationnel-bureaucratique est allé de pair avec l’extension de la prise en charge de fonctions par l’Etat, la multiplication des secteurs objets d’intervention publique, et le rôle croissant de professionnels dans la définition des problèmes publics, avec une emprise variable sur le territoire national. Dans les pays industrialisés, on peut lire historiquement l’émergence puis l’institutionnalisation d’une série de problèmes d’intervention sociale, faisant l’objet d’une prise en charge par des acteurs privés, confessionnels ou associatifs, puis repris en charge par l’Etat, dans des rapports variables avec ces acteurs non étatiques[4]. Les problèmes faisant l’objet d’une intervention, les rapports entre initiatives privées, associatives et publiques, varient dans le temps et de l’espace, en fonction des conceptions de l’Etat, et des demandes sociales. Globalement, l’espace de l’intervention sociale (au sens où je la définis) s’est réduit au fur et à mesure de la généralisation de la société salariale pour se limiter pour l’essentiel à ses marges.

Dans les pays en développement, les champs de l’intervention publique relèvent autant des logiques d’importation de l’Etat (Bayart, 1996) que de processus sociaux fondés sur la demande des populations ; l’essentiel du territoire et de la population est devenu « objet d’interventions », tout en relevant « d’espaces sociaux semi-autonomes » (Moore, 2000 (1978)), dans des situations de pluralité des normes (Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan, 2001), et de confrontations de pouvoirs (Bierschenk et Olivier de Sardan, 1998).

En fonction du projet politique de l’Etat, et du degré de développement de ses institutions, une part plus ou moins importante de ces problèmes publics est ainsi prise en charge par l’Etat, selon des modèles et des modalités variables. Cette prise en charge renvoie elle-aussi à un mélange d’objectifs sociaux et politiques, couplant à des degrés variables :

  • volonté d’intégration sociale et/ou socio-économique, ou au contraire de mise à distance ;
  • objectifs de contrôle social de populations ou de groupes sociaux jugés « dangereux » ou peu contrôlables ;
  • et parfois objectifs de contrôle de ressources stratégiques dans les territoires concernés (sites d’urbanisation dans les opérations de requalification urbaine, ressources ligneuses ou minières, etc.).

La « volonté d’améliorer » la situation des populations (Li, 2007) se combine nécessairement, dans des proportions variables, avec d’autres objectifs, éventuellement incompatibles avec celle-ci[5].

Pour Scott, l’objectif de l’intervention des Etats modernes est « to make a society legible, to arrange the population in ways that simplified the classic state functions of taxation, conscription, and prevention of rebellion » (Scott, 1998: 2), en standardisant et rationalisant les principaux secteurs de la vie sociale. S’y mêle un projet de modernisation, fondé sur des conceptions techniques simplificatrices visant à ordonner et rendre maîtrisables des réalités biologiques ou sociales complexes, et qui s’expriment dans de nombreux secteurs, comme la foresterie, l’urbanisme, le foncier, etc. Alors que, dans les pays industrialisés, l’Etat s’est construit sur un long processus, et a dû prendre acte de la complexité de la nature et des sociétés, les Etats révolutionnaires, coloniaux ou post-coloniaux (qu’ils soient d’inspiration marxistes ou libéraux) se sont davantage fondés sur une négation de l’existant, et sur une volonté de transformation et de modernisation imposée, aboutissant à des échecs, voire à des désastres écologiques, économiques et sociaux. « The most tragic episodes of state-initiated social engineering originate in a pernicious combination of four elements (…), the administrative ordering of nature and society; (….); a high-modernist ideology (…); an authoritarian state that is willing and able to use the full weight of its coercice power to bring these high modernist designs into being (…) ; a prostate civil society that lacks the capacity to resist these plans” (idem : 4-5). C’est dans ces combinaisons que les tentations normalisatrices et simplificatrices, inhérentes à l’Etat moderne, sont poussées à l’extrême, sans contre-pouvoir ni régulation. En effet, « designed or planned social order is necessarily schematic; it always ignores essential features of any real, functionning social order” (idem : 6). Un des dilemmes de l’intervention sociale est justement ce rapport entre un projet de changement porteur de normes et de simplifications de la réalité et les réalités sur lesquelles portent ce projet.

