Annexe (non reprise dans la version publie en 2019) de Jacob J.-P. et Lavigne Delville P., 2016, Comprendre la trajectoire des interventions de développement. Processus et réseaux d’acteurs dans trois projets d’eau potable (Burkina Faso, Haïti, Ghana), Paris, Agence française de développement.
(illustration : https://www.cleeress.org/2016/12/23/co-construire-l-action-publique-entre-tension-et-coop%C3%A9ration/)
Les recherches sociologiques sur « l’Etat en action » (Jobert, 1985) ont fait éclater l’image de politiques publiques comme actions rationnelles des gouvernants : « les politiques publiques sont des puzzles à résoudre compte tenu de l’incertitude des fins et de celle inhérente à l’importance des jeux d’acteurs dans la mise en œuvre. Les « projets » et les « programmes » gouvernementaux sont porteurs de beaucoup d’ambigüités : leurs objectifs sont souvent flous, les intérêts protégés, contradictoires, les moyens attribués, imprévisibles, la répartition des compétences, peu ou mal effectuée » (Lascoumes, Le Galès, 2007). Une politique publique repose sur des opérations de simplification du réel, en fonction de points de vue, pour réduire la complexité et trouver des points d’appui pour agir (Muller, 1990). Elle est objet de luttes de définitions, pour imposer une façon de poser les problèmes et de penser les réponses, luttes qui sont en même temps des luttes d’intérêts, et des luttes interinstitutionnelles (Surel, 1998). La cristallisation d’une décision est un processus contingent, résultant d’un travail actif de mobilisation d’alliés et d’assemblages entre des discours portés par des porteurs de problèmes et des discours proposant des solutions (Zittoun, 2013). La mise en œuvre des politiques est elle-même problématique, du fait qu’elles sont réinterprétées aux différentes échelles de la mise en œuvre (Pressman, Wildavsky, 1984 (1973)), du fait de l’autonomie relative des instruments (Lascoumes, Le Galès, 2004). «La gestion publique plus que toute autre doit se méfier d’une pensée qui ne serait que celle des programmes, des objectifs, des cibles et de la stratégie. Dans les contextes d’incertitude marquée, il est souvent préférable de se fier plus à la rétroaction qu’à la programmation » (Duran, 2010 (1999): 188).
La « démographie galopante des acteurs de l’action publique » (Massardier, 2003), la participation accrue d’acteurs privés ou associatifs à la conception et la mise en œuvre de l’action publique, l’enchevêtrement des niveaux politiques (nationaux, mais aussi supra et infra-nationaux), achèvent de rendre l’action publique problématique, et contribuent à diffuser une culture de projet pour organiser la coordination entre acteurs hétérogènes. Le développement local est largement financé par projet, suscitant de multiples « territoires de projet » parfois incohérents avec l’organisation administrative, et induisant une « précarisation de l’action publique » (Dubois, 2009). En milieu urbain, « la politique de la ville est principalement mise en œuvre à travers des projets, programmes d’action ponctuels structurés, autour d’objectifs concrets, produits de la mobilisation d’acteurs locaux – élus et fonctionnaires locaux, représentants d’administrations déconcentrées de l’État, responsables associatifs, etc. – réunis dans, des réseaux de coopération, coordonnés par des chefs de projet. À travers la démarche de projet, c’est aussi une volonté de mobiliser les ressources locales, celles des quartiers et de leurs habitants qui apparaît clairement » (Pinson, 2004 : 203). Le « développement social des quartiers » de la politique de la ville en France visait à renforcer l’action publique dans les quartiers défavorisés, et contrebalancer l’éclatement des services sociaux en introduisant de la transversalité et une logique territoriale, dans une logique d’ingénierie sociale (De Gaulejac et al., 1995). Les « chefs de projet de ville » avaient pour tâche de décloisonner les interventions sectorielles, sans guère de moyens financiers ni de légitimité institutionnelle, ce qui en faisait souvent une mission impossible (Bourdieu, 1991).
