Conclusion de Lavigne Delville P., 2012. L’anthropologie a-t-elle été utile à l’institution de microfinance Mahavotse ? Mobilisation de sciences sociales et conduite de projet au Sud de Madagascar : un art du possible. Gret, Nogent sur Marne, Coopérer Aujourd’hui, 44. Ce texte propose une lecture des projets comme « art du possible » dans des environnements complexes et aléatoires, et analyse la façon dont des regards de sciences sociales ont, de façon plus ou moins réfléchie et intégrée à la stratégie du projet Objectif Sud, été mobilisés aux différentes étapes de la vie de cette tentative de mettre en place une institution de microfinance dans le sud malgache.
- Cadres cognitifs, phasage de l’action et fenêtres d’opportunité
Pour certains spécialistes du microcrédit, les acteurs locaux sont perçus comme de petits ou micro-entrepreneurs, investissant pour développer leur activité économique et leur revenu. Une institution de microfinance durable, c’est une organisation, légalement reconnue, qui offre des crédits adaptés à sa clientèle et assure son équilibre financier à partir de la rémunération des services financiers qu’elle offre. Par le simple fait de permettre un accès à du crédit, une IMF permet de lever les contraintes de financement que rencontrent ces microentrepreneurs, stimule l’activité économique locale, et permet de réduire la pauvreté.
Ces conceptions mécaniques de l’impact de la microfinance sont contestées par certains développeurs, dont l’équipe du Gret, pour qui l’offre de microfinance est limitée dans ses montants, et l’injection de crédit ne suffit pas à enclencher des processus de changement significatif : elle ne peut que permettre aux populations de mieux valoriser le potentiel économique, dans un contexte donné. L’utilité et l’impact de la microfinance dépendent des opportunités du contexte économique, de la réalité des freins dans l’accès au capital, des rapports sociaux (Doligez, 2002). La microfinance est utile, mais pas une panacée ; une offre non régulée peut entraîner du surendettement et un appauvrissement ; avec l’accent sur les performances économiques, un certain nombre d’IMF dérivent vers la recherche du profit au détriment de leur mission sociale. Ceux-là mettent l’accent sur les performances sociales des IMF, affirmant que celles-ci n’ont de sens que si elles arrivent à construire des compromis satisfaisants entre réalité du service à ses clients et équilibre financier, entre « performances sociales » et « performances financières » (Lapenu et al, 2009).
Les chercheurs en sciences sociales critiquent aussi le discours idéalisé sur la microfinance, qui a longtemps dominé. Outre les problèmes de surendettement (par ex. Guérin et al, 2009), ils mettent en lumière certaines contradictions de la microfinance et soulignent les lacunes de ce modèle de l’entrepreneur appliqué à des populations pauvres et marginales, ou encore dont les valeurs et logiques sociales ne sont pas celles de la maximisation du profit. Arditi (2004) souligne ainsi à juste titre que le modèle de l’investissement productif, promu par les animateurs d’un réseau de crédit, ne s’accorde guère, a priori, avec la culture des paysans du sud du Tchad, fondée sur la consommation ostentatoire et la destruction du surplus. Les mêmes interrogations traversaient l’équipe microfinance d’Objectif Sud, comme on l’a vu. Pourtant, l’existence d’un décalage entre la finalité affichée de la microfinance et les logiques sociales n’est pas nécessairement problématique, contrairement à ce que postule Arditi[1] : les femmes qui améliorent leur revenu grâce à des micro-activités, les hommes de ménages pauvres ne sont pas forcément dans cette logique de consommation ostentatoire ou d’accumulation en zébus pour les funérailles. S’il permet un accroissement de revenu, utilisé dans les logiques sociales de la richesse, un crédit peut être apprécié par les acteurs locaux.
Il n’en demeure pas moins que raisonner en termes d’individus peut être problématique là où les stratégies économiques des acteurs locaux sont fortement conditionnées par leur statut au sein des groupes domestiques. Un des apports de l’anthropologie à la microfinance est ainsi de percevoir les clients comme individus socialement situés, dans des groupes domestiques, dans des réseaux sociaux, dans des logiques lignagères et factionnelles. Même si les spécialistes du crédit sont intéressés à comprendre les logiques sociales de leurs clients, à comprendre les dynamiques de l’espace social où ils interviennent, leur sociologie spontanée ne leur permet pas de construire un cadre d’analyse solide et articulé à leurs questionnements. Construire les raisonnements intermédiaires entre structures familiales et activités économiques des clients, entre pouvoirs locaux et sélection des clients permet de reformuler le cadre cognitif à partir duquel raisonnent les acteurs de la microfinance et rendre recevable les questionnements qui en découlent [ajout 2020 : en donnant des clés pour situer les clients, non seulement en tant qu’hommes ou femmes, « riches » ou « pauvres », mais en tant que chef de ménage, épouse de chef de ménage, veuve, fils non marié, etc.]
