(extrait de Lavigne Delville P. et Fresia M., 2018, « Enquêter au cœur des mondes de l’aide. Positionnements, relations d’enquête, restitutions », in Fresia M. et Lavigne Delville P., ed., Au coeur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques, Paris/Marseille/Montpellier, Karthala/IRD/APAD, pp. 323-359 ; les références sans date renvoient aux chapitres de l’ouvrage)
La position sociale et politique du chercheur, le type d’empathie qu’il développe vis-à-vis des praticiens, et son positionnement par rapport à l’action influencent la construction de l’objet et les cadres interprétatifs choisis et aussi, in fine, le type de critique qu’il formule à l’égard de l’aide. Les contributions réunies ici révèlent un gradient de postures, en partie enchevêtrées, entre les trois idéaux-types que sont la critique radicale portant sur les fondements épistémologiques mêmes de l’aide, la critique compréhensive, proche du vécu des acteurs, et la critique « opérationnelle » avant tout orientée vers l’amélioration de l’action. Sans qu’il y ait évidemment de catégorisations tranchées, à chacune de ces postures correspond préférentiellement une certaine vision des rapports entre savoirs-anthropologiques et savoirs des praticiens. Précisons que par « savoirs des praticiens », nous comprenons ici deux types de savoirs distincts bien qu’ils se recoupent en partie : les savoirs-experts d’une part, qui se réfèrent aux cadrages et formes de problématisations propres aux institutions de l’aide, formalisés dans des documents écrits et continuellement produits ou traduits par leurs membres ; les savoirs pratiques de l’autre, qui renvoient aux connaissances plus personnelles ou individuelles que les praticiens ont du fonctionnement concret du monde de l’aide et de leur propre institution d’appartenance, de leurs règles implicites et de leurs jeux informels, et qui intégrèrent une réflexivité plus ou moins critique sur leur pratique professionnelle.
La nature de la critique et ses rapports aux savoirs des praticiens-experts
Dans le cas de la critique radicale, c’est la légitimité même de l’organisation et du dispositif qui sont mis en cause, dans leurs fondements épistémologiques et leurs effets de domination, dans une posture finalement proche de la critique postcoloniale ou néo-dépendantiste (Escobar, 1995; Rist, 2001 (1996)). La critique radicale est par définition rejectionist : le savoir anthropologique déconstruit les logiques des institutions d’aide, les postulats des savoirs-experts, questionne leur validité par rapport à des contextes historiques et géographiques spécifiques, met à jour la fluidité des catégories mobilisées, les impensés institutionnels (dont l’institution elle-même) et les rapports de pouvoir sous-jacents à son action. Il met à jour la violence symbolique de l’aide, liée à sa capacité à définir et à imposer des cadrages[1]. Il s’inscrit dans une logique de production de connaissances et, le cas échéant, de positionnement dans le débat public sur les rapports internationaux. La critique radicale postule l’incommensurabilité du savoir anthropologique, qui se veut objectif mais situé, par rapport à des savoir-experts qui se veulent universels mais sont nécessairement biaisés. L’anthropologue peut constituer ces derniers en objet alors que l’inverse n’est pas pensable.
Cette posture critique ne se construit toutefois pas nécessairement dans un positionnement (spatial et social) d’extériorité au monde de l’aide, dans lequel les premiers anthropologists of development semblaient s’être retranchés au début des années 1990 : dans le cas de Scalettaris, c’est au contraire une expérience préalable de pleine participation qui l’amène, dans un deuxième temps, à questionner la pensée institutionnelle du HCR. Là, la critique radicale s’appuie sur une documentation fine des pratiques, ce qui le rend particulièrement forte et difficilement contestable. Inversement, une position d’extériorité totale au monde de l’aide n’amène pas toujours à produire une critique radicale de ses fondements épistémologiques et de ses institutions : privilégiant le dévoilement des conditions de travail précaires de leurs employés ou de description de leur fonctionnement interne, Ségalini et Hamani, par exemple, situent leur réflexion à un autre niveau, en se penchant avant tout sur les conditions de travail de leurs employés dans un contexte de « modernité insécurisée » (Bréda, Deridder et Laurent, 2013) que le système de l’aide contribue à générer. Leur critique se montre compréhensive par rapport aux difficultés quotidiennes vécues par les professionnels de l’aide ou les fonctionnaires des administrations nationales, attentive à leurs savoirs pratiques, leurs dilemmes, leurs contraintes et à la manière dont leurs conditions de travail et leurs propres aspirations influencent leurs pratiques quotidiennes et leurs rapports aux normes véhiculées par le système de l’aide. Mais, elle ne porte pas véritablement sur les fondements de l’action de leur institution d’appartenance, ni sur ses impensés institutionnels, car, à l’instar de Hindman et Fechter (2011), tel n’est pas leur objet.