Problèmes publics et action publique

Les problèmes mis en avant par les promoteurs de l’intervention sociale relèvent de problèmes « publics » au sens de Thoening : « L’action publique peut se définir comme la construction et la qualification des problèmes collectifs par une société, problèmes qu’elle délègue ou non à une ou plusieurs autorités publiques, en tout mais aussi en partie, ainsi que comme l’élaboration de réponses, de contenus et de processus pour les traiter » (Thoening, inCommaille et Jobert, 1998).

Vieille de quelques décennies, l’analyse des politiques publiques s’est longtemps centrée sur l’Etat. D’une approche normative sur l’efficacité de l’Etat et les façons de l’améliorer, elle s’est progressivement orientée vers une sociologie politique de l’Etat en action (Jobert et Muller, 1987), s’interrogeant sur la façon dont les politiques publiques étaient définies et mises en œuvre, mettant en avant le caractère très sectorisé de l’action de l’Etat, les luttes entre institutions (Gaxie, 1997), le rôle des cadres cognitifs et des « référentiels » (Faure, Pollet et Warin, 1995; Muller, 1995); les modes de relations aux groupes d’intérêts et aux corporatismes ; les négociations avec les pouvoirs locaux (Grémion, 1976) ; etc. Ces travaux ont largement mis en question le modèle d’un Etat rationnel, démontant les processus de décision, montrant le flou et l’indétermination des politiques, et la distance parfois grande entre les objectifs affichés et résultats. Les politiques publiques en action sont avant tout le résultat des pratiques des acteurs chargés de la mise en œuvre, en fonction de leur réinterprétation de la politique et des configurations dans lesquelles ils s’inscrivent. « S’il existe un espace social spécifique pour la mise en œuvre, c’est parce que les « projets » et les « programmes » gouvernementaux sont porteurs de beaucoup d’ambigüités : leurs objectifs sont souvent flous, les intérêts protégés, contradictoires, les moyens attribués, imprévisibles, la répartition des compétences, peu ou mal effectuée » (Lascoumes et Le Galès, 2007: 34).

Depuis une vingtaine d’années, l’analyse des politiques publiques dans les pays industrialisés a remis en question son approche « stato-centrée » au profit d’une lecture plus large, actant du fait que de nombreux acteurs (publics, privés, associatifs), à différentes échelles spatiales, participent à la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques : avec les évolutions institutionnelles des vingt dernières années (passage au référentiel néo-libéral (Jobert, 1994), décentralisation, construction européenne, émergence de nouvelles régulations transnationales, etc.), l’Etat perd son monopole[6] ; la participation d’acteurs privés et associatifs est de plus en plus valorisée. Dès lors, l’action publique nait de processus complexes de négociations, confrontations, compromis entre acteurs multiples. « La majorité des travaux contemporains sur l’action publique prennent en compte les actions des acteurs, leurs interactions et le sens qu’ils leur donnent, mais aussi les institutions, les normes, les procédures qui gouvernent l’ensemble de ces interactions, ainsi que les représentations collectives » (Lascoumes et Le Galès, 2007: 10). Négociation du sens, problèmes de coordination, contractualisation (Gaudin, 1999), deviennent dès lors des questions clés, pour analyser la production et la mise en œuvre de politiques publiques complexes, multi-acteurs et multi-niveaux. « L’accord se fait aujourd’hui sur le constat d’une société fragmentée, aux relations complexes (multi-niveaux) qui serait devenue de plus en plus difficile à gouverner sur un mode autoritaire et centralisé » (Lascoumes et Le Galès, 2007 : 21) et certains auteurs parlent même d’une ingouvernabilité croissante des sociétés.

Pour ces auteurs, l’intérêt du terme de gouvernance est de mettre en avant ces questions d’action collective : « la gouvernance s’entend comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions pour atteindre des buts discutés et définis collectivement. La gouvernance renvoie ainsi aux dynamiques multi-acteurs et multi-formes qui assurent la stabilité d’une société et d’un régime politique, son orientation et sa capacité à fournir des services et à assurer sa légitimité » (idem : 21). En tout état de cause, « toute situation d’action est définie par la présence d’acteurs multiples dont le comportement n’est jamais totalement prévisible, de règles toujours incomplètes qui nécessitent qu’on les interprète, de significations culturelles diverses, etc. » (Duran, 1999 : 58). « L’aspect à la fois polycentrique et négocié de l’action publique a autorisé la « découverte » selon laquelle gouverner c’est gérer de l’action collective » (idem : 17).