Alors que ces projets visaient avant tout à contrôler ou réorganiser les quartiers, dans une démarche au mieux « participative » avec les habitants, les « projets de ville » des métropoles européennes relèvent d’une tout autre logique (Pinson, 2009). Face au retrait de l’Etat planificateur et à la mise en concurrence des villes à l’échelle européenne, les municipalités ont mis en place des projets urbains, visant à requalifier les centres urbains et à attirer entreprises et populations aisées. « Là où les services de l’État procédaient à une programmation à long terme des aménagements fondée sur une activité de prévision sûre d’elle-même, les élus et urbanistes des villes tendent à agir par touches successives, à intégrer les incertitudes, à planifier de manière plus pragmatique en intégrant les aléas et les opportunités » (idem : 11). Dans un contexte de pluralité d’acteurs et de dispersion des ressources, « aucun acteur n’a la capacité de mobiliser et de mettre en ordre les autres acteurs en fonction de ses propres objectifs et de réduire ainsi les processus d’action publique à des processus linéaires et prévisibles » (idem : 313). Les élites urbaines sont donc amenées à concevoir autrement le développement urbain, sous forme d’un méta-projet, vision globale qui se concrétise dans le temps, en même temps qu’elle évolue, à travers les différents projets ponctuels, menés par différents acteurs publics ou privés, dans une conception souple et itérative de l’action publique. Dès lors, l’enjeu premier pour les élus est de constituer une capacité d’action collective, qui « dépend désormais de la capacité à mobiliser en permanence les acteurs, groupes et institutions qui composent la ville et à articuler leurs ressources » (idem : 15). Construire des systèmes pérennes d’acteurs (élus, urbanistes, investisseurs, promoteurs immobiliers, etc.) devient, dans les projets, un objectif aussi important que les objectifs plus opérationnels. Cela aboutit à une conception négociée et incrémentale de l’action publique, où l’administration municipale ne prétend plus avoir le monopole de la définition de l’intérêt général, tout en tentant d’assurer une cohérence des choix : « il s’agit désormais de construire des orientations d’action, des visions d’ensemble qui auront fait l’objet d’un consensus au fil de processus interactifs, itératifs, d’ajustements mutuels entre les acteurs impliqués. Le projet ne tire pas sa force de la validité scientifique des dispositions qu’il comporte mais du caractère partagé des orientations qu’il esquisse. Son efficacité est cognitive et politique davantage que juridique » (idem : 163). Sans que l’acteur urbain perde toute capacité de régulation, « les choix qui constituent le projet apparaissent comme les produits de processus d’interactions, d’ajustements entre acteurs et groupes qui rendent difficile leur imputation et risquent de transformer les intentions initiales de cet acteur » (idem : 17).
L’ampleur des incertitudes, « incertitudes quant aux contextes d’action, incertitudes quant aux ressources disponibles » induit une tension structurelle entre le besoin de fixer des orientations et le caractère fragile de celles-ci. Mais ceci ne débouche pourtant pas nécessairement sur une fragmentation des systèmes d’acteurs urbains et une dispersion des ressources et des initiatives. Il semble, à l’inverse, « qu’elle suscite des initiatives consistant à réduire les incertitudes par une activité collective de construction des problèmes, d’élaboration des solutions collectives et d’articulation des ressources » (idem : 164). En effet, dans un contexte d’incertitude et de rationalité limitée, les choix valides sont ceux dont la construction a permis de stabiliser les structures d’interaction, de créer des routines de coopération et des normes communes (idem : 170). Dans ces logiques, il n’y a pas de séparation nette entre phase de conception et de réalisation : « la prise en compte des incertitudes conduit généralement les porteurs de projets à concevoir des dispositifs d’action organisant une itération constante entre les phases de définition des problèmes, d’identification des ressources, de décision, de mise en œuvre et d’évaluation » (idem : 14).
Dans le secteur de l’action publique également, la croyance dans la rationalité technique fait place à des processus pluri-acteurs et à « l’indétermination assumée des processus d’action » (Pinson, 2004 : 219) : « L’avis de l’urbaniste-expert maîtrisant les techniques de prévision et de gestion de l’extension de la ville est souverain et ne se négocie guère. La démarche de projet correspond, à l’inverse, à un contexte de rationalité limitée, dans lequel l’avenir est considéré comme peu prévisible, et le bien commun n’est pas tant conçu comme le fruit de raisonnements technico-scientifiques que comme le résultat d’un processus délibératif d’échanges et de négociations censé déboucher sur un consensus » (idem : 208).
Références
Bourdieu P., 1991. Une mission impossible. Actes de la recherche en sciences sociales, 90 (1), 84-94.
De Gaulejac V., Bonetti M., Fraisse J., 1995. L’ingénierie sociale, Syros Alternatives, Paris, Alternatives sociales.
Dubois J., 2009. Les politiques publiques territoriales. La gouvernance multi-niveaux face aux défis de l’aménagement, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, Res Publica.
Duran P., 2010 (1999). Penser l’action publique, LGDJ, Paris, 246.
Jobert B., 1985. L’État en action. L’apport des politiques publiques Revue française de science politique, 35 (4), 654-682.