Pour d’autres auteurs de cet ouvrage, la critique se veut également « compréhensive », proche des acteurs et des pratiques quotidiennes. lls questionnent aussi les savoirs experts institutionnalisés et l’universalité revendiquée des cadres normatifs dans lesquels ils s’inscrivent, mais à partir d’une autre perspective : en ouvrant la boîte noire des dispositifs et des politiques, en mettant en avant la façon dont les logiques de reproduction des organisations influent sur leurs pratiques, les auteurs retracent la dimension contingente, controversée et continuellement négociée de ces savoirs-experts (au sein même des institutions, du fait de luttes internes continuelles entre différents réseaux, mais aussi en externe, où la légitimité des interventions n’est jamais complètement acquise). Ils relativisent ainsi leur hégémonie et mettent à jour leur dimension située et arbitraire (au sens de historiquement située) (Riegel, Lavigne Delville, Fresia). Sans être insensibles aux rapports globaux de domination, ils sont sceptiques par rapport aux visions unilatérales des rapports de force qui se jouent dans les relations d’aide. Ils ne mettent pas tant en question les fondements épistémologiques de l’aide, dont ils montrent le caractère contesté, que les disjonctions entre discours et pratiques produites par les logiques de carrière, les stratégies de reproduction institutionnelle, les négociations et compromis entre intérêts au sein des acteurs de l’aide qui, in fine, produisent et reproduisent des effets pervers, structurels mais d’ampleur variable selon les configurations. Une telle attention aux pratiques et aux logiques institutionnelles de l’aide est rare chez les chercheurs externes. Elle résulte souvent de trajectoires de recherche « in et out », où un praticien bascule dans la recherche et mobilise son expérience pour systématiser son analyse, ou bien fondées sur des alternances entre phases d’implication et phases de recherche plus fondamentale.
Dans ce type d’analyse, le chercheur ne remet pas forcément en cause les ambitions affichées, le projet moral, mais en montre le caractère construit et en questionne les modalités de mise en œuvre. Sa critique est plus attentive aux savoirs pratiques et à la réflexivité critique des praticiens eux-mêmes – largement ignorée, voire occultée par les recherches rejectionnist externes – mais également à la multiplicité des réseaux auxquels ils appartiennent et aux injonctions contradictoires auxquels ils sont soumis. Elle cherche ainsi à faire une « anthropologie symétrique » des « développeurs » et des « développés » (Lavigne Delville, 2011). Dans cette perspective, les rapports entre savoirs-anthropologiques et savoirs des praticiens ne sont pas appréhendés dans une opposition radicale, ni uniquement dans une relation de verticalité, mais aussi en termes de continuum ou d’hybridation possibles : les praticiens ont une connaissance des jeux dont ils sont partie prenante ; la critique interne au monde de l’aide est prise au sérieux ; des réseaux de chercheurs-praticiens qui dépassent les frontières institutionnelles entre monde savant et monde de l’aide et qui coproduisent certains cadrages ou savoirs, sont mis au jour (Mansion, Lavigne Delville, Fresia). Bref, les savoirs des praticiens et leur réflexivité alimentent l’analyse anthropologique et inversement, les savoirs-anthropologiques peuvent être mobilisés, traduits ou incorporés dans les savoirs-experts au risque qu’ils soient dans ce processus même réinterprétés et détournés de leur sens premier, ou que les anthropologues, pour être écoutés, finissent par trop s’inscrire dans les cadrages épistémologiques issus des savoirs-experts.
