2014 – France : repenser l’élaboration des projets d’aménagement

Notre-Dame des Landes, Sivens, et plus largement les nombreux « grands projets inutiles »[1] témoignent de l’inadaptation radicale à nos sociétés contemporaines des procédures de décision autour des projets d’aménagement.

On demeure dans une logique où le porteur de projet (qu’il soit public ou privé) a raison par principe, où des connivences d’ordre diverses entre porteurs de projets et élus permettent de contourner des réglementations, de faire passer sans véritable débat des projets inutiles, mal dimensionnés. Où les services de l’Etat jouent leur rôle lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes soumis à la pression politique. Où les enquêtes publiques servent avant tout à dire qu’on a consulté le public, mais ont lieu trop tard, à des moments où les choses sont déjà largement engagées, où elles se déroulent à la discrétion du commissaire-enquêteur, avec souvent un accès tardif du public à l’information, et avec des conclusions qui reprennent ce que le commissaire-enquêteur veut bien retenir, en général quelques ajustements pour réduire les incohérences ou des externalités même lorsque le projet est hautement contestable.

Des projets sont maintenus contre toute raison ; même très argumentées, les analyses citoyennes sont repoussées ; le fait même de poser des questions, de mettre en cause les argumentaires et les études, est considéré comme un affront fait aux experts (qui ont forcément raison, puisque ce sont des experts) et aux politiques (puisqu’ils représentent l’intérêt général, évidemment, on ne peut aller contre leur volonté). Les promoteurs des projets s’arcboutent d’autant plus, et semblent s’étonner de voir, dans certains cas, parfois au hasard de la médiatisation, se cristalliser des mobilisations, parfois des oppositions radicales, voire des ZAD. Sivens en est hélas l’archétype : un projet discutable dans le type d’agriculture qu’il promeut, largement surdimensionné même dans la logique d’agriculture intensive qu’il soutient, à forts effets négatifs environnementaux mais qui prétend utiliser des subventions européennes destinées à l’environnement ; des conflits d’intérêts entre élus et société d’aménagement ; une obstination malgré les multiples mises en garde, une volonté de passer en force au point d’envoyer les bulldozers détruire des espaces sensibles alors même que des recours sont en cours. Ce n’est sans doute pas le pire. Mais, tant dans ses impasses que dans la violence qu’il a suscité, au point d’entraîner la mort d’un jeune opposant, il met crûment en lumière des processus qui, à des échelles variées, trop beaucoup trop fréquents.

A petite échelle, chez nous ou tout près, on voit des maires s’acharner à renouveler en faveur de proches des permis de construire annulés, car illégaux du fait de la proximité de monuments historiques. On voit une entreprise proposer un projet inutile de zone commerciale, faiblement cachée sous un label « vert », faisant miroiter des emplois sur des bases douteuses, posant des risques accrus d’inondation dans des zones déjà menacées, projet qui est soutenu par des élus qui voient une opportunité de recettes fiscales, mais combattu par des citoyens qui découvrent tardivement le projet et son contenu.

On ne peut plus aujourd’hui maintenir ces postulats de rationalité des projets d’aménagement. On ne peut plus considérer qu’un aménagement, parce qu’il accroît la maîtrise sur la nature, est forcément un progrès. Que les porteurs de projets représentent l’intérêt général lorsqu’ils sont publics) ou sont porteurs de rationalité économique parce qu’ils sont privés. On ne peut plus dire que les experts ont toujours raison, que leur conception du projet répond à une rationalité technique indiscutable. Que l’espace est disponible et que le seul coût pour la nature ou la société est la valeur marchande de quelques hectares de terres agricoles ou de forêt. L’espace se réduit, à force d’étalement urbain, de centres commerciaux périphériques. Les problèmes environnementaux deviennent de plus en plus cruciaux. L’argent public est plus rare. Derrière les options des experts, se cachent des préférences, des choix, des façons d’appréhender le problème et les façons d’y répondre. Les citoyens réclament un droit à l’information, ils exigent que d’autres critères que les intérêts du porteur de projets soient pris en compte.