La compréhension des rapports sociaux permet d’éclairer les choix pratiques en termes de produit financier, de caution solidaire, de mécanisme de recouvrement des prêts. La mobilisation du savoir anthropologique peut paraître ici assez fonctionnaliste, utilitariste. C’est néanmoins un moyen de contribuer à une adéquation de l’offre et de réduire les risques d’effets pervers. Cet apport va au-delà de la simple efficacité du crédit : trouver les règles du jeu qui font sens par rapport aux représentations locales et qui répondent aux enjeux de viabilité de la microfinance améliorent son efficacité, mais améliorent aussi l’image de l’institution et son ancrage local, ce qui est un second enjeu essentiel de viabilité d’une IMF, encore plus rarement perçu. C’est aussi un des rôles de la concertation [ajout 2020 : entre l’institution et ses clients, pour débattre et adapter les règles du jeu initialement proposées « par le haut »], dès que les clients ont une expérience suffisante de l’offre pour pouvoir y réagir (Morlat, 2009).
L’enquête sur les économies familiales, le processus de concertation sont ainsi deux étapes clés de cette construction de l’adéquation. À Mahavotse, elles ont été tardives, comme on l’a vu, pour des raisons liées à l’histoire même du projet. Réalisés deux ans plus tôt, elles auraient peut-être pu permettre de stabiliser plus tôt les procédures, de mettre en avant plus tôt les problèmes de la relation agent de crédit/client, et de les traiter pendant cette seconde phase de financement. Un « suivi de processus » mieux formalisé, au sein du volet « microfinance » aurait aussi pu permettre de questionner, plus tôt, ce problème de relation agent/client (mais sans le kéré [la disette], qui l’a révélé, aurait-il été aussi visible ?). Il est vrai aussi que, dans le fil de l’action, les enseignements initiaux ont été un peu oubliés.
L’exemple de Mahavotse montre en tous cas que la mobilisation de sciences sociales est d’une utilité réelle pour des développeurs cherchant à ancrer leur action dans des contextes sociaux. Mais il montre aussi que cela ne va pas de soi, même lorsque les acteurs sont intéressés sur le principe. Il faut qu’ils puissent faire le lien entre leurs questionnements et une perspective de sciences sociales. Il faut qu’ils aient les moyens pratiques de mettre en oeuvre les études et appuis nécessaires (Qui mobiliser ? Comment ? Comment assurer que la personne choisie est compétente ? Comment synthétiser les résultats de recherche et savoir quoi en faire ?). Sinon, si l’utilité paraît trop lointaine, si le montage de l’étude et la recherche du chercheur ou de l’étudiant sont trop compliqués, cela n’est jamais une priorité et les choses ne se concrétisent pas, et cela d’autant moins que de telles études n’ont pas été programmées et que la pression opérationnelle est forte.
Pour autant, des acteurs tiers peuvent aider, en prenant en charge cette problématisation. L’articulation entre savoirs anthropologiques et logiques de l’action suppose l’intervention d’acteurs d’interface, de « chaînons manquants institutionnels » (Lavigne Delville, 2007a) capables de mobiliser les deux systèmes de pensée et d’assurer la traduction de l’un dans l’autre, que ce soit pour construire le cadre conceptuel des études d’approfondissement à mener que pour en synthétiser et restituer les résultats. Et aussi pour prendre en charge le coût pratique, en temps, du montage des apports de sciences sociales.
2. Contraintes institutionnelles, processus d’apprentissage et sciences sociales
Au-delà, les contraintes opérationnelles font qu’un apport de sciences sociales n’est pas toujours recevable ou audible. Il y a des étapes de démarrage, de questionnements, où une réelle ouverture existe, pour autant que l’intérêt soit là et que la pression à l’action ne soit pas trop forte. Il y a les moments d’extension, où les équipes opérationnelles sont débordées par leurs propres programmes, par le suivi des activités, et où le questionnement distancié n’est guère possible, surtout s’il n’a pas été programmé et budgété. Il y a les moments de changement de phases, où l’on prend un peu plus de recul pour redéfinir une stratégie. Il y a les moments où il faut gérer des urgences non prévues, des contraintes urgentes, comme la course aux cofinancements de 2005 [rendue indispensable pour éviter un grave déficit du projet]. Il y a les crises, qui obligent à poser des questions qui, même si elles ne sont pas toujours nouvelles, étaient restées latentes jusqu’ici et qui permettent d’ouvrir ou de rouvrir des débats, pour autant que les perspectives de sortie par le haut existent. La pression à la croissance, induite par les contraintes de financement, est, très clairement, une contrainte forte pour l’intégration de questionnements de sciences sociales.