Selon les cas, le rapport à l’action varie : la critique compréhensive peut être rejectionist, mais aussi « conditional reformer » (Grillo, 1985), impliquée, dans le sens d’un dialogue critique constructif cherchant à déplacer les cadres de questionnement (Le Meur et Lavigne Delville, 2009) ou à construire des objets d’interface » (Lavigne Delville, 2007), ayant une pertinence aussi bien d’un point de vue sociologique que de celui l’action. Cette posture n’est toutefois jamais figée : certains tendent à évoluer vers une critique plus radicale et distanciée, alors que d’autres s’engagent dans des stratégies de communication et d’influence, et que d’autres encore s’éloignent de l’action en constatant que les connaissances produites dans cette perspective n’intéressent pas, au final, les praticiens ou ne sont pas perçues comme utiles ou pertinentes (Enten).
Enfin, une troisième catégorie de critique, qui recoupe en partie la posture compréhensive et impliquée, s’inscrit plus clairement dans une perspective d’intervention, mais sans pour autant être totalement monitorist (Grillo, 1985), et assumer un simple rôle d’auxiliaire (Mathieu, 2012) au service de la programmation (Li, 2013) comme l’était l’anthropologie appliquée de Cernea (1998). L’analyse des stratégies des institutions nationales et des acteurs locaux, la mise en évidence des écarts et des contradictions ne vise pas tant à produire une connaissance fondamentale sur l’aide et ses pratiques qu’à fournir des outils d’analyse et des clés de compréhension aux praticiens pour alimenter leurs stratégies opérationnelles. Dans ce cas, la critique ne questionne pas le cadre épistémique des institutions et les savoirs experts qu’elles produisent, même si elle peut en souligner toutes les limites. Elle tient compte du cadre normatif et de contraintes dans lequel les institutions agissent, et elle cherche, surtout, à alimenter la pratique : elle est à la fois « contributor » et « trouble-maker » (Brandström, 2009). Pour des anthropologues engagés dans l’action, tels que Deligne par exemple[2], l’anthropologie académique n’est donc plus un objectif en soi. Elle est une opportunité de systématisation et de capitalisation d’expérience. Savoirs-anthropologiques et savoirs des praticiens sont alors placés dans une relation plus horizontale, voire sont considérés comme se superposant en partie : la capacité réflexive et critique des praticiens, y compris sur le cadre normatif dans lequel ils agissent, est fortement mise en avant ; l’anthropologue n’apparaît plus comme le seul à même de produire une réflexion critique, du fait de ses outils conceptuels spécifiques ; il ne dévoile pas les logiques et les stratégies d’acteurs au-delà de ce que ces derniers vivent et identifient eux-mêmes. En effet, comme le souligne Deligne, le secteur du développement est « un lieu dynamique de confrontation interdisciplinaire » où « de nombreux praticiens ont dans leurs bagages un appareil théorique et critique non négligeable », du fait de leur inscription dans des communautés épistémiques plus larges que l’institution au sein de laquelle ils travaillent. Pour lui, dès lors, « le défi de l’anthropologue n’est dès lors pas d’être plus pertinent, mais d’élargir le champ d’analyse et le nombre des acteurs impliqués, et surtout de rendre compte de leurs doutes, de leurs difficiles transactions dans un système d’intervention ouvert ».
Les critiques produites peuvent ainsi se situer à différents points du gradient entre logique académique de production de connaissances scientifiques et logique de production de savoirs utiles et utilisables (et utiles, car utilisables), ce qui induit différentes positions face aux savoirs experts. Ce gradient dynamique de rapports à la critique confirme finalement le « unhelpful split between applied and academic anthropology » (Sillitoe, 2006 : 15 ; voir aussi Le Meur, 2007) et, plus largement, la difficulté à strictement opposer une recherche externe, indépendante, distanciée, qui serait par nature radicalement critique, et une recherche plus proche des acteurs, de leurs savoirs, de leurs pratiques, qui serait par nature asservie aux logiques de l’action. Récusant l’opposition entre ces deux postures, Fassin souligne que l’anthropologue peut échapper à cette alternative en se positionnant, « sur le seuil de la caverne : c’est-à-dire en alliant l’attention à l’égard des agents, ce qu’ils disent, pensent et font, et le recul pour saisir ce qui leur échappe, soit qu’ils aient intérêt à ne pas voir, soit qu’ils occupent une place ne le leur permettant pas » (Fassin, 2012 : 266-267). De la même façon, Eyben (2009 : 97) revendique une position « on the threshold », « developing the critical capacity of an outsider while maintaining an insiders’ empathy ».
