2018 – Ethnographier les organisations de l’aide et leurs pratiques : des problèmes spécifiques liés à l’objet ?

 (extrait de Lavigne Delville P., Fresia M., 2018. Enquêter au cœur des mondes de l’aide. Positionnements, relations d’enquête, restitutions. In : Au coeur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques (Fresia M., Lavigne Delville P., eds), Karthala/IRD/APAD, Paris/Marseille/Montpellier, 323-359. Les références à des auteurs sans date renvoient aux chapitres du livre)

L’approche ethnographique des institutions d’aide cherche à restituer le travail quotidien des acteurs qui en sont membres, saisi en contexte et en relation aux autres institutions. Dans cette ambition, elle rencontre un ensemble de défis qui, tout en étant propres à toute recherche anthropologique, sont en même temps spécifiques à cet objet, ou en tous cas y sont particulièrement marqués.

D’abord, toute recherche dans des organisations pose la question de la légitimation du chercheur au sein d’institutions a priori closes, dont l’accès est réservé à ses propres membres (« exclusive membership »). A Dakar, à Phnom Penh, comme à Genève ou Paris, on ne rentre pas dans des bureaux pour observer et interroger de la même façon qu’on entre dans un village, ou une place publique. Lorsque le chercheur occupe une position d’observateur « pur », sans participation ou engagement professionnel au sein des organisations étudiées, il doit en négocier l’accès via des processus bureaucratiques impersonnels (obtention d’autorisations formelles), souvent combinés au soutien personnalisé d’un insider (Hamani sur l’institution judiciaire au Niger, Enten en Ethiopie). Cette importance des soutiens individuels est d’ailleurs révélatrice de l’ambivalence du fonctionnement des bureaucraties, entre formel et informel, indifférence et sur-personnalisation des relations sociales. Sans participation intégrale actuelle (Deligne sur les projets d’irrigation au Cambodge) ou passée (Fresia au siège du HCR et Scalletaris dans son bureau de Kaboul) au sein d’une institution ou dans son environnement (Enten dans l’aide humanitaire en Ethiopie, Riegel dans la conservation de la nature au Sénégal, Lavigne Delville dans l’expertise foncière), ni soutien d’un membre interne influent, l’entrée sur le terrain peut être ainsi délicat à négocier et la place du chercheur difficile à trouver, sur fond de suspicion ou d’incompréhension (Hamani), y compris lorsque celle-ci a été autorisée par certains acteurs (Ségalini sur un projet de conservation de la nature au Sénégal).

Enquêter au cœur des bureaucraties de l’aide pose ensuite un problème de découpage de l’objet, et au-delà, des questions d’échelles et de « positionnement spatial » (Gould, 2004). Une organisation semble au premier abord clairement définie et délimitée : un statut, des espaces physiques (des bureaux), un organigramme, du personnel. En fait, les institutions de l’aide sont des organisations complexes, translocales. Elles ne peuvent pas toujours faire l’objet d’une délimitation spatiale claire parce que leur quotidien met en jeu des acteurs internes aux statuts variés et une multitude d’acteurs externes, et qu’elles se déploient suivant des réseaux qui transcendent sans cesse les frontières formelles établies dans leurs organigrammes entre unités, départements, antennes locales ou nationales (Garsten et Nyqvist, 2013 : 12). A l’observation, les bureaucraties de l’aide apparaissent ainsi comme des espaces administratifs fragmentés, « enchâssés les uns dans les autres, tout en étant souvent cloisonnés, et marqués par des concurrences et des tensions aussi bien que par des formes d’alliances et de tensions » (Nay et Petiteville, 2011 : 15). Pour l’anthropologue se pose alors le défi de savoir comment rendre compte de ces « disjonctions » répétées et comment identifier un site ou un réseau d’acteurs pouvant faire l’objet d’une enquête fouillée et contextualisée propre à la démarche ethnographique, sans perdre de vue ses articulations aux autres maillons de la chaîne, au sein et en dehors de l’organisation. Jeremy Gould (2004: 267) problématise bien cet enjeu de spatialisation : « the main point then is of how to define the setting, or site, of empirical inquiry in a way that is compatible with the ethnographic demands of rich contextualization, while not losing shift of the translocal and multiscalar forces and processes that mold localized relations and awareness ». Cette difficulté a souvent été résolue en optant pour l’observation des interfaces ou de « nœuds » spécifiques de la chaîne de l’aide, où s’entrecroisent, à un moment donné, divers réseaux d’acteurs qui y établissent des interactions denses. Ces nœuds, ces interfaces, peuvent être une instance de décision (Fresia, 2012), des conférences internationales (Bellier, 2012), des groupes de réflexion (Mansion), des arènes de négociations des politiques (Lavigne Delville), des dispositifs projets (Mosse 2005 ; Deligne, etc.). Mais l’existence de disjonctions répétées entre nœuds, entre niveaux, pose la question de savoir si les observations réalisées à une interface particulière peuvent être généralisables au-delà. On retrouve ici, sous une nouvelle forme, le problème classique de la montée en généralité en anthropologie, à partir d’études denses mais localisées. Gould (2004 : 272) évoque également à ce sujet le problème de l’incommensurabilité des échelles et des sites ou « localités » de l’enquête[1].