Lascoumes P., Le Galès P. eds, 2004.Gouverner par les instruments, Gouvernances, Presses de Sciences Po, Paris, Pages.
Lascoumes P., Le Galès P., 2007. Sociologie de l’action publique, Armand Colin, Paris, 128. nt.
Massardier G., 2003. Politiques et action publiques, Armand Colin, Paris.
Muller P., 1990. Les politiques publiques, Presses universitaires de France, Paris, Que sais-je.
Pinson G., 2004. Le projet urbain comme forme d’action publique. In : Gouverner par les instruments (Lascoumes P., Le Galès P., eds), Presses de Sciences Po, Paris, 199-233.
Pinson G., 2009. Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes., Presses de Sciences Po, Paris, Collection Gouvernances.
Pressman J.L., Wildavsky A.B., 1984 (1973). Implementation: how great expectations in Washington are dashed in Oakland: or, why it’s amazing that federal programs work at all, this being a saga of the Economic Development Administration as told by two sympathetic observers who seek to build morals on a foundation of ruined hopes, University of California Press, Berkeley.
Surel Y., 1998. Idées, intérêts, institutions dans l’analyse des politiques publiques. Pouvoirs, (87), 161-178.
Zittoun P., 2013. Entre définition et propagation des énoncés de solution. L’influence du discours en « action » dans le changement d’une politique publique. Revue française de science politique, Vol.63 (3-4), 625-646.
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Bonjour,
Il me semblait que le morcellement des projets et des principes était plutôt une démarche des politiques, ou de ceux qui ont le pouvoir, appliquant la maxime « diviser pour mieux régner ». Mais, d’après ce que je comprends de ce texte, ce morcellement serait inhérent à la société dans son ensemble, ne vient pas d’une volonté machiavélique des gouvernants, c’est une sorte de donnée brute de l’espace du territoire. Bien plus, c’est ceux qui savent composer avec ce morcellement qui gagnent du pouvoir, et il faudrait modifier la maxime en disant par exemple « régner sur la division ».
Qu’en est-il ? Il me semble qu’il n’est pas besoin de démontrer la maxime « diviser pour mieux régner ». Mais pourriez-vous argumenter un peu plus sur l’idée que le morcellement serait en fait inhérent à un territoire social donné ? Par exemple, cette citation de votre texte : « aucun acteur n’a la capacité de mobiliser et de mettre en ordre les autres acteurs en fonction de ses propres objectifs et de réduire ainsi les processus d’action publique à des processus linéaires et prévisibles »… Oui… Peut-être… Mais pas si sûr, de mon opinion en tous cas, même sans tomber dans le complotisme d’un acteur tout puissant qui agirait mystérieusement par derrière ; la dizaine de personnes qui commandent une métropole, une société privée qui fait travailler 1 000 personnes dans une ville de 2 000 habitants, certes ne contrôlent pas tout, n’organisent pas tout, mais quand même… Il est connu par exemple qu’EDF arrose les communautés territoriales où sont implantées ses centrales nucléaires, et apparemment ça ne fonctionne pas trop mal, même si c’est pas EDF qui dirige les vestiaires dans les stades…
Pourriez-vous en dire un peu plus sur d’où vient ce morcellement ?
Merci.
Mon propos porte sur les pays « sous régime d’aide », dont la trajectoire est très différente. Leur trajectoire, post-coloniale, est à la fois jeune et différente de celle qu’on connu les pays européens, du fait de cette histoire coloniale et post-coloniale. Les pouvoirs étatiques se confrontent à des pouvoirs locaux, à des bailleurs de fonds. Les administrations n’ont guère de moyens récurrents et l’action publique dépend largement de financements externes et est mise en oeuvre, dans de nombreux secteurs, sur base de « projets » de faible durée (3 à 4 ans) qui, même s’ils se succèdent n’assurent pas continuité et renforcement institutionnel et qui ne couvrent que partiellement le territoire.
Bonjour Monsieur Delville. C’est avec un immense plaisir que je parcours vos écrits sur les politiques publiques.
Je suis en effet Doctorant en Anthropologie Sociologie de la santé et je m’intéresse à faire une analyse socio-anthropologique des politiques publiques en lien avec les usages de pesticides.
Je serai très heureux de vous lire à nouveau ou même de bénéficier d’un conseil au passage sur la manière de s’y prendre dans une analyse socio-anthropologique des politiques publiques.
Je veux connaître la continuité de ce sujet: quels sont les intérêts du passage de l’analyse de politique publique à la sociologie de l’action publique.