Restitution, réception de la critique et appropriation des savoirs anthropologiques
Pour François de Singly (2004 : 20), « une théorie « crédible » doit, non seulement répondre « à des critères internes de scientificité », mais aussi être « proche de l’expérience des acteurs » (Dubet, 1994 : 92). Une théorie doit, idéalement, reposer sur deux types de reconnaissance, celle des pairs qui approuvent la mise en œuvre du travail scientifique, celle d’un certain public estimant que la vision savante du monde proposée ne lui est pas totalement étrangère, même si les deux ne se confondent pas et ne pèsent pas du même poids dans la formation de l’autorité scientifique ». Les différentes formes de critique identifiées ci-dessus apportent des éclairages différents et complémentaires sur les processus complexes en jeu dans les politiques et les interventions d’aide. Elles n’ont par contre pas les mêmes implications en termes de recevabilité des analyses du point de vue des praticiens.
Parce qu’elles touchent au cœur des croyances, les critiques radicales externes sont sans doute les moins audibles pour ceux qui partagent l’épistémologie du développement. Mettant en cause l’existence même de l’aide et donc l’identité de ceux qui y participent, elles sont aussi aisément rejetées car perçues comme trop systématiques, détachées du réel et des pratiques, ignorant la réflexivité des praticiens et leurs efforts pour améliorer les modalités de leurs actions. Mais certains praticiens partagent de telles analyses, soit que des expériences décevantes les aient amenés à ne plus croire à l’idée de développement, soit que, engagés dans le projet politique du développement ou de l’humanitaire en conscience de ses profondes ambigüités, ils cherchent à minimiser les asymétries et les effets pervers.
Plus proche de leur vécu quotidien et de leur réflexivité, la critique compréhensive est en général plus recevable par les praticiens : elle rejoint les critiques internes à l’aide, qui sont très vives, tant dans les échanges privés que dans des études et rapports officiels, elle permet de systématiser des mécanismes connus des praticiens, leur donne des outils pour alimenter leur propre réflexivité. Mathieu (2012) nous rappelle utilementque les anthropologues engagés dans l’action ont besoin de l’anthropologie académique, tant pour nourrir leurs analyses que pour formuler des critiques qu’eux-mêmes, devant préserver leur avenir professionnel, ne peuvent pas expliciter. Toutefois, une restitution proche de la réalité des acteurs, compréhensive, et empiriquement ancrée, peut déboucher sur une critique aussi forte qu’une critique radicale externe, justement parce qu’elle est moins caricaturale, plus respectueuse des acteurs et qu’elle peut toucher, avec plus de subtilité, le cœur des contradictions du système de l’aide. Elle n’évite donc pas le risque d’être contestée par les institutions qui le représentent.
Dès lors que l’objectif de la recherche n’est pas purement académique, la façon de construire les questionnements et de restituer sont importantes pour faciliter sa réception par les praticiens : les analyses académiques sont d’autant plus recevables qu’elles sont intelligibles, présentées de manière pédagogique, ont été discutées avec certains des acteurs étudiés au cours de la recherche, mettent en avant leur réflexivité propre et révèlent des dysfonctionnements internes aux institutions qu’eux-mêmes cherchent à dénoncer ou résoudre. Lorsqu’ils cherchent à induire des changements de pratique, dans une logique de conditional reformer ou d’implication critique, les anthropologues travaillent à « l’accompagnement de l’information anthropologique » sans laquelle, pour Baré (1995 : 13), on ne saurait parler d’application. Ils positionnent l’analyse autour d’objets d’interface, faisant sens dans les deux univers, ils veillent à ouvrir des pistes pour l’action future, facilitant ainsi l’appropriation des analyses par les praticiens. Souhaitant contribuer à « l’incorporation malaisée d’un savoir anthropologique à l’action sociale » (Baré, 1995 : 14), ils construisent des alliances avec certains praticiens particulièrement réflexifs, des « chainons manquants institutionnels » (Lavigne Delville, 2007) capables d’assurer les indispensables traductions entre questionnements et langage de la recherche anthropologique et questionnement et langage des praticiens: seul ce travail de traduction peut permettre de nourrir des politiques ou des pratiques réformatrices et progressistes, et de mobiliser le savoir-anthropologique pour faire évoluer les cadrages sur lesquels se construisent les savoirs-experts (Fresia)[3].