La sociologie de l’action publique est ainsi une sociologie politique de la façon dont les problèmes publics sont définis, problématisés, débattus, controversés, publicisés, mis sur agenda ; dont ils sont pris en charge par des acteurs publics, privés ou associatifs qui en proposent leur propre définition ; et dont des réponses sont mises en œuvre, dans des rapports complexes entre objectifs affichés, contextes locaux et instruments (Lascoumes, 2003). Elle analyse la diversité des réseaux d’acteurs mobilisés ou exclus, leurs représentations, intérêts et logiques institutionnelles (Palier et Surel, 2005), la nature des interactions qui les lie, les problèmes de coordination et de concurrences. Elle est plus large que les travaux d’anthropologie des politiques publiques (Apthorpe, 1997; Shore et Wright, 1997a; b; Okongwu et Mencher, 2000), très centrés sur les discours et l’analyse des rapports de pouvoir dans les discours, qui est une dimension évidemment importante, mais qui n’épuise pas la réalité des processus.

Instrumentation de l’intervention sociale et ingénierie sociale

Une politique ne prend corps qu’à travers un ensemble « d’instruments » (Lascoumes et Le Galès, 2005) faits de lois et de textes légaux et réglementaires, de dispositifs, de budgets, de méthodes, etc. Au nord comme au sud, l’intervention sociale mobilise des moyens financiers, des institutions spécialisées, des ensembles de représentations et d’outils. Comme on l’a vu, le projet de développement en est une figure emblématique, dans les deux cas. Outil privilégié d’une action publique éclatée et peu institutionnalisée dans les pays en développement, il s’impose dans les pays industrialisés dans les années 1980 dans la gestion des territoires et des groupes sociaux défavorisés. Dans un contexte de forte saturation institutionnelle et de routinisation de l’action sociale, le projet est une tentative pour réduire les cloisonnements entre institutions et/ou de modifier les rapports entre les institutions et leur public. Un ensemble de nouveaux savoir-faire se construit alors, parallèlement à l’émergence d’un nouveau type de travailleur (du) social (Ion et Ravon, 2005) : non plus des agents spécialisés, au sein d’institutions sectorisées (éducation, protection de l’enfance, etc.) en rapport interpersonnel avec un public individualisé (voire segmenté en fonction des secteurs de l’action sociale), mais des acteurs généralistes, travaillant à mobiliser les institutions et les habitants sur un territoire dans une logique de développement local[7].

Pour certains de ses promoteurs, loin d’un « nouvel avatar de la sociologie positiviste, fondée sur des modèles organicistes ou mécanistes » ou d’une « tentative de rationalisation de l’action sociale » (idem : 15) par l’application standardisée de techniques de gestion, il s’agit « avant tout d’un ensemble de méthodes et de compétences qui visent à aider les acteurs locaux, les associations, les usagers des équipements et des publics à conduire des actions permettant d’améliorer les conditions de vie, développer des réseaux de solidarité, gérer les conflits sociaux. Plus qu’un savoir-faire, il s’agit d’un savoir-faire-faire. L’ingénierie sociale recouvre des capacités de diagnostic, d’organisation, de négociation et d’évaluation mises à la disposition des acteurs locaux pour favoriser le développement des initiatives et soutenir leur mise en œuvre en vue de dynamiser la vie sociale. L’ingénierie proprement dite ne consiste pas réaliser ces actions, mais à créer les conditions, mobiliser les moyens, construire des dispositifs, pour exploiter les potentialités économiques, sociales et urbaines d’un site, et développer les capacités des acteurs. Il s’agit donc d’une fonction d’appui logistique et d’assistance méthodologique aux acteurs. […] L’outil d’intervention privilégié est la conduite de projets […]. L’ingénierie sociale suppose donc à la fois une compréhension des processus et des capacités de négociation, d’organisation et de communication, aussi bien avec les personnes en difficulté qu’avec les décideurs. Cela implique de pouvoir agir à la fois sur les relations entre les habitants et sur le fonctionnement des organismes sociaux, éducatifs ou culturels. Cela demande une certaine maîtrise des montages administratifs et financiers et de la gestion des conflits. Ce sont donc avant tout des capacités de stratégie et d’organisation que ces formes d’actions exigent » (idem : 25-27).