Certes, les études d’impact ont été renforcées, des évaluations environnementales ont été ajoutées. Mais elles sont souvent sous-dimensionnées, et le prestataire, payé par le porteur de projet, peut difficilement aller contre la volonté de ce dernier. La participation est certes de mise sur les grands projets, mais les formes qu’elle prend permettent rarement un réel débat sur l’opportunité du projet, les citoyens ou les élus n’ont pas les moyens de véritablement proposer des alternatives qui supposent des expertises pointues, une capacité à financer des études. La remarquable mobilisation d’associations environnementales et d’experts bénévoles permet de compenser ces asymétries en termes d’accès à l’information, de capacité de proposition, mais seulement en partie. Ces mobilisations et ces contre-expertises ont parfois réussi à bloquer des projets absurdes, à proposer et faire admettre des alternatives plus pertinentes et moins coûteuses. Elles ont souvent été mises de coté.

Il faut repenser la logique et les procédures d’élaboration de projets d’aménagement. La question n’est pas seulement d’informer et d’ajuster à la marge des projets déjà ficelés. Cette dimension demeure nécessaire : les meilleurs experts ne pensent pas à tout ; mobiliser les réactions du public, les expertises sur des champs multiples, permet souvent d’améliorer sensiblement les projets. Mais c’est en amont qu’il faut débattre de leur opportunité, de leur utilité, des différentes options pour répondre au problème posé. L’intérêt financier d’un investisseur ne peut pas être le seul critère. Il doit être mis en regard par rapport à l’utilité sociale, aux éventuels dommages environnementaux. La pertinence d’un aménagement, public ou privé, doit pouvoir être débattue, au regard de différents critères variés, d’ordre ou d’échelles différents. La façon même de poser le problème (l’eau pour les agriculteurs à Sivens) n’est jamais univoque. Il est nécessaire que l’opportunité de l’aménagement soit débattue dans des espaces publics, sous l’égide d’instances garantes de la prise en compte des différents points de vue, offrant la possibilité de débats favorisant l’exploration des possibles et le dépassement des controverses. Il restera aux porteurs de projet et surtout aux politiques à prendre ensuite leurs responsabilités en arbitrant, mais sur la base d’un dossier solide et argumenté de différents côtés.

Les études techniques ne peuvent être du seul ressort du porteur de projet. Leur contenu, les points à approfondir doivent avoir été discutés en fonction du débat sur l’opportunité, pour que les résultats ne soient pas suspects de laisser de côté des questions essentielles. Les associations, les élus, doivent pouvoir donner leur avis sur les orientations et le contenu des études. Les études doivent intégrer l’exploration de variantes et pas seulement dérouler le scénario souhaité par le porteur. Plus fondamentalement, le fait qu’elles soient sous la responsabilité et le financement du porteur de projet est problématique : idéalement, elles devraient être sous la tutelle d’une instance neutre, qui les commandite et est payée par le porteur de projet pour cela. Si ce n’est pas possible, un fonds pour études complémentaires devrait permettre aux autres parties prenantes, qui veulent questionner une partie de l’étude ou explorer d’autres scénario, de mobiliser une expertise à leur service, si la tâche dépasse la compétence des bénévoles.

Concevoir des modalités de mise en débat des projets d’aménagement à hauteur des enjeux du XXI° est une tâche importante. Cela ne se fera pas en un jour. Cela dépasse les capacités de petites associations locales. Mais celles-ci peuvent et doivent déjà se mobiliser pour forcer à de telles mises en débat, en amont autant que possible. Lutter pour que les projets douteux soient questionnés ou annulés. Pour que les critères d’utilité sociale et que les impacts environnementaux soient pris au sérieux. Au-delà de la réaction, de la critique, de la lutte contre des projets avancés, que l’on découvre tardivement, ceux qui affirment agir dans l’intérêt public et sollicitent le mandat électif de la part des citoyens, peuvent aussi intégrer ce souci dans leur pratique d’élus, au-delà des obligations légales. C’est en tous cas ma conception de l’action publique.

[1] http://www.reporterre.net/Grands-projets-inutiles-corruption

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