Au-delà de l’accessibilité des écrits (tant en termes pratiques – accès aux revues – qu’en termes de langage), la question de la réception des travaux anthropologiques renvoie à celle de la restitution des résultats de recherche aux acteurs étudiés. Lieu possible de refondation des sciences sociales pour le développement, selon Vidal (2011), la restitution est à la fois une exigence éthique et une opportunité de production de données, en analysant la façon dont les acteurs valident, contestent, nuancent les analyses proposées. Elle est aussi un moyen de saisir la manière dont une recherche peut être perçue comme utile, audible ou crédible auprès d’un public plus large que les seuls milieux académiques. C’est sans doute précisément dans ces moments de confrontations avec d’autres publics, de mise en débat et d’échanges que les sciences sociales critiques démontrent aussi leur utilité au-delà des cercles savants (Fassin, 2008 : 211).
Si la restitution s’impose dans des formes codifiées et collectives dans le cas d’expertises ou de recherches en partenariat orientées vers la recherche de solutions, comme celles menées par Vidal, elle est moins institutionnalisée dans les cas rassemblés dans cet ouvrage. Enten en avait proposé le principe lors de la négociation de sa recherche sur la production des chiffres de l’aide alimentaire, mais il a constaté une absence de demande explicite sur ce sujet, du fait de la sensibilité des questions politiques soulevées. Pour Deligne, qui produit son analyse en dialogue étroit avec ses collègues cambodgiens au sein de l’équipe du projet, la restitution s’est, au contraire, fait au quotidien dans le cadre d’une certaine coproduction de l’analyse, qui portait moins sur la légitimité même du dispositif projet que sur les logiques d’acteurs que ce-dernier suscitait. Fresia a envoyé personnellement ses premières ébauches d’articles à des anciens collègues amis, dont les réactions ont permis d’enrichir l’analyse, notamment lorsque certains d’entre eux ont saisi cette occasion pour dévoiler d’autres facettes encore du fonctionnement quotidien du HCR, voire pour se montrer plus critique encore vis-à-vis de leur organisation. Lavigne Delville a aussi discuté avec plusieurs experts, responsables de projets ou d’organisations paysannes relevant du réseau de la « sécurisation foncière » ses analyses sur la concurrence entre les deux réseaux de politique publique au Bénin et les raisons de la marginalisation de leur réseau (dont il a fait partie avec lequel il garde le plus d’affinités) ont été aussi restituées à plusieurs de ses membres, leur permettant de réfléchir leur stratégie d’influence.