Derrière la permanence de l’organisation, les institutions de l’aide sont par ailleurs marquées par une forte instabilité. Elles sont, pour des enjeux de survie et de résilience, en perpétuelle réforme et transformation, que ce soit dans leur forme institutionnelle ou dans les modalités de leurs interventions (Nay et Petiteville, 2011). Les organisations des Nations Unies doivent en permanence négocier leurs ressources auprès des Etats membres. La « fatigue de l’aide » qui a suivi la chute du mur de Berlin (Chavagneux, 2001 : 161) a obligé les institutions de développement à redéfinir leurs stratégies pour se relégitimer. Sous l’influence des politiques successives des bailleurs de fonds, les administrations des pays du Sud financées par l’aide sont elles-aussi en réforme permanente, « en chantier » (Bierschenk et Olivier de Sardan, 2014). Les stratégies des ONG sont très dépendantes des flux financiers qu’elles arrivent à mobiliser, tandis que les dispositifs projets sont, par nature, non institutionnalisés et encore plus éphémères. A tous les niveaux, les doctrines et les politiques sont régulièrement redéfinies, les règles de financement aussi ; le personnel change fréquemment de poste, entraînant des discontinuités dans la mémoire, des changements de stratégies, des mises en cause de réseaux ou d’alliances antérieurs.

Cette instabilité des institutions de l’aide pose une série de difficultés à l’enquête ethnographique : l’impermanence du personnel et de certaines antennes administratives et leur faible capacité d’archivage soulèvent la question de l’accès aux sources, de la capacité à reconstituer des événements passés dont une partie des protagonistes n’est plus sur place. Comme de nombreuses bureaucraties (Gibert et Thoenig, 1993), elles souffrent d’une amnésie structurelle, favorisée par la faible institutionnalisation des dispositifs d’intervention et semblent parfois agir dans un éternel présent (Lewis, 2009). Fouiller les archives officielles et privées, faire jouer les réseaux pour retrouver les coordonnées des acteurs ayant changé de poste ou de pays, chercher à les rencontrer dans leurs nouveaux postes, ou encore mener des entretiens par mail, téléphone ou skype, sont autant de façons de contourner l’obstacle, au moins partiellement. Parfois, c’est l’objet même de l’enquête qui s’évanouit ou presque, comme le bureau sénégalais de l’UICN au Sénégal étudié par Riegel, profondément restructuré après la fin d’un financement qui l’a amenée à travailler sur les réseaux au sein desquels il s’était, à un moment donné, constitué, plus que sur l’organisation elle-même. La précarité des dispositifs financés par l’aide pose aussi le problème de savoir comment saisir, dans la durée, les modalités et la portée de leurs actions à l’échelle des territoires lorsque les ces dispositifs ont disparu, que leur réussite passe par des formes de réappropriation qui en font disparaître l’origine, et que leurs traces sont soumises à une réinterprétation en fonction des enjeux du présent.