Plus fondamentalement, la possibilité d’intégrer un regard de sciences sociales dans un projet de développement tient à sa conception initiale. Il faut que le cadre de l’action (durée, financement, pression à la réalisation) le permette, ce qui est plus facile si le principe de tels apports a été programmé et budgété en amont, dans la conception du projet. La durée du financement (ou la probabilité d’un enchaînement vertueux de phases), les objectifs de réalisation fixés, la place donnée à la réflexion et au retour d’expérience conditionnent largement la possibilité pour les praticiens de s’interroger, de questionner leurs pratiques. Rares sont les financements qui permettent de respecter les étapes d’un processus d’apprentissage, telles que Korten (1980, 2006) les définit : apprendre à être efficace, c’est-à-dire expérimenter, mettre au point, suivre, évaluer, ajuster jusqu’à obtenir un bon niveau d’adéquation entre l’offre et le contexte (social, mais aussi physique, institutionnel, etc.) dans lequel s’inscrit l’action ; apprendre à être efficient, c’est-à-dire rationaliser les démarches et les procédures, une fois qu’elles sont bien stabilisées à l’occasion d’une première extension, puis apprendre à grandir, en gérant les problèmes liés au changement d’échelle sur une base solide, parce que l’on s’appuie sur des équipes compétentes et des outils stabilisés. Trop rares aussi sont les opérateurs qui ont une claire conscience de l’enjeu de ce phasage. Dès lors que la nécessité de ce phasage et d’un apport de sciences sociales (dans la première phase au moins) n’est pas intégrée à la conception même du projet, budgétée, organisée au sein du dispositif, en ayant prévu les ressources humaines et financières nécessaires, la mobilisation de sciences sociales restera marginale, secondaire, en fonction des opportunités.
Dans le champ de contraintes de la coopération au développement, c’est malheureusement cela la règle, et non l’exception. Dès lors, l’accompagnement en sciences sociales d’un projet de développement doit assumer le fait que mettre en oeuvre une action de développement est un « art du possible » et accepter des apports partiels. Il doit contribuer à intégrer en amont, autant que faire se peut, les conditions d’une approche d’apprentissage mobilisant les sciences sociales et savoir jouer sur les fenêtres d’opportunités pour permettre une évolution des cadres de représentations, des stratégies d’actions et des pratiques, vers une meilleure adéquation, tant opérationnelle qu’institutionnelle.
S’interroger sur la possibilité d’apports de l’anthropologie demande ainsi de bien comprendre ce qu’est la vie d’une action de développement, la culture professionnelle du secteur, la culture organisationnelle de l’ONG. Plus largement, par le fait même que la place donnée aux sciences sociales dans la conception des projets dépend de la culture professionnelle du secteur, de la culture de l’opérateur et de sa façon de définir son objet d’intervention, s’interroger sur la place possible pour les sciences sociales revient donc aussi à faire une anthropologie des dispositifs d’intervention35, en s’interrogeant sur la culture professionnelle des développeurs et les conditions institutionnelles de mise en oeuvre des projets.
Références
Arditi C., 2004, « Des paysans plus professionnels que les développeurs ? L’exemple du coton au Tchad (1930-2002) », Revue Tiers Monde, n° 180, pp. 841-865.
Bidaud-Rakotoarivony C., 2007, Synthèse préliminaire de l’étude sur les économies familiales en Androy, Madagascar. Étude anthropologique, Gret, Paris, 56 p.
Doligez F., 2002, « Microfinance et dynamiques économiques : quels effets après dix ans d’innovations financières ? », Revue Tiers-Monde, vol. 43, n° 172, pp. 783-808.
Guérin I., Roesch M., Venkatasubramanian et al., 2009, « Microfinance, endettement et surendettement : une étude de cas en Inde du Sud », Revue Tiers Monde, n° 197, pp. 131-146.
Korten D.C., 1980. Community organization and rural development: a learning process approach. Public Administration Review, 40 (5), pp. 480-511.
Korten D., 2006. L’intervention sociale comme processus d’apprentissage. GRET, Paris, Coopérer aujourd’hui, n°41.
Lapenu C., Konini Z. et Razakaharivelo C., 2009, « Évaluation de la performance sociale : les enjeux d’une finance responsable », Revue Tiers Monde, n° 197, pp. 37-54.
Lavigne Delville Ph., 2007a, « À la recherche du chaînon manquant. Construire des articulations entre recherche en sciences sociales et pratique du développement », in Bierschenk Th., Blundo G., Jaffré Y., Tidjani Alou M. éds, Une anthropologie entre rigueur et engagement. Essais autour de l’oeuvre de Jean-Pierre Olivier de Sardan, Apad/Karthala, Leiden/Paris, pp. 127-150.
Lavigne Delville Ph., 2007c, Prendre au sérieux les pratiques des développeurs. Une étape nécessaire de l’analyse critique des ONG ?, Coopérer Aujourd’hui n° 53, Gret, Paris, 30 p.
Morlat L., 2010. La concertation comme outil d’insertion d’une institution de microfinance dans l’espace local : l’expérience de Mahavotse en Androy (Madagascar). GRET, Nogent-sur-Marne, Coopérer aujourd’hui, n°71.
Voir aussi :
Deligne A., Maharetse J., 2009, Méfiance, rivalités et enjeux de pouvoir autour d’un projet de développement en pays tandroy (Madagascar), Gret, Nogent-sur-Marne, Coopérer aujourd’hui, n° 65, 44 p.
[1] Cf. Lavigne Delville, 2007c, pour une démonstration.
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