Les professionnels de l’aide et leurs institutions entretiennent ainsi des rapports complexes aux savoirs anthropologiques. Ils peuvent rejeter voire contester violemment une critique proche des acteurs, mais au final assez radicale, parce qu’elle porte atteinte à leur image. Ils peuvent l’accepter tout en rejetant les responsabilités en amont. Ils peuvent aussi l’ignorer, soit parce qu’elle est perçue comme peu crédible ou utile, soit parce qu’ils sont tout simplement habitués à la production continuelle d’une critique à leur égard, mais dont ils savent qu’elle ne porte pas, finalement, un préjudice significatif à leur organisation. Les savoirs anthropologiques peuvent également être mobilisés dans une relation de soumission ou d’instrumentalisation, dans un rapport vertical renversé: dans ce cas, les productions scientifiques sont commanditées sur des questions prédéfinies, soumises au cadre épistémologique de l’institution et utilisées pour légitimer le bien-fondé d’une politique. La critique socio-anthropologique peut aussi être neutralisée, lorsque l’organisation investit massivement dans la construction et le maintien de réseaux de chercheurs-praticiens, et tente d’enrôler des chercheurs dans son giron, lui permettant, en quelque sorte, de produire sa propre critique (Müller, 2012). Mais il existe également de nombreux cas de dialogue et d’hybridation, qu’il s’agisse de réseaux de chercheurs-praticiens informels, de collaborations institutionnalisées comme dans le cas du HCR ou d’objets institutionnels non identifiés comme le groupe de réflexion sur les politiques foncières étudié par Mansion. Ces réseaux peuvent aussi être appréhendés dans leur horizontalité, comme des lieux facilitant la mise en circulation de savoirs anthropologiques au sein du monde de l’aide, permettant de nourrir (grâces à des outils conceptuels mais aussi des exemples empiriques) des luttes internes pour des recadrages de politiques, ou de paradigmes. Ces formes d’hybridation et coproduction des savoirs pourront être perçus par certains comme des savoirs « gris » (Scalettaris), en référence à une recherche fondamentale qui, elle, serait « pure », mais pour d’autres, qui assument le constat que toute politique repose sur une simplification du réel, sur un décodage de la complexité, qui « diminue l’opacité du monde en définissant de nouveaux points d’appui pour agir » (Muller, 1990 : 44), c’est dans ces espaces intermédiaires que se situent précisément des marges de manœuvre et des espaces de dialogues stratégiquement situés pour faire évoluer les politiques et les paradigmes de l’aide. Quelle qu’en soit l’issue, l’existence de ces relations plus horizontales entre chercheurs et professionnels de l’aide nous invite à envisager de manière plus dynamique les rapports entre savoirs-anthropologiques et savoirs-experts, y compris dans la manière dont certaines formes de critiques anthropologiques peuvent, malgré tout, et de manière inattendue, aboutir à renforcer les cadres hégémoniques plus larges. Raisonner en termes de circulation des personnes et des savoirs, d’appropriation sélective et d’usage stratégique des savoirs (Lavigne Delville et Le Meur, 2016), permet d’échapper à la réification des frontières entre monde de l’action et monde de la recherche. Prendre en compte la complexité de ces rapports présente aussi l’avantage de nourrir la réflexion sur le monde de l’aide et les multiples réseaux trans-institutionnels qui les traversent, mais aussi sur les modalités du changement au sein des institutions de l’aide, et en particulier, le rôle des idées, les facteurs et circonstances qui amènent à des réorientations de politiques ou de cadrages de fond, au-delà peut-être de la seule course à l’innovation conceptuelle et des régulières réformes organisationnelles.
Bibliographie
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Chapitres de l’ouvrage cités
Deligne, A., Observer les institutions de développement dans l’action (Cambodge) : une double posture de chercheur-anthropologue et d’intervenant.
Enten, F., La fabrique institutionnelle des chiffres de l’aide humanitaire en Ethiopie : retour ethnographique d’un humanitaire sur son terrain.
Fresia, M., Pourquoi les institutions de l’aide se laissent-elles prendre pour objet d’étude ? Réflexions autour des rapports ambivalents entre le HCR et les milieux académiques.
Hamani, O., Saisir la bureaucratie judiciaire. Les contraintes d’une ethnographie en milieu judiciaire nigérien.
Lavigne Delville, Ph., Comprendre la production des politiques foncières au Bénin : de la participation observante à l’observation engagée.
Mansion, A., Un réseau hybride pour alimenter les politiques de coopération et de développement sur le foncier. Ethnographier de l’intérieur un « objet institutionnel non identifié ».
Riegel, J., Socio-anthropologie d’une ONG verte entre global et local : un itinéraire sous épreuves.
Scalettaris G., L’ethnographe embarqué et la pensée institutionnelle du HCR. Sortir du terrain, entrer dans la critique anthropologique. Ségalini, C., Précarité professionnelle des développeurs nationaux et légitimation des discours envir
[1] Bourdieu (1972 : 18) définit « le pouvoir de violence symbolique » comme celui « qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force ». Cf. Ayimpam et Bouju (2015) pour une mobilisation de ce concept à propos de l’humanitaire.
[2] Voir aussi Mathieu (2012).
[3] Cf. aussi Lavigne Delville (2016).
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