Enfin et surtout, l’ethnographie de l’aide soulève la question du rapport du chercheur face à la forte normativité de ces institutions. Une partie des professionnels de l’aide (souvent au niveau des sièges des organisations) passe en effet un temps considérable à produire leur propre découpage de la réalité et leurs propres savoirs, à partir de critères moraux et de points de vue normatifs, mais aussi de contraintes opérationnelles et de survie organisationnelle qui obligent à simplifier la réalité. Ces points de vue normatifs sont ancrés dans le langage des droits humains pour les organisations humanitaires, dans celui du progrès et du développement économique pour d’autres. Les organisations cherchent à les légitimer par une abondance d’études, par des méthodes qui se veulent scientifiques, par le recours – en interne et en externe – à des consultants et des chercheurs académiques ou, en tous cas, à des employés ayant un haut bagage universitaire. Elles reprennent souvent des analyses et des catégories issues des sciences sociales, quitte à ce qu’elles soient en partie réinterprétées, voire obsolètes. Certains secteurs de l’intervention internationale comme les réfugiés ont ainsi suscité des champs de recherche spécifiques, des revues spécialisées, fortement marquées par les cadrages internationaux sur la question. Cette production normative pose de manière plus saillante qu’ailleurs la question des rapports complexes entre savoirs institutionnels, savoirs-experts et savoirs anthropologiques (cf. ci-dessous) ainsi que celle de la distanciation morale du chercheur vis-à-vis d’une aide qui se construit sur des principes de solidarité et d’amélioration des conditions de vie des populations, difficilement contestables en soi. Cette dernière question est encore plus vive lorsque le chercheur a été ou est lui-même partie prenante, en tant qu’expert ou praticien, des institutions qu’il étudie et qu’il entretient une proximité sociale avec les professionnels de l’aide.


[1] Une autre réponse consiste à suivre les processus, à observer différents lieux articulés (cf. ci-dessous « studying through »).

Références

Bellier I., 2012, « Les peuples autochtones aux Nations unies : un nouvel acteur dans la fabrique des normes internationales », Critique internationale, vol 54 n° 1, pp. 61-80.

Bierschenk T. et Olivier de Sardan J.-P. ed., 2014, States at Work. Dynamics of African Bureaucracies, Coll. Africa-Europe Group for Interdisciplinary Studies Vol. 12, Leiden, Brill.

Chavagneux C., 2001, « Lutte contre la pauvreté. Les enjeux politiques d’un slogan », Politique africaine,  n° 2, pp. 161-168.

Fresia M., 2012, « La fabrique des normes internationales sur la protection des réfugiés au sein du comité exécutif du HCR », Critique internationale, vol 54 n° 1, pp. 39-60.

Garsten C. et Nyqvist A. ed., 2013, Organisational anthropology: doing ethnography in and among complex organisations, Coll. Anthropology, Culture, Society Series, London, Pluto Press.

Gibert P. et Thoenig J.-C., 1993, « La gestion publique: entre l’apprentissage et l’amnésie », Politiques et management public, vol 11 n° 1, pp. 3-21.

Gould J., 2004, « Positionality and scale. Methodological issues in the ethnography of aid », in Gould J. et Marcussen H. S. ed., Ethnographies of Aid – Exploring Development Texts and Encounters, Roskilde, Roskilde University, pp. 263-290.

Lewis D., 2009, « International development and the ‘perpetual present’: anthropological approaches to the re-historicization of policy », European Journal of Development Research, vol 21 n° 1, pp. 32-46.

Mosse D., 2005, Cultivating Development. An Ethnography of Aid Policy and Practice, Pluto Press, London.

Nay O. et Petiteville F., 2011, « Éléments pour une sociologie du changement dans les organisations internationales », Critique internationale, vol 53 n° 4, pp. 9-20.

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