Ces volontés réformatrices et cette conception de l’ingénierie sociale se heurtent aux logiques institutionnelles qu’elles prétendent combattre, et à des conceptions gestionnaires du social, où l’accent est mis sur l’efficacité et l’efficience, et la standardisation des méthodes. La généralisation du projet comme mode d’intervention se double d’une standardisation de la démarche. Le financement par projet précarise l’action publique, et induit une multiplication de « territoires de projet » ad hoc Toute une ingénierie du montage de projet et de la recherche de financement se développe, induisant la création de multiples équipes projets ou bureaux d’études spécialisés, qui consomment une part importante des ressources financières (Dubois, 2009). Du fait de ces modalités de financement, bon nombre de ces nouveaux agents de développement investissement « les politiques sociales en s’engageant sur le modèle entrepreneurial : prouver l’utilité et la rentabilité de leurs interventions par des actions quantifiables et évaluables. Il ne s’agit pas d’analyser les causes qui ont conduit des personnes à se trouver en situation d’exclusion, mais d’apporter des réponses concrètes et immédiates » (Dubéchot, op. cit. : 161-162) à travers la mobilisation de financements par projets.

Dans un contexte institutionnel et politique très différent, les années 1980 ont donc vu, dans les pays industrialisés comme dans les pays sous régime d’aide, une même dynamique de remise en cause de l’intervention publique institutionnalisée, avec un accent mis sur l’implication et la participation des usagers et leur capacité à prendre en charge leurs problèmes comme condition et/ou moyen de renouvellement de l’action publique. Un ensemble d’outils et de dispositifs ont été mis en place, orientés autour de la notion de projet, dans une tension entre des conceptions rationalisantes de l’intervention sociale, et des conceptions plus sociologisées, considérant l’outil projet comme un moyen de renforcer l’autonomie des acteurs locaux et de leur permettre de renégocier leurs rapports aux institutions.

Références

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Notes

[1] Qu’elle soit d’essence populiste ou misérabiliste. Cf. Grignon et Passeron, 1989; et Olivier de Sardan, 1990.

[2] Un dessin célèbre a ainsi circulé en France dans les années 80, tant dans le milieu des Ong de développement que dans celui du travail social. Il montrait des projets de balançoire conçus par différents acteurs (techniciens, administration, etc.), projets sophistiqués mais qui ne pouvaient pas marcher (une balançoire avec trois planches les unes par-dessus les autres, une balançoire qui ne peut que se cogner sur le tronc de l’arbre, etc.), avant de terminer par la balançoire que souhaitaient les enfants : un simple pneu accroché à une branche au bout d’une corde.

[3] Cf. la notion de « paysannerie non capturée » et de « champ social semi-autonome ». (Moore, 1973; Hyden, 1980)

[4] Cf. Laborier et Trom, 2003 Sur l’eau potable, cf. Chatzis, 2006. Sur l’électrification, cf. Massé, 2005. Sur le travail social, Dubéchot, op. cit., pp. 39 ss.

[5] Ce qui est très clair dans son ouvrage, entre les logiques de la conservation, la priorité donnée aux entreprises minières et l’installation de migrants, mais que le titre de l’ouvrage ne met pas en avant.

[6] Monopole d’ailleurs théorique, puisque le secteur associatif ou privé a toujours pris en charge certains segments de politiques publiques, que certains secteurs lui sont délégués ou sont pilotés en co-gestion dans un modèle néo-corporatiste (agriculture), que le Commissariat au Plan assurait un espace de négociation entre Etat, acteurs sociaux et entreprises. Le passage de « politique publique » à « action publique » témoigne ainsi à la fois d’évolutions réelles, et de changements de lunettes de la sociologie politique.

[7] La territorialisation induisant parallèlement un repositionnement difficile des travailleurs sociaux « traditionnels », repositionnement qui favorise cependant une lecture plus sociologique et moins psychologique des problèmes sociaux (Dubéchot, op. cit).

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